C’est un running gag que connaissent bien les parents féministes. Au hasard d’un vide grenier, on retrouve LE livre qu’on a tellement aimé étant enfant, celui qui nous a fait vivre tant d’aventures; LA BD qu’on lisait sous la couette chaque fois qu’il fallait chasser les monstres; LE film qu’on a regardé un si grand nombre de fois qu’on en connaissait par cœur chaque réplique. On est tout excité, tout empli d’une merveilleuse nostalgie, impatient de retrouver avec sa progéniture le goût de sa propre enfance, mieux encore, on espère lui en transmettre un petit bout.
Mais là, comme disent les mauvais documentaires, c’est le drame: à peine la lecture commencée, dès premières répliques égrainées, on s’agace de ces personnages féminins pleurnichards, décérébrés et inconsistants; on souffle devant cet insupportable entre-soi masculin réunit par un implicite «les-filles-c’est-nul»; on lève les yeux au ciel à chaque glorification de la mère dévouée aux arts ménagers et des pères au bord de la syncope à l’idée de changer un nouveau-né. Bref, la lecture est un supplice, le visionnage une hécatombe. On finit par se sentir un peu coupable d’avoir proposé à son enfant ce contenu si pitoyable.
Être féministe, c’est choisir la pilule rouge
Quand on découvre le sexisme d’un contenu culturel qu’on a autrefois apprécié, c’est souvent la surprise qui domine. Comment est-ce possible que ces stéréotypes si grossiers nous aient échappés quand nous étions enfants? Et aujourd’hui, alors même que nous nous souvenons parfaitement de l’intrigue, des personnages, et même de nombreuses répliques, comment se fait-il que nous ayons besoin de revisionner ou relire le contenu pour pouvoir les identifier?
Pour Hélène Breda, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication, les raisons sont multiples. Les stéréotypes les moins identifiables sont d’abord ceux que l’on a constamment sous les yeux:
«Ces représentations sont tellement courantes, tellement naturalisées et ancrées partout dans la culture (littéraire, visuelle, médiatique, bien au-delà des seules productions pour la jeunesse) qu’on ne les perçoit tout simplement pas.»
Pour appréhender cet implicite social, il faut disposer d’outils d’analyse:
«Les parents ne se souviennent pas du sexisme des œuvres incriminées parce qu’ils ne l’ont pas identifié comme tel: la plupart n’avaient pas les bonnes grilles de lecture pour pouvoir le faire. On peut ici rappeler la métaphore de la “pilule rouge” du féminisme, inspirée du film Matrix: quand on a grandi et vécu des décennies dans une société patriarcale et sexiste, il faut avoir une prise de conscience pour remettre en cause ce qui relevait auparavant de l’évidence. Le retour en arrière n’est ensuite plus possible: on réalise que le sexisme est présent partout, y compris dans les productions pour la jeunesse.»
Viviane Albenga, sociologue du genre et autrice d’un ouvrage sur le rôle émancipateur de la lecture enfonce le clou: «Le féminisme est ce qu’on appelle une socialisation de transformation. On ne naît pas féministe, on le devient: cette socialisation transforme notre façon de voir les choses et nous amène à revoir nos manières de penser et d’agir.» Elle ajoute un dernier élément pour expliquer notre cécité infantile au sexisme de nos lectures: «Ce qu’on retient des livres, c’est d’abord, ce qui nous intéresse à ce moment précis de notre vie. En le relisant plus tard, ce n’est pas la même chose qui ressort parce que les horizons d’attentes sont différents.»
Au Top 10 de nos pires déceptions
Des titres exaspérants, vous en avez par centaines. Je me suis même demandée s’il ne faudrait pas plutôt faire un article sur les quelques «bonnes surprises» féministes qu’il arrive parfois que l’on exhume de son enfance (je n’abandonne d’ailleurs pas l’idée!). Au premier rang des soupirs, figurent les plus anciennes des princesses Disney, à commencer par notre chère Blanche-Neige qui après avoir traversé toute seule la forêt en pleine nuit (plutôt badass, non?) préfère tout de même rester au chaud chez les nains, pour faire le ménage en chantant et préparer des tartes (n’oubliez pas: «les tartes aux pommes, c’est ce que les hommes préfèrent», dixit la méchante sorcière).
