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Si vous mesurez vos données, c'est à cause de Donjons et Dragons

Temps de lecture : 6 min

L'explosion du quantified self n'a rien de révolutionnaire. C'est ce que je faisais déjà lorsque je jouais à Donjons et Dragons.

Tardes de Rol / Jorge Leal via Flickr CC License by
Tardes de Rol / Jorge Leal via Flickr CC License by

Quand je repense aux démons de mon enfance, c'est presque toujours le monstre de rouille qui m'obsède le plus longtemps. S'il ressemblait à un tatou mal dessiné, il avait la taille d'un puma. D'autres créatures, encore plus dangereuses, vivaient dans les grottes où je pouvais le croiser; il n'y avait pas de griffes sur ses pieds tridactyles, pas de crocs dans sa bouche. Et pourtant, il me terrifiait avec ses moustaches tentaculaires, chacune plus longue qu'un bras humain, jaillissant d'une gueule au sourire sardonique. Ces appendices surréels sondaient l'espace, goûtaient l'atmosphère. Dès qu'ils touchaient un objet en métal –mon bouclier, mon armure, mon épée, mon poignard– ils les faisaient s'oxyder sur-le-champ et s'effriter en un tas inutile de flocons rougeâtres. C'est alors que le monstre de rouille se nourrissait.

J'ai rencontré cette créature lors d'une aventure solitaire accompagnant un Donjons et Dragons de 1983 que ma mère avait rapporté de la bibliothèque. Avant notre fatidique tête-à-tête, je m'étais habilement débarrassé d'ennemis moins retors –des rats géants, des gobelins énervés–, mais le monstre de rouille, cerbère d'un précieux trésor, allait causer ma ruine. Ce n'était pas ses propres statistiques qui m'effrayaient –ses énormes points de vie ou la difficulté qu'il y avait à rentrer dans sa cachette blindée–, mais le fait qu'il puisse littéralement dévorer mes protections. J'allais terminer le duel sans défense, forcé à m'enfuir de la caverne avec mes seuls poings pour braver les horreurs qui rôdaient encore dans la nuit, ma seule peau pour me protéger de leurs lames acérées.

Dans Donjons et Dragons, comme dans beaucoup des jeux de rôle similaires, quasiment tout est réductible à des chiffres. Joueur, vous endossez l'identité d'un aventurier s'embarquant avec d'autres équipiers, toujours guidé (et parfois contrarié) par un conteur, le maître de donjon. Les caractéristiques de base de votre personnage –que vous jouiez un noble paladin, un barde elfe– relèvent en général d'un choix personnel. Mais traditionnellement, ce sont les dés qui déterminent des élements plus structurants –votre force, votre intelligence, votre endurance, etc.

Un jeu qui a influencé nos vies modernes

Des détails que votre équipement (et tous les trucs en métal que le monstre de rouille pouvait détruire) transformaient et renforçaient –en jouant sur les dégâts subis lorsque vous frappiez un ennemi, sur votre célérité. Mais le plus important, c'est que vous gagniez en expérience au gré de vos batailles, vos compétences augmentaient de niveau en niveau. Si d'autres caractéristiques étaient difficiles à quantifier –à l'instar de l'alignement, votre boussole morale–, elles donnaient quand même une forte impression statistique. Au fond du fond, vous étiez cette masse de données. Ou, du moins, votre personnage l'était.

Si l'influence réelle du jeu est difficile à circonscrire, à bien des égards, notre vie contemporaine se rapproche de cette appréhension factuelle de l'identité. Il y a à l'évidence une affinité entre Donjons et Dargons et la gamification de notre quotidien. Dans son livre Empire of Imagination, dont Slate.com avait publié un extrait en 2015, Michael Witwer estime que l'héritage du jeu est «palpable jusque dans notre usage des réseaux sociaux». De même, selon l'universitaire Joseph B. Meyer, le jeu aura inspiré la plateforme Klout, censée mesurer «l'influence» de tel ou tel internaute. L'application que j'utilise pour apprendre le français possède elle aussi sa propre jauge d'expérience –un détail qui me rappelle davantage mes combats juvéniles contre des orques et des squelettes que mes bancs d'écolier. Ici et ailleurs dans nos vies numériques, des masses de données permettent de jauger ce que nous estimons être le mérite individuel.

La postérité de Donjons et Dragons est encore plus manifeste dans le mouvement du quantified self, censé améliorer notre vie en nous encourageant à observer les données générées par notre corps. De fait, lorsque nous mesurons nos cycles de sommeil, comptons nos pas, surveillons notre rythme cardiaque et autres paramètres intimes de notre existence, nous façonnons des copies numériques de nous-mêmes. Les chiffres en viennent à signifier notre personne et nous nous perfectionnons par l'expérience.

Ce qui n'a rien de radicalement nouveau, évidemment. Nous collectons des données personnelles, chiffrées et autres, depuis longtemps. Bien avant l'invention du papier toilette, les érudits se penchaient sur leurs selles. De célèbres excentriques –Swift, Boswell, Rousseau, pour n'en citer que quelques-uns– consignèrent moult thésaurus individuels, avec plus ou moins de sérieux. Le drôlatique Georges Perec (qui, à ma connaissance, n'a jamais croisé un plateau de Donjons et Dragons de sa vie) dressera la liste littéraire de tout ce qu'il avait ingurgité en 1974.

