Il y a quelques semaines, un collectif d'une vingtaine d'associations a organisé un referendum dans 166 communes de Catalogne en faveur de l'indépendance de la communauté autonome espagnole. L'initiative, qui défendait «le droit démocratique à décider», n'avait aucune valeur juridique contraignante, aucune force légale. Il n'empêche, elle est représentative d'une série d'éternels affrontements qui régissent implicitement la vie quotidienne et les décisions politiques dans des territoires où règnent des tensions nationalistes. Cette tentation du repli sur soi semble guetter particulièrement l'Espagne au moment où elle prend les rênes de l'Union européenne pour prôner un universalisme qu'elle a du mal à instaurer chez elle. Ou comment vivre dans un pays où tous les débats (du foot aux panneaux de signalisations) se ramènent au problème de l'agencement territorial.
Qu'est-ce que vivre dans un territoire nationaliste?
C'est, par exemple, devoir intituler ce paragraphe avec le mot «territoire» pour ne pas parler de région, nation, pays ou communauté autonome. Le vocabulaire donc. Ne pas dire que l'on parle espagnol mais castillan car c'est la langue d'une partie du territoire. Ne pas dire, quand on est un touriste à l'étranger, que l'on vient d'Espagne mais de Catalogne, Pays Basque ou Galice. Quitte à expliquer après où cela se trouve. D'un autre côté, parler de «modèle de société avancée et moderne», de «valeurs civiques et sociales progressistes» et de la possibilité d'arriver à des «nouveaux objectifs» pour avoir des «nouveaux instruments» au lieu de dire que l'on veut l'indépendance, comme le reflète le manifeste publié et signé par les différentes organisations lors du référendum d'indépendance. Sans oublier de citer la «spoliation fiscale historique et persistante» subie par la Catalogne, qui est devenue une évidence indiscutable pour presque tout le monde (nationalistes ou pas).
Mais les exemples sont souvent plus surprenants, voire saugrenus. Ainsi, début novembre, le Parlement catalan a engagé des traducteurs pour accueillir une délégation de représentants du Nicaragua qui parlait... espagnol. Même si tous les parlementaires de la Generalitat (le parlement autonome de Catalogne) comprennent et parlent l'espagnol, le gouvernement a décidé que les interventions se feraient en catalan. De même, les discours des délégués du Nicaragua étaient, eux aussi, traduits. Mais aucun député n'a utilisé ce service. Pourtant, selon le nouvel Estatut d'Autonomia de Catalunya, l'«espagnol a beau être la langue officielle de la Catalogne» et «toutes les personnes ont le droit de l'utiliser», aucun député n'utilise l'espagnol dans l'hémicycle de la Generalitat (récemment un nouveau parti, appelé Ciutadans, a commencé à le faire). Effet du politiquement correct ou des supposées attentes d'un l'électorat fantasmé, cette espèce de loi tacite montre bien l'atmosphère régnante, car ce monolinguisme ne reflète pas la diversité réelle de la société. Mais, comme toujours, c'est la protection d'une langue en danger qui est souvent invoquée pour justifier cette habitude. Pourtant, que ce soit le menu du restaurant, les panneaux de signalisation ou les instructions du velib local, une grande partie des inscriptions publiques sont toujours en catalan.
Un débat contagieux et omniprésent
Mais, au-delà des (énormes) complexités politiques, on retrouve ces drôles de paradoxes dans presque tous les aspects de la vie quotidienne. Ainsi, quand Madrid a perdu la course aux Jeux olympiques de 2016, face à Rio de Janeiro, on a entendu de nombreux pétards fêtant cet événement à Barcelone. De même, en finale de la Coupe du Roi en 2009, l'hymne national espagnol a été abondamment sifflé par les supporters du Barça et de l'Atletic Club de Bilbao. Si l'on se rappelle les ardents commentaires qu'un fait similaire avait suscités en France, on imagine l'ampleur de la polémique en Espagne. Polémique d'autant plus vive que TVE1, la télévision publique, avait «oublié» de retransmettre l'hymne. Une situation paradoxale si l'on sait aussi que les deux clubs sont historiquement les «rois de la Coupe» en Espagne. Ils sont heureux de la gagner mais une partie de leur public semble, en même temps, rejeter.
Le sport est un terrain privilégié pour cette intoxication identitaire. Quand Bojan, le jeune prodige du FC Barcelone, a refusé (pour des raisons d'anxiété) de jouer avec l'Espagne l'Euro 2008, les rumeurs ont tout de suite parlé d'un sentiment antiespagnol. Mais quand Jesus Navas, un autre joueur, cette fois-ci du FC Séville, a aussi refusé, pour les mêmes raisons, personne n'a extrapolé de prétendues croyances idéologiques...
