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Pourquoi la radio jeune Skyrock lance une appli digne des «services secrets»

Temps de lecture : 8 min

La station a lancé une application de messagerie sécurisée et anonyme. Son nom? Skred. Skyrock, Skred... Tout ça pour un public jeune? Oui, mais pas seulement.

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Ça commence d’abord par une voix de femme: «Écoute, vu ce que j’ai trouvé dans ton téléphone, ce n’est vraiment plus possible...» Puis, ça enchaîne avec celle d’un homme. «Pourquoi prendre des risques avec votre messagerie habituelle? Maintenant, il y a Skred. Toutes les techniques des services secrets réunis pour la première fois dans une application de messagerie. Enfin le vrai anonymat! Skred, au service de vos secrets.»

C'est le matin, et cette étrange publicité, on vient de l'entendre sur Skyrock, radio musicale orientée hip-hop et rap. Depuis le 25 septembre 2017, l’application Skred permet à ses utilisateurs de dialoguer dans un niveau d’anonymat très élevé. La messagerie n’exige ni numéro de téléphone, ni adresse e-mail.

«On ne demande pas d’informations personnelles à l’utilisateur», explique Jérôme Aguesse, directeur général de Skyrock, attablé à son bureau dans les locaux de la radio, au coeur de Paris. Dans son costume deux pièces, il explique pourquoi ils ont lancé Skred. Spoiler: ce n'est pas pour transformer tout le monde en James Bond.

«C’est vraiment un outil de souveraineté numérique personnelle. Les gens disent: “Je n’ai rien à cacher” mais ça ne les empêchent pas de fermer les rideaux chez eux le soir. Ce n’est pas parce qu’on a rien à cacher qu’on n’est pas soucieux de son intimité. Le principe de cette application est donc de remettre la confidentialité à un niveau qui est juste.»

La sécurisation «au maximum»

Les applications cryptées, il y en a pourtant un paquet: Telegram, Signal… Mais pour Jérôme Aguesse, la sienne est différente. Et cela pour trois raison. La première: Skred est plus maniable, assure-t-il.

«Il y a plein de produits hyper sécurisés mais ce qui est important c’est que la sécurité ne prenne pas le pas sur l’usabilité. Il ne faut pas rentrer vingt-cinq codes. Nous on essaye de pousser la sécurisation au maximum tout en restant grand public.»

La deuxième: Skred sera sans publicités, «sortes de portes dérobées qui permettent de retrouver ou tracer l’utilisateur». Et la troisième raison, c’est que l’application est française et correspond à l’idée de souveraineté numérique développée par Skyrock et son patron, Pierre Bellanger, depuis de nombreuses années. Bellanger, ancien des radios libres, a d’ailleurs écrit un livre sur le sujet, sobrement intitulé... La Souveraineté numérique. Ce n'est dont pas un hasard si le groupe Skyrock est «fortement engagé sur la voie du numérique depuis les années 2000», comme le souligne son DG Jérôme Aguesse:

«On a commencé avec le site internet Skyrock FM [lancé en 1998, ndlr], qui était le pendant de la radio sur le web. Et ensuite en 2002 avec les Skyblogs qui ont eu un succès considérable et ont marqué toute une génération.»

«Il y a une envie pour des produits qui ne demandent pas de données personnelles»

Skred, Pierre Bellanger et Skyrock y réfléchissaient depuis «plusieurs années». Mais c’est surtout l’an dernier que le projet s’est mis en place. Ils s’associent avec la société Twinlife, qui sert de partenaire technique car «partir de rien aurait pris trop de temps», explique le directeur général de Skyrock. Et il ne seraient pas partis de nulle part, à les entendre: l’idée a été portée par une demande des fans de Sky.

«Sur Skyrock, on a un chat depuis le début. On sait grâce à lui qu’il y a une appétence pour les produits de communication sur notre cible. On est au cœur de ce qu’il se passe. Les bruits bas, on arrive à les identifier. Et on a détecté qu’aujourd’hui, et encore plus demain, il y a une envie pour des produits qui ne demandent pas de données personnelles, ou du moins qui respectent l’intimité de ses utilisateurs.»

