Avertissement: cet article contient plusieurs spoilers concernant le développement général de l'intrigue au fil des quatre saisons.
Certaines séries s'en vont sur un boum, d'autres sur un murmure. Halt and Catch Fire, dont les deux ultimes épisodes viennent d'être diffusés aux États-Unis avant de l'être sur Canal+ Séries le 18 octobre, sera donc partie sur un murmure, avec une trilogie finale d'épisodes apaisés et élégiaques. Une sortie discrète accompagnée d'un autre murmure, admiratif celui-là, du côté de la critique. Elle est «la meilleure série dont personne n'a entendu parler», une des «grandes séries que peu de gens regardent», celle qui n'a «jamais cessé de passer au niveau supérieur» et que vous vantez en soirée à vos amis qui ne l'ont jamais vue. Pour cause: aux États-Unis, elle a été baladée de case en case au gré de ses quatre saisons –le dimanche soir, la plus prestigieuse, d'abord, puis le mardi, puis le samedi– et n'était plus regardée, ces derniers temps, que par 300.000 téléspectateurs en direct.
Lors de sa première diffusion en 2014, Halt and Catch Fire était vue comme une tentative de refaire le coup de Mad Men, autre production de la chaîne AMC. C'est à la fois une comparaison juste, et qui ne rend pas tout à fait justice à ce qui en a fait la beauté. Certes, comme Mad Men avec la publicité, Halt and Catch Fire couvre pendant une décennie (1983-1994) un secteur, l'informatique, à travers ses (r)évolutions successives: l'ordinateur personnel, les jeux vidéo, les communautés en ligne, les antivirus, les moteurs de recherche, les portails d'information... Comme Mad Men, elle joue à la perfection des fétiches culturels de la période, des vêtements aux chansons pop. Comme Mad Men avec Don Draper, elle nous présente dès ses premières scènes un personnage aussi mystérieux que fascinant, Joe MacMillan (Lee Pace), dont le passé va se dévoiler par petites touches.
Halt and Catch Fire a semblé jusqu'au bout jouer avec cette comparaison pour nous parler d'autre chose, faisant de Mad Men son cheval de Troie, selon la métaphore de ses créateurs, Christopher Cantwell et Christopher C. Rogers. Mais là où Mad Men, avec ses 92 épisodes et ses dizaines de personnages, postulait au chef-d'œuvre foisonnant (ce qu'elle était), Halt and Catch Fire, plus resserrée, nous a aussi offert des émotions immenses, devenant bien plus que la simple capsule vintage qu'on pouvait craindre.
Un morceau des Pixies, et nous voilà en 1990
Commençons par la musique, justement. Contrairement à celle de Mad Men, la bande-son de Halt and Catch Fire est à de nombreuses reprises diégétique, c'est-à-dire que le morceau qui passe est écouté par les personnages de la scène: la musique n'est plus seulement un brillant ornement, elle électrise leur corps, irrigue l'air qu'ils respirent. Dans un des plus beaux moments de la série, à la fin de la troisième saison, Joe MacMillan retrouve ainsi son ancienne compagne, amie, collègue Cameron Howe (Mackenzie Davis, vue dans Seul sur Mars, Blade Runner 2049 ou l'épisode «San Junipero» de Black Mirror) au Comdex, le salon de l'informatique de Las Vegas, et danse avec elle dans une fête au son du «Velouria» des Pixies.
Scène magnifique, pas seulement parce que le morceau l'est, mais parce que sorti en 1990, il souligne à lui seul que la série, et la relation du couple, vient de renouer un fil rompu quatre ans plus tôt: l'épisode précédent, nous étions en 1986 au son du «Happy Hour» des Housemartins, mini-tube britannique de cette année-là. L'émotion du morceau, à la fois puissant et mélancolique, est aussi celle des retrouvailles entre Joe et Cameron. Le temps a passé, a imprimé sa marque sur les personnages, et la musique le reflète.
