Depuis plus d’un demi-siècle, l’assassinat du 35e président des États-Unis alimente, périodiquement, la sphère médiatique. L’événement, un des premiers à bénéficier d’une couverture télévisée et planétaire, a marqué les mémoires et l’histoire avec d’autant plus de force qu’il n’a cessé de revenir périodiquement sur le devant de la scène. Contrairement à d’autres, il n’est pas un événement terminé mais une histoire qui dure, s’enrichit, évolue, continue, telle une série policière aux innombrables saisons. La métaphore n’est pas anodine tant les théories et les développements qui ont alimenté l’affaire relèvent d’un scénario policier pas toujours crédible mais riche en rebondissements. L’emballement de ces derniers jours s’apparente à l’agitation précédant la diffusion de l’épisode final où, comme dans toute bonne série, la vérité va enfin être révélée.
Oui, peut-être, en fait non.
L’affaire Kennedy n’est pas une fiction ni même un avatar de la télé-réalité. Elle repose sur des faits précis; le retour à la une de l’assassinat de Dallas est lié à la déclassification (la mise à disposition du public) de documents concernant la mort de JFK et émanant des autorités américaines. Ces nouveaux dossiers (113 000 pages) sont les derniers à ne pas avoir été rendus publics. Leur publication met (ou mettra, puisque finalement certains demeurent confidentiels) un terme à plus de cinquante ans de déclassification de près de cinq millions de documents. C’était là l’une des revendications essentielles des tenants de la théorie du complot – ceux pour qui le président Kennedy n’a pas été tué par un homme seul mais par plusieurs personnes. Cette revendication partait de deux présupposés:
1. la vérité établie par les autorités américaines ne correspondait pas à la réalité,
2. en ayant accès à tous les documents de ces mêmes autorités américaines, la «vraie» vérité allait être établie.
Ces présupposés impliquaient donc, d’une part que les autorités avaient sciemment manipulé la vérité et, d’autre part, qu’elles en avaient gardé les preuves dans leurs archives. Les «complotistes» sont comme ça: ils estiment que leurs dirigeants les manipulent mais qu’ils ont suffisamment de scrupules pour conserver dans leurs tiroirs les preuves de leurs turpitudes.
L’enflamment médiatique autour de la publication des archives a quelque chose d’un peu gênant: il instille l’idée que ces derniers documents pourraient éclairer la vérité sur l’assassinat. Et sous-entend par conséquent que la vérité n’a pas encore été établie. «Va-t-on enfin découvrir la vérité sur l’assassinat de JFK?» titre ainsi, parmi de nombreux autres, le quotidien La voix du Nord.
Il faut reconnaître à une partie des presses française et américaine une certaine retenue dans l’annonce beaucoup de titres interrogent plus qu’ils n’affirment. Certains pointent bien qu’il s’agit là d’une attente de ceux qui ne croient pas à la vérité établie. Le terme même de «complotiste» qui paraît un brin péjoratif et qu’ils utilisent beaucoup plus volontiers aujourd’hui qu’hier, dit bien la distance qu’ils prennent avec ces théories.
Le fait que le «conspirationniste en chef», comme l’appelle CNN, Donald Trump, se soit gargarisé de provoquer la publication des documents, a contribué à décrédibiliser les tenants d’une conspiration et, du même coup, les révélations qu’on pouvait attendre des documents.
L’intérêt donné à cette déclassification elle-même renforce le doute. En titrant en une «JFK: La fin du secret» le 27 octobre dernier, Libération traduit bien l’ambiguïté de cet engouement quand, en pages intérieures, Laurent Joffrin, un des rares journalistes français à bien connaître l’affaire, dissocie avec précision les faits établis (la vérité «officielle») et les supputations (hypothèses et théories plus ou moins farfelues). La fin du secret? Mais quel secret? L’affaire Kennedy est donc entachée de zones d’ombre, de mystères non élucidés, de vérités encore non établies?
La vérité, une hypothèse parmi d’autres
Le paradoxe de cette histoire est qu’aucun assassinat, aucun événement politique, aucun fait divers n’a bénéficié d’une telle manne d’archives. Souhaitant couper court aux rumeurs et aux hypothèses les plus folles, les autorités américaines ont, dès 1964 et le rapport de la commission Warren, rendu publics de nombreux documents.
Aucun autre pays n’a procédé à un tel travail. Après la déclassification de milliers de dossiers - constituant un fonds de millions de pages - la loi de 1992, votée à la suite de la sortie du film d’Oliver Stone, JFK, a imposé une nouvelle grande campagne de transparence. Elle répondait à nouveau à l’idée que les autorités américaines dissimulaient des preuves et cachaient la vérité malgré le flot de pièces déjà publiées.
Vingt-cinq ans après et quelques millions de documents plus tard, on n’a toujours pas trouvé cette vérité cachée. Certes, objecte-t-on, mais qui dit qu’on ne va pas finir par la trouver? Voilà toute l’ambiguïté de l’histoire. Qui peut être sûr qu’il n’y a pas une vérité cachée, qu’un document ne va pas remettre en cause les conclusions du rapport Warren? Tout chercheur se doit de douter. Mais le doute ne doit pas virer à la négation des faits établis. Ce qui permet de dire qu’il n’y a pas de vérité cachée, ce sont bien les faits établis. L’enquête, preuves à l’appui, a montré que John Kennedy avait été atteint par deux balles tirées par Lee Harvey Oswald et lui seul. Ce qui ne laisse aucune place à un autre assassin. Ceux qui nient cette réalité sont ceux qui n’ont pas étudié les pièces et l’affaire d’assez près ou ceux qui les ont étudiées à travers le prisme de présupposés trop marqués.