Côté films, vous êtes aussi nombreux-ses à pleurer sur les succès des années 1980: Retour vers le futur, Wargames, Les Goonies, Crocodile Dundee, Indiana Jones, SOS Fantômes… où les femmes, globalement minoritaires, sont généralement destinées à être de jolis minois, peureuses et niaises, un peu maternantes. Les femmes au caractère plus affirmé basculant presque automatiquement du côté des hystériques et des vénales.
Même les cartoons, aux gags prétendument intemporels, ont de quoi nous faire hurler: songez à l’affreux personnage de Pépé le putois, qui confond amour et agression, en passant le plus clair de son temps à suivre des partenaires apeurées pour les embrasser de force.
Vous en voulez encore? Jetez un œil aux séries animées! Depuis Petit Ours Brun, où Maman ours, presque toujours en tablier (même dans les épisodes récents!) passe ses journées à cuisiner, ranger, laver, et faire les courses en attendant que Papa Ours, majoritairement absent, finisse par l’emmener dîner. Jusqu’à la série Il était une fois l’Homme qui, dans l’épisode consacré à Cro-Magnon, présente la femme comme «le modèle de charme» par opposition au «modèle standard», au «modèle teigneux» ou au «modèle indestructible» incarnés exclusivement par les hommes.
Sans omettre les «Belles histoires de Pomme d’Api» où vous aurez le choix entre un épisode où un roi ne supporte ni le bruit ni l’odeur d’une marmaille turbulente à la charge exclusive de sa femme, un autre où le modèle de la «mère parfaite» peine à cohabiter avec celui de la «mère épanouie professionnellement», ou encore un où la maison semble à deux doigts de s’effondrer parce que la maman a… une angine.
Les livres aussi
Côté sexisme dans les livres, les BD tiennent sans aucun doute le haut du pavé : vous vous agacez de la Schtroumpfette, unique version de son genre, dont la féminité semble être sa seule caractéristique (contrairement aux autres schtroumpfs qui peuvent être également bricoleur, cuisinier, farceur, etc.) ? Auriez-vous oublié de surcroît qu’elle fut créée par le méchant sorcier Gargamel pour séduire les schtroumpfs et semer la zizanie entre eux? Cerise sur le gâteau: la schtroumpfette créée par Gargamel n’étant tout de même à l’origine pas très jolie, elle sera entièrement relookée par le Grand Schtroumpf –à qui elle doit ses cheveux blonds et ses talons hauts–, non sans s’être fait au préalable rappeler qu’une femme se doit de se plier aux diktats de l’apparence érigés par les hommes.
Astérix est tout aussi déprimant: souvenez-vous de l’album La Rose et le Glaive, où l’arrivée d’une barde féministe qui prône la parité met le village sans dessus-dessous jusqu’à provoquer le départ des hommes, ulcérés d’être détrônés de leur place dominante. L’histoire s’enfonce encore dans la misogynie lorsqu’on apprend que César projette de faire attaquer l’irréductible village par une légion féminine, en misant sur le fait que la «galanterie» empêchera sans doute les hommes de se battre. Fort heureusement, ces légionnaires sont femmes –donc superficielles et inconséquentes– avant d’être guerrières: elles abandonnent le combat pour une séance de shopping organisée par les gauloises.
Vous n’êtes pas encore totalement consternés? La littérature jeunesse a de quoi vous rassasier! Relisez donc un peu la série des «Martine», à commencer par l’incontournable Martine petite maman (1968) qui nous montre la journée standard d’une mère au foyer parfaite: on apprend comment laver bébé, lui donner à manger, le sortir pour la promenade. Personne en revanche ne dit quand Martine aura le temps de manger elle-même ni comment elle arrivera à passer de la chemise de nuit à la tenue de ville sans jamais avoir posé le bébé une minute.
L’enseignement des arts ménagers se complète avec Martine à la maison (1963) où l’héroïne, vaguement assistée par son frère, dirige une opération «ménage de printemps». Et se termine avec Martine fait la cuisine (1974), véritable livre de recettes, dans lequel elle apprend les tours de main de sa mère et de sa tante. Faudra-t-il encore vous citer les si poétiques «Histoire du Père Castor», où vous pourrez tranquillement vous arracher les cheveux qui vous restent en écoutant La Plus mignonne des petites souris à qui son père cherche désespérément le meilleur des partis ou encore l’histoire de la douce Blancheline qui, après avoir découvert la liberté et l’aventure, préfère tout de même finir ses jours au fond du terrier à procréer.
