Culture

«À Hollywood, les gens pensent que les règles ne s'appliquent pas à eux. Ils ne sont pas contraints par la morale»

Temps de lecture : 9 min

Peter Biskind, auteur d’un livre sur Hollywood où il retrace notamment la carrière de Harvey Weinstein et le succès fulgurant de Miramax, explique pourquoi il n’a jamais fait mention de ses turpitudes sexuelles.

Harvey Weinstein I Yann COATSALIOU / AFP // Peter Biskind I EVAN AGOSTINI / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP
Harvey Weinstein I Yann COATSALIOU / AFP // Peter Biskind I EVAN AGOSTINI / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Peter Biskind s’est fait un nom à Hollywood non pas en faisant des films, mais grâce à des reportages et des livres qu’il a écrits sur l’industrie du cinéma. Contributeur chevronné à Vanity Fair, Biskind, 77 ans, est l’auteur notamment d’une biographie de Warren Beatty et d'un ouvrage de référence sur Le nouvel Hollywood. Le livre que Biskind a publié en 2005, intitulé Sexe, mensonge et Hollywood, est pour une large part une enquête sur les frères Weinstein –Harvey et Bob– qui, par le biais de leur société Miramax, ont révolutionné la façon de faire des films indépendants à Hollywood. Si le livre présente un portrait accablant et critique d’un Harvey soupe au lait et volubile, il n’aborde pas les histoires de viol, d’agression et de harcèlement que de nombreuses actrices et d’autres ont confiées à des journalistes ces dernières semaines.

Pour discuter de la carrière de Weinstein et du manque d’intérêt des médias vis-à-vis de son comportement grotesque jusqu’à aujourd’hui, j’ai récemment eu une conversation téléphonique avec Biskind –que j’ai déjà rencontré lors d’événements informels et qui est ami avec mon père. Pendant notre conversation, éditée et condensée pour plus de clarté, nous avons abordé la raison pour laquelle le comportement sexuel de Harvey ne prend pas plus de place dans le livre de Biskind, la façon dont Hollywood a changé ou pas, et la réaction de Brad Pitt lorsque sa petite amie de l’époque, Gwyneth Paltrow, a accusé Weinstein de l’avoir harcelée.

Isaac Chotiner: Vous avez donné une interview au HuffPost dans laquelle vous dites que vous aviez entendu certaines choses. Vous avez dit que Brad Pitt vous en avait raconté une plus particulièrement. Est-ce que ces histoires mentionnaient que Weinstein avait tenu des propos déplacés, mis sa main sur la jambe de quelqu’un ou s’agissait-il d’agressions ou de viols?

Peter Biskind: Vous savez, je ne me souviens pas des histoires. Ce n’était jamais aussi extrême que des viols. Mais je ne m’en souviens vraiment pas. Il faudrait que je me replonge dans mes notes, ce qui est un cauchemar, donc je ne l’ai pas fait. Le «tout le monde savait» que vous entendez partout, c’est la vérité. On entendait des histoires de parties de jambes en l’air, mais je ne me souviens pas de ce que j’ai entendu en détail, et il me semble que je m’en serais souvenu si c’était quelque chose d’aussi grave que des viols. Mais une sorte de promotion canapé gentillette, c’est incontournable à Hollywood. Les trucs qui ont été révélés récemment sont bien plus graves que ça. La promotion canapé c’est tellement un cliché à ce stade qu’on peut l’interpréter de beaucoup, beaucoup de manières différentes. Je n’ai pas entendu parler de choses telles que celles qui viennent d’être dévoilées.

Pensiez-vous que la pratique de la promotion canapé méritait d’être dénoncée? Ça ne figure pas dans votre livre. Avec le recul, pensez-vous qu’il l’aurait fallu?

Vous savez, à ce moment-là le sujet du livre ce n’était pas Harvey lui-même. C’était l’explosion du cinéma indépendant dans les années 1990. Je le sentais, vous savez, j’avais parlé des vies personnelles, du côté sombre des vies personnelles dans le livre que j’avais écrit avant, Le Nouvel Hollywood, parce que ça affectait le genre de films qu’ils faisaient. C’était l’époque du cinéma personnel. Mais je le considérais davantage comme un livre sur son business, et je n’avais pas l’impression que ça affectait vraiment ses affaires, la conduite de ses affaires. Alors peut-être que c’était une erreur, mais à l’époque je le ressentais comme ça. Je sentais aussi que c’était très incendiaire et que ça changerait l’orientation du bouquin. Ça aurait cannibalisé tout le livre si j’étais entré là-dedans.