Accepter la «vérité officielle» reviendrait à faire confiance à ceux qui nous dirigent; la remettre en cause, répondrait à une juste défiance envers les autorités.
Les faits établis, devenus «vérité officielle» avec une connotation fortement péjorative, ont été si souvent remis en cause qu’ils apparaissent comme des vérités dépassées. Ceux qui s’y accrochent semblent les défenseurs rétrogrades d’autorités auxquelles plus personne ne fait confiance. Car l’affaire a aussi une lecture politique: accepter la «vérité officielle» reviendrait à faire confiance à ceux qui nous dirigent; la remettre en cause, répondrait à une juste défiance envers les autorités, et, en particulier, envers les services secrets. Car la CIA et le FBI n’ont pas été au-dessus de tout reproche – on le sait depuis les années 70. Ils ont accumulé les erreurs et les errements et ont tout fait ensuite pour le dissimuler. Nombre de documents le montrent.
La complexité de cette affaire est que se baser sur les faits passe pour une prise de position. On parle d’hypothèse. «Quelle est votre théorie?» me demande-t-on à chaque interview. Ou: «Vous défendez la thèse officielle, c’est ça?» On défend une théorie parmi d’autres et celui qui se montre le plus persuasif emporte la vérité. Les médias sont souvent démunis face à ce qui apparaît comme une bataille d’experts ou plus sûrement de polémistes. Qui dit vrai? Cinq minutes pour chacun, quel que soit le sérieux de l’hypothèse et du travail de recherche?
A qui faire confiance?
Sur quoi en effet baser la certitude? Sur le sérieux du spécialiste qui l’affirme? Mais quel spécialiste? Celui qui a écrit un livre pour défendre une thèse? Celui qui présente toutes les hypothèses sans prendre parti? Ou celui qui, comme moi, après avoir interrogé les différentes théories, affirme que la vérité a été établie par les autorités américaines? Est-ce que le fait d’avoir étudié précisément les documents et les ouvrages me donne le droit de déterminer la vérité? Pourquoi me faire plus confiance qu’à un autre?
Les journalistes n’ont, dans la plupart des cas, pas la possibilité de se plonger dans le dossier. Il leur faudrait avaler les deux sommes essentielles sur l’affaire (Reclaiming History du regretté Vincent Bugliosi, et Case Closed de Gerald Posner) qui n’ont pas été traduites en français, étudier les principales théories conspirationnistes de, entre autres, Henry Hurt (Reasonable Doubt) ou Mark Lane (Rush to Judgment), jeter plus d’un coup d’œil aux milliers de pages du rapport Warren, de la commission parlementaire sur les assassinats de Kennedy et Luther King (HSCA), s’intéresser à l’innombrable littérature concernant l’enquête du procureur Garrison, etc. Un travail d’autant plus impossible que l’affaire ne revient qu’épisodiquement sur le devant de la scène. Quel média peut se payer un spécialiste d’un événement vieux de plus de cinquante ans?
Dès lors comment présenter l’affaire sinon en respectant un égalitarisme trompeur? Le refus de choisir de la part du journaliste ou du média est bien compréhensible. Mais il revient à mettre sur le même plan des théories qui ne devraient pas être traitées à égalité. Il n’y a pas plusieurs vérités. J’ai débattu avec des personnes qui avaient écrit des sommes très documentées. Elles se référaient à d’innombrables ouvrages, de multiples sources et d’imposants documents… qui renvoyaient tous aux mêmes éléments inexacts. Il faut parfois remonter cinquante ans de méandres référentiels, d’informations colportées et déformées, de mensonges devenus vérités à force d’être répétés, de notes très circonstanciées qui renvoient à des faits erronés, pour démontrer la vacuité de certaines hypothèses. Quel journaliste a le temps et les moyens de le faire?
L’idée de secret, base de la vision complotiste
L’affaire Kennedy a prospéré grâce à cet impossible positionnement. Les innombrables remises en cause portées par nombre de journalistes, de chercheurs, d’élus, d’avocats, de magistrats et d’auteurs, ont poussé les médias à adopter une position d’arbitre, à rester neutre face aux vérités «non officielles», ce qui a, a contrario, donné du crédit aux différentes hypothèses et, par conséquent, contribué à décrédibiliser les faits établis.
L’emballement médiatique autour de cette nouvelle déclassification en est le symptôme. On peut s’étonner que cet engouement se soit fait avant la lecture de ces documents. Pourquoi une telle agitation sur ce que l’on pourrait trouver plutôt qu’un compte-rendu de ce qu’on a trouvé ? Pourquoi la spéculation plutôt que l’analyse? En se saisissant de la déclassification avant qu’elle n’ait lieu, les médias ont, inconsciemment, à nouveau, ressuscité l’existence du secret, des révélations sous-jacentes, des zones d’ombre. Tout en affirmant, pour la plupart d’entre eux, qu’il n’y avait guère à attendre de cette nouvelle manne, ils ont agité une nouvelle fois le spectre du complot et instillé le doute. Un doute que la reculade de Donald Trump, qui a reporté la publication de certains documents, n’a fait qu’augmenter alors que, au contraire, elle montre que le «conspirationniste en chef» a pris conscience que la non divulgation de certaines pièces est due à la nature des services secrets et non à l’existence d’un complot.
Peu importe ensuite que les dossiers dépouillés, s’ajoutant aux cinq millions déjà déclassifiés, ne portent aucune trace de conspiration: les différentes théories continueront de prospérer. Après avoir longtemps misé sur l’existence de preuves dissimulées, elles s’appuieront sur d’autres croyances impalpables. La vérité cachée, par définition, se base sur ce qui n’est pas visible et laisse ainsi d’infinies possibilités. C’est toute sa force face aux faits établis qui, eux, ne reposent que sur cinq millions d’archives bien réelles et consultables.