Comme le notait très justement Pitchfork, Halt and Catch Fire a aussi utilisé sa musique pour refléter l'émancipation de ses personnages féminins. Au début de la série, Cameron Howe est une punkette aux cheveux péroxydés, en rébellion contre tous, qui écoute Bad Brains ou X-Ray Spex au casque en codant. Quatre saisons plus tard, sa rébellion s'est convertie en autarcie –elle vit seule dans une caravane au milieu de la campagne californienne– tandis que le punk a laissé place à ses héritiers, le grunge ou le rock slacker du début des années 1990: les personnages décapsulent désormais des bières devant un feu de camp au son du toujours monumental «Range Life» de Pavement.
Pas une série sur la tech, mais sur l'échec
De même que le téléspectateur se réjouira d'entendre des pépites de l'époque, il pourra s'amuser des parallèles entre la série et la réalité. Avec son goût du discours messianique et sa capacité à rebondir, Joe MacMillan ressemble indéniablement à Steve Jobs, tandis qu'un personnage de codeur surdoué qui finit par se suicider a été en partie inspiré par le destin d'Aaron Swartz. Dans la dernière saison, Cameron développe un jeu vidéo très esthétique mais peu compréhensible qui ressemble pas mal à Myst, sorti en 1993, tandis que Joe travaille sur un projet, Comet, qui semble condamné à rejoindre Altavista ou Lycos au cimetière des moteurs de recherche disparus.
Pilgrim, le jeu vidéo créé par Cameron Howe dans la quatrième saison de Halt and Catch Fire.
Si la série a ses admirateurs dans le milieu tech, comme le cofondateur d'Apple Steve Wozniak, elle a aussi suscité quelques plaintes sur ses inexactitudes ainsi qu'une amusante tirade signée Jamie Zawinski, un des cofondateurs de Netscape et Mozilla:
«C'est juste un soap opera stupide à propos d'un groupe de gens atteints de la malédiction d'avoir inventé absolument tout deux ans avant que cela n'arrive, d'avoir compris parfaitement les implications que ce qu'ils faisaient aurait des décennies plus tard et puis de se planter quand même. Je pense qu'ils sont en fait en enfer. Comme dans Lost.»
Ce plantage, au double sens du terme, est le sujet: de même que Mad Men n'était pas tant une série sur la pub que sur les masques qu'on porte en société (bon patron, bon mari, bon père), comme celui dont s'affuble une marque, Halt and Catch Fire traite moins de la tech que de l'échec et son corollaire, le rebond. Christopher C. Rogers a expliqué que l'idée était de «refaire l'histoire des perdants», de ces gens qui ont une bonne idée au mauvais moment, et qui vont ensuite avoir une nouvelle bonne idée. D'où la récurrence des motifs de la boucle et du reboot dans la série, y compris dans sa logique interne: elle est devenue progressivement plus lumineuse après une première saison jugée esthétiquement trop sombre et a transplanté à mi-chemin ses personnages de la «Silicon Prairie» du Texas à la Silicon Valley. Dans le jargon informatique, halt and catch fire désigne une instruction qui bloque un ordinateur et force l'utilisateur à le redémarrer...
Multiplication des personnages principaux
Comme les masques de Mad Men dissimulaient les personnages les uns aux autres, la croyance en un nouveau départ de Halt and Catch Fire en fait une très belle série sur la constitution d'une communauté, à une époque où l'informatique et les réseaux étaient vus comme un outil de rapprochement et pas encore de division ou de guerre de tous contre tous. Dès la première saison, Joe MacMillan lâche son mantra: «Computers aren’t the thing. They’re the thing that gets us to the thing» («Les ordinateurs ne sont pas le truc. Ils sont le truc qui nous conduit au truc»). Plus tard dans la série, les personnages créent une société de jeux multijoueurs en ligne, Mutiny, que Joe résume ainsi:
«Les jeux sont l'élément vital de cette entreprise. Vital pour réussir une percée technologique, essentiel pour amener des utilisateurs à nous rejoindre. Mais une fois que ceux-ci sont arrivés, le réseau prime sur le contenu.»