Si vous dites que ça aurait cannibalisé tout le livre, cela implique que vous entendiez un tas de trucs différents, et non pas juste une histoire ponctuelle de promotion canapé.

Je ne vous mens pas. Je ne me souviens plus de ce que j’ai entendu et je ne le cherchais pas, donc je n’ai sans doute pas entendu autant que si j’avais fait des recherches. Et les gens parlaient de façon confidentielle, ils avaient signé des accords de confidentialité et tout ça et personne ne voulait en parler.

S’ils disaient qu’ils avaient signé des accords de confidentialité, cela veut dire qu’il y avait quelque chose.

Eh bien cela voulait bien dire qu’il y avait quelque chose, mais je ne suis pas allé voir parce que je ne pensais pas que cela avait un intérêt dans le cadre de mon livre. Maintenant je suppose qu’on pourrait dire que ce genre de comportement—les comportements violents—a affecté ses affaires, mais jusqu’à ce moment-là je pense que c’est exagéré de dire ça. Maintenant oui—ça a détruit ses affaires. Mais à ce moment-là personne ne disait rien. Tous les gens qui ont parlé publiquement, 90% d’entre eux, ont dit qu’ils avaient peur d’ouvrir la bouche. Et quand j’ai écrit ce livre il était au sommet de sa puissance. Il terrifiait les gens—même les responsables de sa société à qui j’ai parlé ne voulaient rien dire.

Il semble que c’était une de ses manières de conduire ses affaires. Il se servait des employés de sa société pour faciliter ses comportements. Il utilisait ces trucs pour négocier.

Le livre concerne davantage sa manière de produire des films et ses relations avec les réalisateurs. C’est là-dessus que je me suis concentré.

Mais le livre parle de son poids et de son mariage, donc vous vous intéressiez aussi à lui en tant que personne.

C’est vrai.

Donc lors de votre enquête vous n’avez rien trouvé qui laissait apparaître que c’était une grande part, voire une part écrasante de sa personnalité?

Non, parce que je n’en avais simplement pas tellement entendu parler. J’ai lu le post de quelqu’un sur Facebook, quelqu’un que j’ai interviewé, qui disait qu’il regrettait de ne pas pouvoir me dire la vérité… parce qu’il a signé un accord de confidentialité. Mais que j’avais deux histoires là-dessus—deux sources, mais les deux officieuses—et que je ne pouvais pas m’en servir parce que personne ne voulait en parler publiquement. Je n’ai aucun souvenir de ça et je suis retourné regarder son interview et je n’ai rien trouvé. J’ai beaucoup oublié de ce que j’ai entendu.

«Brad Pitt a dit qu’il aimait bien Harvey et qu’il l’admirait malgré ça. J’ai eu l’impression que ce qu’il avait fait à Gwyneth Paltrow ne devait pas être trop grave»

Juste pour être clair, quand vous faisiez votre enquête, personne n’est venu vous voir pour vous dire: «Vous devriez parler du fait qu’il m’a agressée» ou quelque chose comme ça?

Non, ça n’est jamais arrivé.

Quand Brad Pitt vous a raconté cette histoire en off au sujet de Gwyneth Paltrow dont vous pouvez parler maintenant puisqu’il l’a révélée, comment a-t-il réagi?

Son attitude était, paradoxale, puisqu'il a dit qu’il aimait bien Harvey et qu’il l’admirait malgré ça. J’ai eu l’impression que ce qu’il avait fait à Gwyneth Paltrow ne devait pas être trop grave, sinon Brad Pitt n’aurait pas dit des trucs comme ça.

C’est une interprétation.

Il a définitivement dit qu’il aimait bien Harvey.

Est-ce que vous avez entendu beaucoup d’histoires louches sur des gens à Hollywood—pas forcément qui avaient des relations sexuelles, mais des comportements déplacés ou illégaux—quand vous faisiez vos recherches pour vos autres livres?

