S’il y a bien un secteur où Didier Deschamps ne doit pas trop se creuser les méninges pour composer sa liste avant chaque rassemblement, c’est l’attaque. Le sélectionneur de l’équipe de France de football dispose d’un vivier impressionnant à ce poste. Peut-être sans précédent, dit le milieu du foot. En vrac : Antoine Griezmann, troisième du dernier Ballon d’Or (derrière Cristiano Ronaldo et Lionel Messi), Kylian Mbappé, nouvelle star du Paris Saint-Germain à seulement dix-huit ans ou encore Ousmane Dembélé, troisième transfert le plus cher de l’histoire du football (105 millions d'euros plus 42 de bonus) et pendant de Lionel Messi au Barça…
«La génération actuelle est la plus forte de l’histoire du football français», a tranché Gérard Houllier dans Le Parisien en mars 2017. Ce n’est qu’un superlatif parmi d’autres. Le football français, l’intéressé en connaît un rayon puisqu’il a été sélectionneur national en 1992-1993 et directeur technique national - c’est-à-dire «l’entraîneur des entraîneurs» du pays - de 1989 à 1998 puis de 2007 à 2010. L’analyse est la même chez Nicolas Anelka, ancien attaquant des Bleus (69 sélections). Il assénait dans le JDD en avril dernier : «D’ici trois ans, cette équipe de France sera imbattable».
L’éclosion des pépites Mbappe et Dembélé a presque fait oublier l’existence d’autres talents offensifs : Anthony Martial, 22 ans seulement, bouillant depuis le début de la saison à Manchester United, qu’il avait rejoint pour 80 millions d’euros en 2016 ; Kingsley Coman, 21 ans, qui a déjà fait à son jeune âge le bonheur de la Juventus et du Bayern Munich ; ou encore Thomas Lemar, 21 ans aussi, dont la patte gauche régale Monaco et qui aurait pu rejoindre Liverpool contre un énorme chèque cet été. Deschamps peut aujourd’hui se passer d’un Martial, d’un Nabil Fekir, capitaine et brillant attaquant de l’Olympique Lyonnais, ou d’un Wissam Ben Yedder, auteur d’un retentissant triplé en Ligue des champions face à Maribor sous les couleurs de Séville.
La génération 1987 nous a déçus
Certains résultats donnent parfois raison aux optimistes béats. Récemment, les Bleus ont explosé les Pays-Bas en août (4-0), fait craquer le Paraguay (5-0) et dominé l’Angleterre (3-2) en juin. Sans oublier le dernier Euro, terminé en finale par une défaite face au Portugal (1-0 a.p). Mais avant de se déplacer en Bulgarie samedi pour le compte des qualifications, difficile d’oublier le 0-0 invraisemblable abandonné au Luxembourg le mois dernier à Toulouse. Il n’a pas encore écorné cette image d’une équipe au potentiel offensif dément. Mais entre l’image et la réalité des titres, les Bleus devraient se souvenir qu’il y a une marge. Les commentaires n’étaient pas différents il y a une dizaine d’années quand la génération 1987 - Karim Benzema, Samir Nasri, Hatem Ben Arfa, Jérémy Ménez - devait mettre l’Europe à ses pieds.
Benzema, le meilleur d’entre eux, n’aura jamais rien remporté avec les Bleus. C’est simple : il a évolué avec eux entre leurs deux dernières grandes finales, la Coupe du monde 2006 et l’Euro 2016. A bientôt 30 ans, il est l’un des meilleurs attaquants d’Europe. Mais il n’a plus joué en équipe de France depuis exactement deux ans en raison de son implication présumée dans une affaire de chantage à la sextape avec un autre joueur, Mathieu Valbuena. Double champion d’Europe en titre avec le Real Madrid, reconnu dans le monde entier comme une référence à son poste, auteur de 182 buts en 371 matches depuis son arrivée en Espagne en 2010, Benzema est devenu un absent banal. Des conférences de presse entières se déroulent à la FFF sans qu’aucun journaliste n’évoque plus son cas à Didier Deschamps. Ce statu quo dure grâce aux résultats de l’équipe de France, encore honorables, et à la réussite du “successeur” Olivier Giroud, remplaçant à Arsenal mais performant en sélection (27 buts en 66 sélections). Pour la petite histoire, Giroud a inscrit autant de buts que Benzema (qui a joué 81 matches en Bleu), entrant dans le top 10 des meilleurs buteurs de l’histoire de la sélection, à deux longueurs seulement des illustres Jean-Pierre Papin et Just Fontaine.