De même, la collecte systématique de données organiques s'effectue depuis des siècles. Comme le propose Michel Foucault dans le premier tome de l'Histoire de la sexualité, la laïcisation de la confession a pu servir de base aux normes sociopolitiques, bien avant que les Rapports Kinsey ne transforment les chambres à coucher en peep shows planétaires. Ce genre de statistiques est aujourd'hui partout, comme l'illustre le comparateur de performances sexuelles de Slate, qui vous permet de voir où vous vous situez par rapport à vos congénères. Ces inventaires ne sont peut-être pas aussi explicites depuis la nuit des temps, mais il est que probable qu'ils aient été notre lot depuis que nos ancêtres ont appris à compter sur leurs doigts.

Réduire les individus à une succession de chiffres

Les créateurs de Donjons et Dragons n'ont pas plus inventé la mesure de soi qu'ils ont fait naître notre fascination à quantifier nos prouesses sexuelles, mais reste que leur approche nous a peut-être offert quelque chose de plus précieux: les outils pour questionner notre réduction, souvent volontaire, de l’individu à une succession de chiffres. Dans les mondes que le jeu nous a aidés à créer, nous avons appris à nous méfier des données, à voir qu'elles n'étaient pas la fin de l'histoire, seulement son point de départ.

Revenons au monstre de rouille, la créature croisée quasiment dès le début de mes aventures. Dans le vieux manuel où je l'ai découvert pour la première fois, ses caractéristiques de prédation étaient globalement décrites en termes statistiques. Elles me disaient comment il pouvait renforcer mes ennemis: «Si vous perdez votre bouclier, donnez-leur 1 point bonus. Si vous perdez votre armure, donnez-leur un total de 7 points bonus en Dés de Vie». Pour le dire autrement, une fois mes accessoires détruits par le monstre de rouille, je devenais un moins que moi-même. Ces chiffres n'étaient plus un signe de ma force, mais l'indice de ma fragilité.

Si le monstre de rouille était aussi terrifiant, c'est parce qu'il m'exposait la réalité de la contingence. Le jeu avait toujours été gouverné par les dés, mais désormais, mon personnage était d'autant plus vulnérable à leurs aléas polyédriques. Plus tard, j'ai appris que d'autres monstruosités m'attendaient dans les profondeurs du jeu: d'un simple contact, les Nécrophages pouvaient siphonner tous mes points d'expérience et faire perdre à mes personnages ce qu'ils avaient durement acquis au prix de longues heures de quête. Les très lovecraftiens illithids, ou flagelleurs mentaux, pouvaient vous perforer le crâne, en vous faisant parfois perdre vos points d’intelligence pour toujours. Rien, allais-je apprendre, n'était immuable: ni mon équipement, ni mes progrès, ni mes caractéristiques soi-disant fondamentales. Seul le hasard était réel et il menaçait le moindre semblant de certitude.

Ici, je ne pense pas au monstre de rouille, mais à ses origines et à ce qui suivra notre passe d'armes. Comme j'ai fini par l'apprendre, ce monstre est une création de Gary Gygax, co-concepteur du Donjons et Dragons originel. Comme l'explique l'historien des jeux Kent David Kelly, Gygax s'est inspiré d'un sac de figurines chinoises qu'il avait en sa possession pour peupler les labyrinthes imaginaires dans lesquels il emmenait ses amis et ses enfants. Un ensemble disparate où il trouvera d'autres bestioles –comme l'ours-hibou ou le mastodonte des ombres– qui deviendront parmi les plus emblématiques de son Manuel des monstres. Ces bizarreries étaient peut-être des bouts de plastique, mais c'est la plasticité de l'esprit de Gygax qui leur insufflera vie.

En 2008, répondant à un article de Slate critiquant Gygax, Ta-Nehisi Coates nous rappelait que «les règles de D&D n'ont toujours été que des indications; les suivre scrupuleusement est contraire à l'esprit-même du jeu de rôle». En fuyant le monstre de rouille, j'allais suivre ces règles, mais dans une histoire qui n'appartenait qu'à moi. Aujourd'hui, je ne me souviens pas des données ou du tirage de dés malheureux qui m'a fait perdre, mais de ma terreur, du récit que j'avais tissé autour de ces chiffres. C'est à ce moment qu'est né mon amour de Donjons et Dragons, parce que le jeu m'avait transformé en pleutre. Plus tard, dans d'autres contes, sur d'autres tables surchargées, j'allais me regarder devenir un héros.

Selon l'idéologie du big data –qui n'est la rhétorique phare de notre époque que parce que nous avons bien voulu l'intérioriser–, les chiffres racontent notre histoire. Avec Donjons et Dragons, nous avons une autre possibilité: les chiffres ne valent rien sans les histoires que nous nous racontons grâce à eux.

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