«Le réseau prime sur le contenu», les interactions entre les personnages sur l'histoire de la high-tech dans les années 1980-1990. Halt and Catch Fire a progressivement promu les siens, Cameron Howe comme l'ingénieur Gordon Clark (Scoot McNairy) ou son épouse Donna (Kerry Bishé), pour les hisser à égale importance avec Joe McMillan –les deux actrices principales ont d'ailleurs fini par obtenir le même salaire que leurs homologues masculins. Mackenzie Davis a ainsi raconté comment elle avait vu évoluer le personnage joué par sa consœur, épouse frustrée professionnellement qui devient peu à peu une femme d'affaires redoutable au point d'être promue associée dans une société de capital-risque: dans la première saison, a-t-elle expliqué, «je savais qu'elle avait son propre arc narratif et nous dînions tous ensemble de temps en temps, mais je ne savais pas vraiment ce qui se passait. Nous étions tenues complètement séparées, comme si on travaillait sur des séries différentes!»
De séparés, les quatre personnages ont fini par s'assembler comme des un et des zéro dans une combinatoire passionnante faite de relations de couples et de couples de bureau. Un critique a pu écrire que Halt and Catch Fire était «comme À la Maison-Blanche, mais avec des ordinateurs»: la comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais est au moins vraie pour une chose, ce déplacement du regard qui fait qu'à la fin de la série, on n'est plus sûr que le personnage principal est celui que nous envisagions au premier épisode. (Si vous ne pensez pas que celui de À la Maison-Blanche est Josh Lyman, vous pouvez arrêter la lecture de cet article.)
Sans oublier que la série a aussi soigné ses personnages secondaires, comme John Bosworth (Toby Huss), l'homme d'affaires à l'accent texan à couper au couteau qui, de patron abrupt dans la première saison, devient progressivement comme un père ou un oncle adoptif pour les héros. Ou Haley et Joanie (Susanna Skaggs et Kathryn Newton, vue dans un rôle similaire d'ado rebelle dans Big Little Lies), les filles du couple Gordon-Donna, qui prennent de plus en plus d'importance dans l'ultime saison. Au point de faire de Halt and Catch Fire une grande série sur la famille recomposée –une famille à laquelle on aurait envie d'appartenir– et sur le passage des générations, des boomers à la Génération X.
L'âme d'une nouvelle machine
Et ce passage de flambeau n'est pas seulement générationnel. Dans un des moments les plus forts de la série, Donna accueille au bord de sa piscine des dizaines de dirigeantes du secteur high-tech auxquelles elle prononce un discours sororal:
«Comprenez-moi bien, je suis ravie de traîner avec vous et de bien manger mais j'espère que quand mes filles auront mon âge, elles n'auront pas besoin d'avoir ce genre de rassemblement pour se rappeler qu'elles en sont arrivées là. [...] J'ai fait des choses. Cela a toujours un coût, mais je les ai FAITES. Une des nombreuses choses que j'ai apprises, c'est que peu importe ce que vous faites, quelqu'un se trouve un peu plus loin avec une version encore meilleure et que si cette personne est un homme, elle pourrait recevoir davantage d'attention sans être meilleure. Et parfois, cette personne, c'est vous: le vous qui n'est jamais satisfaite avec ce que vous avez fait parce que vous êtes obsédée par ce qui vient ensuite. Il y a une constante, c'est le vous et le nous: le projet nous amène aux gens. [...] Pour vous toutes, j'espère que ce soir sera le début de quelque chose et que même si nous nous regardons un jour depuis des camps opposés dans la bataille industrielle, vous saurez que je vous encourage.»
Un discours qui résume la trajectoire de la série («Le projet nous amène aux gens») mais qui n'est pas non plus sans échos dans la tech de 2017, celle du Gamergate et du mémo Google, dans le Hollywood de 2017, qui affronte actuellement un des plus grands scandales de harcèlement sexuel de son histoire, et dans l'Amérique de 2017, qui a élu président un homme qui se vante de commettre des agressions sexuelles face à la première candidate femme d'un grand parti. Mais on anticipe sur l'avenir, là, cet avenir que Halt and Catch Fire, série de l'éternelle promesse, laisse ouvert.
Dans ses rêves futuristes des débuts, Joe MacMillan (et les auteurs de la série avec lui) était influencé par un livre intitulé The Soul of a New Machine, où le journaliste Tracy Kidder racontait en 1981 la naissance d'un ordinateur de nouvelle génération. Comme un résumé de ce qu'était Halt and Catch Fire: une série sur les machines, mais avec beaucoup d'âme.