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Des utilisateurs qui seraient... les jeunes? Entre le nom (Skred), la pub (qui vend une appli utile pour tromper son copain ou sa copine en toute discrétion), et en profitant du réseau Skyrock pour la promouvoir, la cible semble tout indiquée. Même si certains n’ont pas semblé apprécier l'axe de communication choisi par la radio.

Jérôme Aguesse nuance: «Ce sont des clins d’œils mais on ne vise pas un public en particulier. On s’est toujours efforcé d’être le moins clivant et s’adresser au plus grand nombre. Il n’y a pas d’avantage aujourd’hui à viser une cible en particulier quand on met en place un produit d’échange. Parce que chacun connaît dans son environnement tout type d’individus. Ça ne fonctionnerait pas de créer une application de téléphonie uniquement pour dialoguer avec trois ou quatre personnes».

Les jeunes sont pourtant les plus demandeurs en matière de messageries instantanées, comme l'explique détaille Sandra Hoibian, directrice du «Pôle Evaluation et Société» au Credoc:

«Il y a une progression de ces messageries, qui existent pourtant depuis très longtemps. Elles connaissent une sorte de deuxième jeunesse et surtout chez les jeunes».

La chercheuse différencie les 12-17 ans et les 18-24 ans. Deux classes d'âge, deux points de vu sur les questions de vie privée et de sécurité des échanges. «Les premiers vont être moins précautionneux dans leur pratique que les "jeunes plus vieux", qui vont être de gros consommateurs mais sont plus vigilants sur leurs usages et les informations qu’ils vont laisser», explique Sandra Hoibian. Elle estime qu’avec une «sécurisation sans effort», il y a peut-être «un créneau à prendre».

À la fin du mois de septembre, l’application comptait environ 20.000 utilisateurs. Jérôme Aguesse et Skyrock visaient le «million d’utilisateurs à long terme» et pensent l'atteindre «très vite».

Un concurrent: Snapchat

Un optimisime modéré par Sandra Hoibian: les jeunes n'ont pas attendu Skred pour se tourner vers des applications qui donnent l'illusion de la protection de la vie privée, notamment avec l'arrivée de Snapchat et de ses messages qui s'autodétruisent (mais qui peuvent êtes conservés par des petits malins). «Les jeunes sont rentrés dans ce type d’usages, ils sont arrivés via une deuxième génération des réseaux sociaux et ont commencé à échanger avec des messages qui se suppriment, explique-t-elle. C’est devenu presque une norme en fait». Problème pour Skred, supprimer un message (qui se supprimera sur le téléphone de l’autre aussi, vu que la conversation n’est pas stockée sur les téléphones) demande une action spécifique, au contraire de Snapchat. Ce qui pourrait rebuter les plus jeunes.

«Les réseaux sociaux qui marchent le mieux, sont ceux où il n’y a pas grand chose à faire. Les plus jeunes veulent de la simplicité», soutient Sandra Hoibian.

Et les jeunes, justement. A quoi ils rêvent, en matière d'appli? Alice, en première L à Dunkerque, ne connaissait «pas du tout» cette application et n’a personne autour d’elle «qui l’a téléchargé». «J’écoute peu Skyrock aussi», concède-t-elle. Elle utilise plutôt Twitter et Snapchat, et ses amis sont aussi plutôt sur Whatsapp et Messenger. Mais à cet âge, personne ne poste sur Signal ou Telegram, les deux applis parmi les plus sécurisées du marché. Pour Sandra Hoibian, c’est parce que «les notions de vie privée et vie publique ont évolué. Les plus jeunes savent que ce qu’ils postent, les échanges qu’ils ont, seront un jour visible». La recherche d’une protection de la vie privée «ne se pose pas de la même manière sur cette classe d’âge» car ils sont «entrés dans la société avec une numérisation à tous les étages».

«Ils n’ont pas placé les barrières au même niveau. Aujourd’hui, appartenir à la société, c’est avoir des échanges numériques. Et ne pas le faire c’est se couper des copains. Les frontières entre privé et public évoluent», conclut la chercheuse, co-auteure d’un baromètre sur la jeunesse et d’un autre sur la diffusion des nouvelles technologies.