Des grands attaquants en Bleu, c’est loin d’être nouveau
Fontaine, 84 ans aujourd’hui, est là pour rappeler que les Bleus n’ont pas attendu le XXIe siècle pour déposer des meilleurs attaquants du monde.«Justo» aime parler «ballon» et fait le difficile face au réservoir actuel. Le monsieur à qui on parle a gagné quatre championnats de France, fini meilleur buteur de la Coupe du monde 1958 et de la Ligue des champions 1959. Il en faut un peu plus pour l’impressionner:
«Oui, les noms que vous me citez sont de bons joueurs, d’autres un peu moins bons. Certains jouent dans de grands clubs. Mais bon, nous avons été la meilleure attaque au Mondial 1958 Suède avec 23 buts en 6 matches. Et moi, j’en ai marqué 13, ce qui est encore le record.»
Just Fontaine, qui avait 24 ans à l’époque, demande en substance des chiffres et de vraies références internationales aux Bleus d’aujourd’hui. L’ancien buteur du Stade de Reims a raison. Des attaques françaises flamboyantes, la France en a vu d’autres. 1958, d’abord, avec les Kopa, Fontaine et Piantoni, tous issus de la pépinière rémoise. 1984, ensuite, avec la génération Platini championne d’Europe, les Lacombe et Rocheteau soutenus par un milieu de meneurs de jeu, où brillait aussi Alain Giresse. Le début des années 90 a, lui, vu cohabiter Jean-Pierre Papin, David Ginola et Eric Cantona. Ces trois stars européennes ont laissé leurs places aux «petits jeunes» David Trezeguet, Thierry Henry et Nicolas Anelka au tournant des deux millénaires. Les deux premiers ont été champions du monde en 1998 et d’Europe en 2000. Anelka n’était impliqué que lors de cet Euro.
Cet historique est partiel et évidemment non-exhaustif mais il dit l’essentiel : des grands attaquants en Bleu, c’est loin d’être nouveau. Et les vingt dernières années ont été particulièrement généreuses en la matière, pour des résultats internationaux irréguliers et une qualité de jeu souvent très oubliable. Les équipes de France ne se sont pas forcément distinguées ces dernières années par un appétit prononcé pour l’offensive, et ses entraîneurs non plus. Jacques Santini, Raymond Domenech, Roger Lemerre ou encore Didier Deschamps n’ont jamais montré de passion folle pour le «tiki taka» espagnol ou le football total dérivé de l’Ajax Amsterdam des années 1970.
L’émergence de joueurs biberonnés au football de rue
Il demeure difficile d’identifier l’origine de cette vague de jeunes attaquants invraisemblables de vitesse, d’adresse et d’ambition. «Si c’était dû à la formation, depuis le temps, tout le monde aurait réussi à faire émerger des générations de grands attaquants, sourit Michel Hidalgo, sélectionneur de la première équipe de France titrée dans une grande compétition (l’Euro 1984) et aux manettes pendant huit ans d’un projet de jeu très offensif. Le talent, à ce poste, relève du personnel, de l’individuel. Certains deviennent des grands joueurs sans avoir fait quelque chose de spécial pour cela.»
Terre d’immigration, la France a vu émerger dans les années 1990 et 2000 des jeunes joueurs aux origines et aux parcours divers. A l’instar de l’Angleterre ou du Portugal, qui ont fait de leur histoire coloniale un atout pour leur football, la France a hérité de profils athlétiques et techniques plus variés. L’émergence, depuis 20 ans, de nouvelles générations d’enfants des quartiers populaires explique en partie la qualité de ces joueurs biberonnés au football de rue. Le développement de la formation à la française a fait éclore ces nouveaux potentiels. L’INF Clairefontaine a vu passer en son sein, depuis son ouverture en 1990, plusieurs des attaquants cités dans cet article (Henry, Anelka, MBappé pour ne citer qu’eux).
«On ne manque pas d’attaquants mais on a pas encore forcément une attaque.» Bruno Bellone, l’homme qui assène ce constat avec un accent varois bien chantant, a offert son premier titre de champion d’Europe à la France d’un petit ballon piqué sous la barre certifié INA. Ancienne gloire de Monaco, champion d’Europe avec les Bleus en 84, on l’appelait «Lucky Luke» pour sa rapidité dans le couloir gauche. «Si vous regardez les derniers matches des Bleus, ça manquait un peu de percussion, de rythme, relève-t-il. On s’est créé des occasions mais on ne les a pas toujours mises au fond. Nous, individuellement, on n’avait pas des statistiques incroyables à l’époque. Moi, en tant qu’ailier, mon rôle était surtout d’écarter le jeu pour permettre à nos milieux, comme Tigana ou Giresse, d’apporter le surnombre devant. Même Rocheteau n’a été un vrai attaquant qu’à la fin. Et pourtant, on a gagné des titres.» Bellone insiste :
«Une équipe, ça se construit, et une attaque aussi. On dit qu’il faut environ quinze ans pour avoir une grosse équipe. Celle de Zidane est arrivée quatorze ans après la nôtre, si on regarde bien. Ça se tient.»
L’été prochain, lors du Mondial en Russie, le dernier titre des Bleus remontera à dix-huit ans. Si le théorème de Bellone dit vrai, la France est tout juste dans les temps.