Autant de lectures que de lecteurs et de lectrices
Certains contenus, mettant objectivement en scène des inégalités entre hommes et femmes, sont pourtant perçus d’une manière moins univoque: si certains parents les remiseraient bien au fond du garage, d’autres y voient au contraire la possibilité d’une lecture féministe. C’est le cas par exemple de la trilogie des Sissi, narrant le destin de l’aventureuse Elisabeth de Bavière, que l’empereur d’Autriche décide d’épouser contre son gré.
Malgré l’esthétisation romantique de ce mariage forcé, Sissi reste une héroïne au caractère affirmé, qui utilise son intelligence pour s’opposer aux règles arbitraires de la cour d’Autriche et combattre les injustices dans l’Empire. Ainsi, ce n’est plus la paysanne faite impératrice par la volonté d’un prince charmant qui fait rêver, mais bien l’intégrité et le courage d’une femme qui défend ses valeurs contre un appareil politique écrasant.
Autre incontournable de la programmation familiale de Noël, La Caverne de la Rose d’Or divise aussi les féministes. Certes, les clichés sexistes sont martelés à longueur d’épisodes, mais ils contribuent aussi à mettre en avant les personnages principaux de Fantagaro, princesse travestie en homme pour assouvir son goût de la guerre et l’aventure; et celui de Romualdo, prince romantique, sensible et pacifique.
La même ambivalence ressort de la relecture du «Club des 5», célèbre série de romans policiers destinés à la jeunesse publiés en France dans les années 1950 à 1960. Les deux personnages féminins, Annie et Claude, sont à elles seules des caricatures qui ont pu susciter tant l’identification que l’exaspération de leurs petits lecteurs: Annie est la parfaite incarnation du stéréotype féminin, douce, timide et coquette, elle se fait régulièrement malmener par les autres qui la jugent froussarde et émotive; au contraire Claude représente le stéréotype du garçon manqué, intrépide, indépendante et leader, qui revendique l’égalité avec les garçons. Pour Viviane Albenga, ces interprétations contrastées n’ont rien d’étonnant:
«En sociologie de la réception, on sait que le caractère très stéréotypé de certains produits ne conditionne pas totalement la manière dont ils sont perçus: comme l’a montré l’analyste littéraire Janice Radway, ce n’est pas parce qu’on lit des romans sentimentaux, qu’on adhère aux stéréotypes présents. Cela s’explique par la diversité des phénomènes d’identification aux personnages, qui peut se faire de manière admirative, empathique ou cathartique selon le théoricien de la littérature Hans Jauss. Avec la sociologue Laurence Bachmann, on a même pu montrer que parmi les livres que les femmes citent comme leur ayant permis une prise de conscience féministe, il y a parfois des ouvrages auxquels on ne s’attendrait pas: Femmes qui courent avec les loups, dont le propos est assez essentialiste, est un exemple qui revient souvent.»
Faire avec ce qu’on a
Les parents féministes le savent: l’exposition des enfants à des contenus sexistes participe de la construction et de la reproduction des stéréotypes de genre. Et pourtant… l’exposition à ces mêmes contenus ne les a pas empêché eux-mêmes de devenir féministes! Nombreuses sont les petites filles qui, en l’absence de modèles féminins intéressants, se sont construites en s’identifiant à des modèles masculins.
Pour Hélène Breda, si ce phénomène peut permettre aux petites filles de «faire avec ce qu’elles ont», il comporte néanmoins des effets pervers:
«L’identification des petites filles aux personnages masculins est très compréhensible quand on sait que dans les productions fictionnelles audiovisuelles, les rôles masculins et féminins sont dissymétriques: les premiers sont des sujets agissants, les seconds des “objets” subissant et/ou présents pour le plaisir du regard masculin –c’est le concept de «male gaze» en anglais, théorisé par Laura Mulvey en 1975. Dans la majorité des films, tout est construit pour que le spectateur –considéré par défaut par les réalisateurs comme un homme hétérosexuel– s’identifie au héros masculin et convoite la belle femme passive.
Dans les productions pour enfants, le male gaze n’a pas les mêmes enjeux: les filles sont moins présentées comme des objets de désir sexuel, mais elles sont pour la plupart tellement inintéressantes qu’il est bien plus facile, stimulant et valorisant de se projeter dans une figure masculine… y compris pour les spectatrices! Ce phénomène est donc révélateur de l’impact des images fictionnelles et médiatiques sur la construction des imaginaires collectifs sur le genre: cette dévalorisation du féminin dans notre société patriarcale, c’est aussi elle qui fait que les petites filles commencent à se croire inférieures aux garçons dès l’âge de 6 ans.»