J’en ai certainement beaucoup entendu parler dans les années 1970, mais je ne suis au courant de rien d’illégal. J’essaie de penser à des histoires précises. Il y avait beaucoup de sexe libre dans les années 1970. J’essaie de ne pas m’attirer d'ennuis. C’était l’époque de l’amour libre, donc tout le monde était défoncé tout le temps. Les rapports sexuels étaient plus détendus qu’aujourd’hui. Don Simpson était quelqu’un de violent et j’ai écrit un article sur lui. Et j’en ai parlé dans cet article. Il a attaché une femme à un arbre je crois. Ce qu’il a fait au-delà de ça je ne sais pas. Mais les années 1970 étaient une époque tellement différente.

Quand vous dites que vous ne voulez pas vous attirer d'ennuis, vous faites allusion à quoi ?

J’essayais de formuler une réponse à une de vos questions. Dans les années 1970, le sentiment général, et je pense que ça a toujours été vrai à Hollywood, et que ça remonte à l’époque du cinéma muet, c’était que les règles ne s’appliquent pas à eux, ce qui était d’ailleurs le nom du dernier film de Warren Beatty [The rules don’t apply, traduit en français par L’exception à la règle]. Ils le vivent au quotidien. Ils ne sont pas contraints par la morale civile, on peut dire ça comme ça.

Vous voulez dire que les règles ne s’appliquent pas et que donc ils trompent leurs femmes et ils couchent avec 150 personnes par an, ou qu’il est permis de tripoter une femme ou de l’agresser?

Ça dépend. C’est comme cette histoire avec Roman Polanski. Il n’avait aucun scrupule. Je suis convaincu qu’il était persuadé de ne rien faire de mal. Et en fonction de la personne et des limites que ça atteignait, je pense que le sentiment général était qu’on pouvait faire ce qu’on voulait et s’en sortir sans problème.

«Harvey Weinstein était absolument inconscient de ses propres limites»

Vous croyez vraiment qu’il a drogué une fille de 13 ans et qu’il a eu des relations sexuelles avec elle sans se dire qu’il faisait quelque chose de mal?

Je n’en sais rien. Bert Schneider, qui dirigeait une société appelée BBS, qui a eu une influence incroyable pendant quelques années, avait une petite amie de 16 ans alors qu’il avait la quarantaine ou un truc comme ça. Une amie de sa fille. Je ne crois pas que c’était si courant mais je ne pense pas non plus qu’il avait l’impression que ça sortait tant que ça de l’ordinaire, et personne ne semblait le regarder de travers.

Jodi Kantor, qui a contribué à révéler l’affaire dans le New York Times, m'a dit hier qu’une des raisons qui explique que l’affaire sorte maintenant c’est que sa puissance est sur le déclin.

C’est vrai.

En quoi et pourquoi est-elle sur le déclin?

Il était dans une position géniale avec Disney. Disney lui a donné beaucoup d’argent, il a eu les yeux plus gros que le ventre et il a voulu rivaliser avec les studios. Il a fait Cold Mountain avec, genre, un budget de 90 millions de dollars. On parle d’un studio qui a commencé avec des films à 2 millions.

Il a clairement eu des difficultés et les films n’ont pas aussi bien marché que prévu, il est passé à la télévision et il s’est surdéveloppé. Il a lancé un magazine. Il s’est éparpillé. Il était absolument inconscient de ses propres limites.

Quel héritage laisse-t-il à Hollywood?

Aussi horrible qu’il a pu être sous beaucoup, beaucoup d’aspects, il a permis aux films indépendants de trouver leur place. Avant Harvey, aucun film indépendant ne faisait plus de 10 millions de dollars. Il s’est échappé du ghetto des films d’art et d’essai et a il imposé le cinéma indépendant dans les salles de banlieue. Il a remporté des Oscar pour des films indépendants. Il a transformé le cadre des Oscar.

Il avait un vrai talent pour identifier des films dont personne ne voulait et pour gagner beaucoup d’argent avec. Et par conséquent, comme je l’ai dit, il a transformé l’univers entier des films indépendants. Mais il y avait un inconvénient aussi. Lorsqu’il a commencé à surenchérir sur tout le monde avec l’argent de Disney, lorsqu’il achetait des films et qu’il dépensait toujours plus d’argent pour en acheter, ça nous a rendu plus prudent. Alors on prend des stars sur le déclin qui veulent se refaire une image, comme Stallone et Bruce Willis plutôt que de chercher de nouveaux talents ou de prendre des risques. On essaie de protéger son argent. Je crois que ça a contribué au déclin du cinéma indépendant aussi. Il l’a développé, et ensuite à un certain degré, il l’a abîmé.

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