«En raison d'une pénurie de lait français, nos fournisseurs ne sont pas en mesure d'honorer nos commandes de beurre». Voilà, peu ou prou, ce que vous pouvez lire dans le rayon frais de votre supermarché depuis quelques jours déjà.
Une pénurie qui s'explique par une forte hausse de la demande à travers le monde, à une explosion des prix, à un climat défavorable pour la production de lait au cours des dernières années, mais aussi par un comportement irrationnel des consommateurs.
Dans ce contexte, le ministre de l'Agriculture, Stéphane Travert, a voulu se montrer rassurant, affirmant que la pénurie «ne va pas durer longtemps». Un moyen de rassurer le consommateur français qui en consomme, en moyenne, jusqu'à huit kilos par an. Huit kilos, un chiffre éloquent qui amène à l'interrogation suivante: pourquoi donc les Français sont-ils autant attachés au beurre et à la cuisine qui s'y rapporte?
Gage de bonne santé ou «mauvais gras»?
Depuis que le beurre existe, depuis qu'il a fait irruption sur le sol français, nous avons toujours entretenu un rapport assez particulier avec celui-ci. Les livres d'histoire et les récits de famille témoignent d'ailleurs parfaitement de cette relation tourmentée, mais également des évolutions dans notre manière de percevoir et de consommer ce produit issu de la matière grasse du lait.
Ainsi, de la Rome antique aux années 2000, le beurre a invariablement été utilisé comme produit de beauté, comme matière grasse de cuisson ou pâte à tartiner, comme soin pour cheveux, comme remède préventif contre les calculs rénaux et les maladies des yeux, comme cataplasme contre les infections et les brûlures...
À travers les âges, il a tantôt été perçu tantôt comme un produit de basse qualité, tantôt comme un signe extérieur de richesse. Tantôt comme une garantie de bonne santé, tantôt comme l'incarnation du «mauvais gras» et la source de tous les maux.
Le «gras du pauvre»
Jusqu'au XIVe siècle, le beurre n'est que très peu, voire pas du tout, présent dans les livres de cuisine français, anglais, italiens ou espagnols. À cette époque, selon les régions, on lui préfère le lard, le saindoux, la graisse d'oie ou de canard, ou bien l'huile, lorsque l'argent vient à manquer, comme l'écrivait l'historien Jean-Louis Flandrin en 2012:
«Certaines régions semblent pourtant avoir cuisiné au beurre dès le Moyen-âge: la Flandre, la Normandie, la Bretagne, l'Aunis et la Saintonge, par exemple. Mais cette graisse et cette cuisine étaient qualifiées de paysannes et ont été méprisées jusqu'au XVIe siècle».
Le beurre hérite à cette époque du surnom de «gras du pauvre».
À partir de la Renaissance, pour les habitants de ces régions, le beurre figure comme un produit indispensable car facilement accessible, à la différence de l'huile –l'huile d'olive notamment– qui ne se récolte qu'une fois par an et qui nécessite un acheminement coûteux vers les régions non-productrices.
«Le beurre est non seulement un produit facile à fabriquer, mais il est aussi très pratique, puisqu'il offre une pluralité d'applications en cuisine, de la cuisson à la confection de pâtes», rappelle l'historien Denis Maillard.
Une identité culinaire et gastronomique naît alors autour du beurre, doux ou salé. On pense ici, entre autres, au beurre breton, au kouign-amann ou encore à la galette au beurre normande. En Bretagne ou en Normandie, le beurre, autrefois enfant pauvre de la gastronomie, devient «un marqueur culturel identitaire» et est encore aujourd'hui porté comme une fierté, note l'historien.
La tradition de la botte de beurre trônant sur la table, comme signe d'hospitalité, est d'ailleurs encore une réalité dans de nombreux foyers, fait remarquer Jean-Robert Pitte, géographe, spécialiste de l'alimentation et récemment auteur de l'Atlas gastronomique de la France (Armand Colin).
Révolution des transports et pasteurisation aidant, le beurre s'exporte hors de ses frontières d'origine. On l'utilise dans la haute cuisine et, à l'inverse des campagnes récentes de sensibilisation sur le cholestérol, on ne le considère pas comme un produit à risque pour la santé.