Comment donc savoir quel impact réel un contenu –livre ou film- pourrait avoir sur son enfant? Et comment décider de s’il est nécessaire ou non de l’en protéger? Selon Viviane Albenga, cette question est particulièrement ardue:
«Actuellement, on dispose de nombreuses études de contenu. On est donc capable d’analyser le caractère sexiste de la littérature pour enfant. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’est pas très avancé, car on ne dispose pas d’études de réception: on ne sait pas comment les enfants interprètent les contenus. Mener de telles études de terrain ne serait d’ailleurs pas très simple. D’abord, elles n’existent que depuis peu, mais surtout, cela supposerait de trouver une manière d’interroger les enfants sans induire le sens de lecture qu’on cherche à analyser.»
Faut-il censurer?
Éloigner ses enfants de ces contenus sexistes est-elle une solution, voire une nécessité? Viviane Albenga n’est pas partisane de la censure:
«Cela me semble important de revenir avec ses enfants sur ce qu’on a pu aimer soi-même, parce que ça transmet un plaisir de lecture. Après, on peut toujours ouvrir la discussion, demander à l’enfant: “Est-ce que ça t’a plu, la manière dont les personnages étaient présentés?”, “Est-ce que quelque chose t’a surpris, choqué?”.»
Ce n’est pas parce qu’on transmet quelque chose qu’on en donne forcément une image «ultra-positive». Pour autant, tous les contenus ne sont pas acceptables. Pour Viviane Albenga, la limite est claire:
«Les seuls ouvrages qui ne passeraient pas la barre sont ceux qui promeuvent l’idée que les filles seraient responsables de ce qui pourrait se passer dans leur vie sexuelle ou amoureuse, des agressions qu’elles pourraient subir.»
Hélène Breda, plaide elle aussi en faveur d’une diversité de contenus: «Avec mes enfants, j’ai fait le choix de ne pas “censurer” les dessins animés que je juge sexistes. Certes, de nombreuses productions culturelles pour la jeunesse offrent des représentations rétrogrades et problématiques, mais des chercheurs comme Stuart Hall ou Michel de Certeau nous apprennent qu’on peut y piocher des éléments qui nous paraissent positifs et laisser de côté ce qui nous déplaît. On peut donc montrer à ses enfants Blanche-Neige ou La Petite Sirène en les accompagnant, en discutant avec eux, en relevant les qualités des héroïnes et en soulignant que non, on ne trouve pas normal que la princesse se charge seule le ménage! Je n’ai pas en tête d’œuvre suffisamment sexiste pour souhaiter la “cacher” à mes enfants. En revanche, je suis beaucoup plus réservée concernant les représentations ostensiblement racistes ou homophobes: je ne me vois pas leur mettre Tintin au Congo entre les mains, par exemple.»
Ne proposer que des contre-stéréotypes: attention danger
Si la censure ne semble pas nécessaire, ne peut-on tout de même pas rêver d’une littérature jeunesse ne présentant que des contre-stéréotypes et entreprendre de remplir la bibliothèque de son enfant en conséquence. Sur ce point, Viviane Albenga appelle à la prudence:
«Le problème est que ces contre-stéréotypes vont véhiculer d’autres normes. C’est vrai que cela peut susciter l’admiration de certaines petites filles, ce qui est très bien, mais cela place aussi la barre très haut: le modèle de la femme dirigeante qui a réussi –souvent présent dans les magazines féminins– est un peu décourageant pour les femmes des classes populaires, parce qu’il présente un idéal de féminité socialement situé. Il faut donc un peu se méfier de l’idée qu’il ne faudrait que des héroïnes édifiantes: pour des filles qui ne s’en sortent pas forcément très bien, le fait de pouvoir retrouver leurs difficultés, ça peut-être aussi nécessaire.»