De même, une des premières questions adressées à Johan Cruyff lors de sa récente présentation en tant que sélectionneur de la Catalogne, ne fut pas la tactique qu'il allait utiliser, ou la composition de l'équipe, mais s'il allait parler aux joueurs en catalan. Curieuse demande: tous les footballeurs parlent parfaitement espagnol et le catalan de Cruyff est loin d'être compréhensible.
Anes, cava, taureaux, manifestes... et autres
Il n'y a pas que le football pour illustrer les discussions constantes et infinies. Les exemples, innombrables et presque quotidiens, s'accumulent depuis plusieurs années: le débat sur les écrivains de langue espagnole non présentés par la Catalogne à la Foire du livre de Francfort, le supposé désavantage comparatif subi par la Catalogne en matière d'investissement public de l'Etat (autoroutes, port, aéroport...), les matchs de foot que l'équipe nationale ne peut pas disputer au Pays Basque, le prix élevé du péage que paie un habitant en Catalogne (dû au manque d'investissement du gouvernement central), la possibilité (ou pas), pour les étudiants Erasmus, de suivre des cours en espagnol (castillan, pardon...), s'ils le désirent, etc.
Le dernier en date? Une initiative populaire en Catalogne visant à interdire la corrida, qui va être débattue au parlement régional. Barcelone s'étant déjà autoproclamée «ville anti-taurine» en 2004. Tant que cela renforce l'image antiespagnole de la ville...
C'est un raisonnement analogue qui a poussé, il y a quelques années, nombreux catalans à scotcher un âne sur leur voiture. Ce symbole identitaire prétendait s'opposer aux autocollants de taureaux que le reste des Espagnols avaient sur leurs voitures. Cette guerre des stickers, d'un goût esthétique plus que discutable, s'est un peu calmée depuis. Comme s'est calmé, depuis que le gouvernement (via l'Union Européenne) a rendu nationales les plaques d'immatriculation en Espagne, le vandalisme des voitures avant un derby Barça-Real. Nombreuses étaient les voitures, immatriculées à Madrid ou ailleurs, qui ajoutaient un autocollant aux couleurs de la senyera (le drapeau catalan) comme pour affirmer qu'ils n'étaient pas de «vrais espagnols», que seuls les aléas du destin les rendaient malheureusement propriétaires d'une voiture espagnole.
L'institutionnalisation du politiquement correct
D'une certaine façon, le nationalisme catalan ne construit presque pas d'identité (comme le fait le nationalisme traditionnel) mais se limite à la définir par opposition, ou par une position de victime qui se justifie presque toujours - là encore - par la «défense d'une langue et d'une culture qui, sinon, finiraient inexorablement par mourir». Une exception culturelle catalane (mais infiniment plus stricte et contraignante que la française) en quelque sorte...
Imaginez, si la réflexion sur l'identité nationale d'Eric Besson est perçue comme une perte de temps ou un faux débat politicien en France, ce qu'il représente de discuter en permanence de cela. C'est ce qui se passe en Espagne. Une grande majorité des débats de société tournent toujours autour de l'affrontement incessant entre le pouvoir central et le gouvernement catalan (ou basque ou galicien). Cette usure de tous les instants reflète mal une réalité sociale où une grande majorité des gens vit son identité sans problèmes avec les autres.
Un mal pour un bien?
Malgré le relatif échec du référendum d'indépendance (avec 27% de participation), il semble pourtant que le sentiment nationaliste gagne du terrain en Catalogne. Ainsi, dans un récent sondage réalisé par l'Institut de Science Politiques de Catalogne, 21,5% des personnes interrogées voulaient un état indépendant. Ce chiffre était de 16% il y dix ans. Le pourcentage des personnes qui se sentent «uniquement Catalans» dépasse les 15% ces dernières années tandis que ceux qui se sentent «plus Catalans qu'Espagnols» est souvent aux alentours de 20%.
Au moment où le pays commence la dernière présidence nationale de l'Union européenne, ces difficultés de cohabitation ne sont peut-être pas complètement inutiles. En effet, il n'est pas si saugrenu de voir un parallèle entre le rejet national des institutions européennes et la lutte des nationalistes contre le pouvoir central. Comme la droite souverainiste française ou les «anti-Constitution» (de gauche ou de droite) ont toujours fait avec les lointains bureaucrates bruxellois, le nationaliste présente le gouvernement espagnol comme le responsable de tous les maux du pays et défend une forme de repli régional. Si l'Espagne arrive à trouver la clé d'un bon agencement entre identité nationale (ou régionale, encore le vocabulaire...) et réalité étatique, cela pourrait s'avérer être un bon laboratoire pour une intégration européenne réussie. Et le nationalisme aurait finalement servi à quelque chose. Mais nous n'en sommes pas encore là.
Aurélien Le Genissel
Image de Une: Compétition de «castell» à Tarragona, REUTERS/Albert Gea