Chaque messagerie crée ses usages

Pour être parfaitement anonyme, Skred marche de façon cryptée et sans carnet d’adresses. Vos contacts sont à rentrer manuellement via l’échange de QR code (on peut aussi les importer directement via le carnet d'adresse de son téléphone mais Skred préviendra l’utilisateur qu’il met son anonymat en danger). L’application ne stocke pas les contacts mais les liens créés. Par exemple, dans les autres applications de messagerie du type Messenger, Whatsapp, Snapchat, l’utilisateur A communique avec d’autres: B, C, D…

«Les plus jeunes sont toujours à la recherche des nouvelles applications où il y peut y avoir de nouveaux espaces de libertés»

Sandra Hoibian

Dans Skred, chaque relation est anonyme, donc A va parler avec B. Mais pour communiquer avec C, un compte parallèle, A' ou A'', se créé pour garder l'étanchéité entre les conversations. «Dans le cas habituel, si on supprime son compte (A), tous les liens ont disparu. Dans Skred, si vous supprimez A, la relation avec B disparaît mais A’ ou A» restent», explique Jérôme Aguesse. Tout cela se fait via le réseau internet, sans besoin de passer par la carte SIM. Pas de trace, aucun moyen d'être identifié.

Ce processus peut être un peu compliqué pour un public assez jeune. Néanmoins, Sandra Hoibian note que l'envie de ne pas être relié à un nom et être anonyme, «est déjà très installée chez les jeunes»:

«Ça peut du coup trouver un public. Ça peut aussi être un moyen de se préserver. Être un lieu pour d’autres groupes de discussion. Chaque nouvelle messagerie créée de nouveaux usages. Les plus jeunes sont toujours à la recherche des nouvelles applications où il y peut y avoir de nouveaux espaces de libertés.»

Pour les jeunes, mais pas seulement

Skyrock et Jérôme Aguesse le martèlent: Skred, ce n'est pas que pour les jeunes. Leur études de marché ont identifié «deux populations très intéressées»: d’une part «la nouvelle génération», «qui est évidemment [leur] credo» et des personnes plus âgés, des parents ou grands-parents, «sensibles aux messages des autorités publiques sur la mise en danger que peut représenter par exemple la publication d’une photo sur internet. Ça fait plusieurs années que la société civile alerte sur les dangers potentiels».

Mais Skyrock n'est évidemment pas qu'une entreprise philantrophique: si l’appli est gratuite et ne diffuse aucune pub, Jérôme Aguesse, Pierre Bellanger et leurs équipes espèrent vendre «des services surtaxés, comme de la sauvegarde d’utilisateurs» et surtout développer les services pour les professionnels. Un public visé par Skred, indique Jérôme Aguesse en faisant de grands gestes:

«Il y a vous, les journalistes, pour le secret des sources. Ou le secret des affaires. C’est une notion qui a été mise à mal depuis des années. Pour beaucoup de sociétés qui font des appels d’offres, qui ont besoin d’échanger, ce n’est pas forcément judicieux d’utiliser les technologies dans les mains de concurrents de l’étranger».

Verra-t-on un jour une entreprise se faire racheter après avoir négocié sa vente sur Skred? Jérôme Aguesse l’affirme avec un sourire fugace.

Reste que la mise en ligne de cette application tombe à point nommé, au moment même où l'Assemblée a voté massivement l'entrée de l’état d’urgence dans le droit commun. Le projet de loi comporte plusieurs mesures sur la surveillance des communications hertziennes. Une personne suspectée «sera aussi dans l’obligation de donner à la police ses identifiants de divers compte (réseaux sociaux, adresses de messagerie, etc.)», comme l'ont noté les Décodeurs.

«Est-ce que l’on craint le gouvernement? Non. On saura respecter la loi de la République et prendre nos responsabilités. Ce que l’on propose c’est une liberté positive», répond Jérôme Aguesse. Et tant pis si quelques jeunes utilisateurs en profitent pour tromper leur conjoint.

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