Le nouveau film d’Amos Gitai est un documentaire. Il témoigne d’initiatives d’individus ou de petits groupes pour maintenir des échanges, une écoute, si possible des projets communs entre juifs israéliens et Palestiniens, dans un contexte particulièrement hostile.
Mais c’est aussi une méditation politique d’une portée plus vaste, formulée avec acuité et émotion.
Gitai va à la rencontre d’activistes, d’associations juives, ou arabes, ou mixtes. Il regarde et il écoute, répond, questionne. Il enregistre la parole des idéologues de l’expansionnisme sioniste, et celle de leurs adversaires au sein de l’intelligentsia israélienne.
Il est présent, à l’image, au son, comme réalisateur et comme citoyen. Pas question de narcissisme ici, mais une affirmation claire: c’est son histoire, son pays. Il en est partie prenante.
Histoire et géographie
Ce faisant, il renoue avec une histoire longue, marquée par son Journal de campagne, tourné en 1982 pendant la guerre contre le Liban, et dont on retrouve des extraits, et une démarche commune: aller sur le terrain, observer, décrire.
Mais les temps ont changé. Ils ont même changé plusieurs fois, et en filigrane se dessine ce feuilletage, qui n'a rien pour rendre optimiste. Inscrit dans le temps long, le film est aussi, surtout, inscrit dans des lieux. Cette question d'histoire est simultanément une question de géographie.
Mais Amos Gitai n'est pas un professeur. Il n'est pas non plus un journaliste ni un militant. La position qu'il revendique est ici celle d'un archéologue, qui rendrait visible l'empilement des couches temporelles, et leur fardeau de violence, mais aussi leur diversité.
Deux ans après le film qu’il avait consacré au meurtre d’Yitzakh Rabin, Gitai ouvre cette nouvelle réalisation avec un entretien où il rencontrait le dirigeant, lequel, quelques mois avant d'être assassiné, déployait sa vision des possibles évolutions des relations israélo-palestiniennes. Rabin n’avait rien d’un enfant de chœur ni même d’une «colombe». Pourtant, à côté des discours des dirigeants israéliens actuels, on a parfois l’impression d’entendre un doux rêveur: mesure de l’évolution politique vertigineuse en une vingtaine d'années.
La qualité du regard
L’extrême simplicité dans la manière de filmer se nourrit d'une qualité du regard, une attention à l’autre qui ne se dément pas même lorsque l’interlocuteur est un adversaire méprisant et agressif. C'est ce regard qui fait du film une succession de rencontres précieuses.
Deux sœurs de la colonie de Tekoa implantée en Cisjordanie.
Sa générosité est particulièrement sensible lorsqu’elle concerne des très jeunes gens, dont certains prennent des risques considérables pour tenter d’empêcher des actes indignes, ou pour en témoigner.
On l'éprouve également face à Gideon Levy, ce journaliste de Haaretz, aussi lucide que rigoureux, qui depuis 30 ans documente en compagnie du photographe Alex Levac ce qui se passe dans les territoires occupés.
Ce regard, cette écoute, se portent aussi vers ceux qui sont en colère, vers cet enfant rieur qui rêve de mourir en martyr d'Allah, vers ces jeunes filles juives qui se racontent une impossible coexistence entre les colons et ceux dont ils viennent d'occuper les terres manu militari. Personne ne dit qu'ils ont raison, la manière de les filmer dit qu'il faut commencer par du respect.
Un homme –le réalisateur–, des petits groupes, des personnes isolées: À l’Ouest du Jourdain est clairement un film minoritaire. Un geste de cinéma pour exprimer la volonté de ne pas abandonner sur l’essentiel, même quant tous les rapports de force semblent défavorables.
Question d'échelle
La fin du film concerne le harcèlement, par les autorités toutes acquises à la colonisation, de la communauté bédouine de Khan al-Ahmar. Il conte la menace (depuis mise à exécution) de destruction du village et notamment d’une école qui avait aussi l’intérêt aux yeux de Gitai, ancien étudiant en architecture et toujours passionné de pensée de la construction, d’être bâties avec des procédés à la fois innovants et très simples, économiques et écologiques.
L'école de Khan el-Ahmar
Face à cette réalité massive de droit du plus fort et du mépris y compris de leurs propres lois par le pouvoir et les colons juifs, des organisations comme Breaking the Silence, B’Tselem, Woman Wage Peace ou The Parents Circle peuvent-elles, au-delà du courage de leurs membres et de la légitimité éthique de leurs actions, constituer des «maquettes» d’un autre avenir que l’éternel écrasement des Palestiniens, que l'éternel reniement par Israël des valeurs surlesquelles elle avait prétendu se construire?
Cette question de maquette est une mise en acte concrète de ce qui est en train de devenir un concept-clé de science politique, la notion de scaling. Dans quelle mesure, à quelles conditions et avec quels effets des situations locales sont-elles capables de changer d’échelle, de modéliser des pratique ou des modes d’organisation à d’autres niveaux, y compris nationaux, supranationaux ou globalisés?
Rien de surprenant à ce que les questions de proportions, d’élévation, de changement d’échelle trouve chez l'architecte Amos Gitai un observateur particulièrement attentif. Rien d'étonnant à ce que ce soit avec les moyens du cinéma –le temps, l'espace, le point de vue, le montage– que ces questions soient posées par le cinéaste Gitai.