À cela s’ajoute la question des influences extérieures aux parents, à commencer par la culture de la cour de récréation: que faut-il donc faire de tous ces héros et héroïnes, tout droit sortis de la télévision, encore tout dégoulinants de rose bonbon pour les filles et de muscles saillants pour les garçons? Ceux-là on le sait, n’existent que pour pouvoir faire vendre des collections de cartes et figurines hors de prix. Pourtant, là encore, Viviane Albenga appelle à la modération:
«J’aurais plutôt tendance à penser que c’est mieux de ne pas écarter cette culture mainstream de l’éducation qu’on donne à son enfant, ne serait-ce que parce que tôt ou tard, cela risque de réapparaître. Et à ce moment là, si l’enfant pense que c’est quelque chose d’interdit par les parents, ça peut lui donner d’autant plus envie de l’apprécier et de l’investir, sans recul critique. Par ailleurs, on sait qu’il y a une forte pression exercée par les autres enfants à l’école: c’est un âge où il faut être très “conforme” du point de vue du genre. Autoriser cette culture mainstream, c’est aussi une façon de rendre possible la discussion sur ces aspects problématiques. Enfin, il faut remarquer que les livres associés à cette culture enfantine sont souvent des supports faciles à lire, ils peuvent donc être entraînants du point de vue de la lecture, et ainsi mener vers d’autres contenus moins stéréotypés.»
Réécrire les classiques
Que les ouvrages anciens, stéréotypés et sexistes, puissent malgré tout servir de support à l’éducation féministe des parents d’aujourd’hui, pourquoi pas, mais ne serait-ce pas une lubie de bobos-intellos, qui ont le temps et les compétences pour les exploiter? Car au fond, ce que souhaitent la plupart des parents est bien plus simple: des contenus «prêts à l’emploi», à lire tranquillement le soir avec leur enfant, sans culpabilité quant aux implicites sociaux et moraux véhiculés… et sans avoir à passer par l’étape des questions et explications de texte.
Et ça, les éditeurs l’ont bien compris: depuis quelques années, la réécriture des «classiques» de la littérature jeunesse se donne comme objectif de ménager nostalgie parentale et attentes éducatives contemporaines. L’atténuation des stéréotypes sexistes ne semble pourtant pas la priorité. On se souvient déjà en 1983 de la transformation de la cigarette de Lucky Luke en brindille destinée à éviter de donner un mauvais exemple à la jeunesse, ou encore du tollé qu’avait provoqué en 2013 la nouvelle traduction du «Club des 5», expurgée de ses verbes au passé simple et de ses descriptions trop longues qui auraient pu rebuter ses petits lecteurs.
Martine avant/après
Depuis 2011, c’est au tour de la série des «Martine» d'être peu à peu réécrite, mais là encore les stéréotypes sexistes ne sont que peu traités: la priorité a plutôt été donnée à la consolidation des intrigues, à la justification de la présence de certains objets désuets, ou encore à la correction de comportements éducatifs jugés aujourd’hui inadéquats (à commencer par l’absence presque totale des adultes et l’immense liberté dont jouissaient alors les enfants). On a l’impression d’être face à un mauvais lifting: l’objet historique, témoin d’une enfance disparue dans les profondeurs du XXe siècle, n’est plus, mais n’a pas été remplacé pour autant par un objet porteur des valeurs du XXIe siècle.
Vers une réappropriation
Heureusement, les créateurs n'ont pas le monopole de la réécriture de leur œuvre. Dans un article à paraître, Hélène Breda a analysé le détournement féministe des princesses de Disney par la pratique du fan art (photo @amandaniday). En réinterprétant à leur manière les héroïnes de leur enfance, ces féministes dénoncent les valeurs rétrogrades que la culture Disney véhicule, elles rendent visible le sexisme ordinaire qui y est inclus et transforment ces princesses lisses en «porte-voix des causes socio-politiques contemporaines». Parce qu’il s’appuie sur des monuments de la culture populaire, le message est percutant:
«C’est précisément l’immense popularité des princesses Disney auprès de publics adultes ayant grandi avec elles, leur conférant désormais un statut d’“icônes”, qui fait d’elles un support efficace pour transmettre des réflexions et revendications sur les rôles genrés et les stéréotypes à combattre.»
Réinventer les dialogues stéréotypés, trouver une nouvelle fin sans mariage ni nombreux enfants, imaginer l’envers du décor, photoshopper les improbables proportions des princes et princesses, les dessiner avec des poils, inventer de nouvelles schtroumpfettes, voilà donc autant de possibilité de rendre acteurs nos enfants face aux carcans de la culture populaire. Quant à moi, je m’en vais de ce pas retourner jouer sur ce petit générateur de couvertures détournées des albums de Martine…