Si bien que l'influence du beurre sur la gastronomie française s'observe même bien au-delà de ces régions puisqu'il reste encore aujourd'hui le dénominateur commun de plusieurs spécialités culinaires populaires (du sandwich jambon-beurre aux coquillettes au beurre et au jambon) et moins populaires (pâtisseries, viennoiseries, grandes sauces...) du pays.
Une ouverture à l'international
Après trois décennies de mauvaise presse et d'appel à la vigilance des nutritionnistes, le beurre jouit d'une bien meilleure réputation dans les ménages français. Dans une note de conjoncture publiée en juin 2017, le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière s'en félicitait:
«La matière grasse laitière, longtemps décriée au profit des matières grasses végétales, retrouve aujourd’hui ses notes de noblesses, et ce à travers le monde».
En l'espace de deux ans seulement, entre 2013 et 2015, la consommation de beurre a effectivement augmenté de 2,5% en France et de 5% dans le reste du monde.
«C'est frappant. Partout, en Amérique, en Asie ou en Europe, tout le monde veut du beurre à la place de la margarine et de l'huile de palme», affirmait Gérard Calbrix, économiste à l'Atla, l'Association de la transformation laitière, dans une interview accordée au Télégramme. Plusieurs enseignes ont d'ailleurs largement contribué à cette réhabilitation du beurre dans l'esprit des consommateurs, notamment en Chine, premier pays importateur de produits laitiers (beurre, fromage, crème, lait) au monde.
«Grâce à des chaînes comme La Brioche Dorée ou Starbucks, les Chinois ont découvert les pâtisseries et les croissants au beurre à la française, et ils en raffolent», ajoute Jean-Marie Le Bris, directeur commercial des produits de grande consommation chez Laïta, une entreprise coopérative laitière du Grand-Ouest, dans le même article.
Et le goût prononcé pour les viennoiseries françaises n'a rien d'un cas isolé: aux États-Unis, le géant de la restauration rapide McDonald's a récemment fait le choix de remplacer la margarine par du beurre dans certaines de ses produits car plus sain. En juin 2014, le prestigieux magazine américain Time lui consacrait même sa une. En manchette, il ne laissait nulle place au doute: «Mangez du beurre».
La une du Time (juin 2014)
«France du beurre» contre «France de l'huile d'olive»
L'influence de la cuisine au beurre a beau avoir dépassé ses frontières historiques, elle demeure encore moins prégnante dans le Sud/Sud-Est de la France où la proximité avec des pays producteurs d'huile d'olive (Italie et Espagne notamment) a permis l'émergence d'une identité gastronomique et culinaire «dissidente»: le régime méditerranéen. Une pratique alimentaire qui privilégie la consommation de fruits, de légumes, de céréales et d'huile d'olive... qui remplace le plus souvent le beurre pour les matières grasses.
Une vaste étude, menée en 2013, avait démontré que les Français conservaient encore largement leurs particularismes régionaux. Le médecin-chercheur en épidémiologie et nutrition Serge Hercberg, en charge de la coordination de l'étude, soutenait à son tour l'idée d'une «France du beurre» au nord et d'une «France de l'huile d'olive».
Le géographe Jean-Robert Pitte, qui a grandi à Paris, se souvient bien de cette fracture culinaire et culturelle:
«Nous ne consommions pas d'huile d'olive. Ma mère trouvait que cela sentait trop fort. L'huile d'olive est devenue à la mode à partir du moment où les gens sont partis en vacances autour de la Méditerranée, mais aussi depuis que les médecins et journalistes ont communiqué sur les bienfaits du produit».
Ensemble de cartes comparant la consommation de beurre (figure 1), de margarine (figure 2) et d'huiles végétales (figure 3) en France sur l'année 2012 / AFIDOL
Alors que les disparités dans les habitudes de consommation ont tendance à se réduire dans les zones urbaines, dans les espaces ruraux plus reculés, la tradition continue de dicter sa loi. Ainsi, si la pénurie de beurre se joue bel et bien sur le plan national, celle-ci n'aura probablement pas les mêmes conséquences sur votre quotidien selon que vous habitez sur la Côte d’Azur ou dans les plaines du Finistère.