Cet article s'inscrit dans une série de réflexions autour de l'écriture inclusive. À lire aussi: Si seulement mes enfants pouvaient ne pas apprendre «le masculin l’emporte toujours sur le féminin» et Huit idées reçues ou crétineries sur l'écriture inclusive.
On pourrait quasiment en faire un théorème mathématique: la tonalité morale d'un discours est inversement proportionnelle à sa solidité factuelle. Avec comme corollaire immédiat: plus la défense d'une idée se fait en des termes manichéens, plus vous avez de chances de dénicher des fondations branlantes si jamais vous vous donnez la peine de creuser dans la cave théorique de l'idée en question.
L'écriture inclusive est un cas d'école. Depuis que la question est revenue sur le devant de la scène –l'envie d'une «réforme féministe du langage» aura notamment connu une relative heure de gloire à la fin des années 1970, avec des «séminaires» antisexistement remplacés en «ovulaires», pour ne donner qu'un seul et pittoresque exemple–, difficile de ne pas renifler l’âcreté de la guerre de tranchées. Soit vous êtes pour, soit vous êtes un affreux réactionnaire, nostalgique du temps béni des colonies et de l'époque où maman maîtrisait à la fois l'art du soufflé, du chignon banane et de la fermeture bien serrée de sa bouche (sauf pour pouffer aux plaisanteries forcément dégueulasses de papa avant d'aller lui cimenter le couple en pensant très fort à l'Angleterre).
Le 27 septembre, dans Libération, Raphaël Haddad, entre autres docteur en communication à l’université Paris-Est Créteil et artisan d’un manuel d’écriture inclusive, résumait le débat en ces termes: «En France, il y a une résistance idéologique parce que la langue est le dernier terrain des masculinistes». Quelques dizaines de jours plus tôt, dans une tribune publiée sur le site de France Info, Eliane Viennot, professeure de littérature à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne et auteure de Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin!, n'était pas vraiment plus subtile. «Seul·es les partisan·es de la domination masculine devraient s'étouffer devant l'écriture inclusive!», affirmait-elle.
Un premier pas dans la lutte contre les inégalités?
Alors qu'on s'écarte, j'ai une confession à faire. Il s'avère que je suis féministe –je suis persuadée qu'il vaut mieux vivre dans une société où les femmes et les hommes ont des droits égaux et je suis disposée à me battre pour pouvoir vivre dans une telle société et offrir au maximum de monde cette possibilité–, mais aussi assez fermement opposée à l'écriture inclusive. Comment se fait-ce? Parce que je suis par ailleurs pragmatique et sais que les ambitions de l'écriture inclusive –être «un premier pas dans la lutte contre les inégalités», un «levier puissant pour faire progresser les mentalités [et] faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes»– ont toutes les chances de ne jamais se réaliser, vu qu'elle inverse le lien généalogique entre langage et représentations socio-culturelles.
Les secondes ne sont pas engendrées par le premier. Le langage n'est pas une baguette magique qui façonne le monde à sa guise –et à celle de provisoires «dominants»–, mais un outil d'encodage, de description et de retranscription d'un réel qui lui préexiste. Un travail qui s'effectue depuis plusieurs milliers voire millions d'années dans le cadre (alias les limites) de notre «nature humaine», avec ses structures mentales universelles désormais bien connues.
Pour le dire autrement: le traitement des inégalités hommes/femmes qu'est censée représenter l'écriture inclusive se fonde sur un mauvais diagnostic des rapports entre langue et vision du monde. Une méprise née d'un contresens patent sur un phénomène langagier et de l'exploitation indue d'une théorie linguistique périmée. Le tout signant l'hermétisme d'une partie des sciences sociales aux connaissances produites par d'autres champs disciplinaires –neurosciences, sciences cognitives, génétique comportementale, psychologie évolutionnaire, entre autres– et son ignorance de l'obsolescence de certaines de ses très chéries théories.
Le langage, performatif?
On pourrait simplement s'en foutre –notre espèce est particulièrement friande de lubies contre-factuelles, pourquoi se focaliser sur celle-là?– si la chose n'était pas susceptible de générer et de consolider un énorme biais de perception clivant une société déjà bien mal en point au niveau de son «vivre ensemble».
La première erreur que commettent les partisans de l'écriture inclusive, c'est de croire à la performativité du langage, telle que l'ont théorisée des personnes comme Judith Butler sur la base d'une lecture fallacieuse de John Langshaw Austin. Un tour de passe-passe qui aura transformé les actes de langage que sont les énoncés performatifs –toutes les formules faisant fonction d'action dans des circonstances précises, comme le «je vous déclare mari et femme» du bureaucrate en charge de vos épousailles– en langage agissant et détenteur de facultés littéralement thaumaturgiques. Une théorie trop super cool, si elle pouvait compter sur un ou deux faits objectifs susceptibles de la soutenir.
Malgré la fabuleuse diversité «structurelle» des langues de par le monde, toutes les cultures assignent en tendance et spontanément les mêmes caractéristiques psychologiques à leurs hommes et à leurs femmes –les fameux «stéréotypes genrés»
L'autre marigot épistémique dans lequel patauge joyeusement l'écriture inclusive a pour nom le déterminisme linguistique. L'hypothèse de Sapir-Whorf en est le spécimen le plus célèbre et toujours le plus redoutablement nuisible, qu'importe que sa réfutation soit pliée depuis une bonne quarantaine d'années, comme a pu notamment le démontrer en long et en large le psycholinguiste Steven Pinker dans son ouvrage L'Instinct du langage, publié aux États-Unis en 1994 et traduit en français en 1999.
Le langage façonne le monde?
Le nœud théorique du déterminisme linguistique est le suivant: nos pensées sont déterminées par des catégories façonnées par notre langue et, dès lors, les multiples spécificités langagières présentes sur notre chic planète accouchent de modes de penser spécifiques chez leurs différents locuteurs.
Vous avez sans doute entendu parler de l’histoire des Inuits et de leurs cinquante mots pour dire «la neige» ou celle des indiens Hopis privés par leur langue (et donc dans leur tête) de notions de temps et d'espace. Soit deux des mythes parmi les plus spécieusement féconds pondus par Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, son disciple, pour lesquels nos catégories sémiotiques fondamentales ne sont pas directement ou indirectement issues du monde dans lequel nous vivons et que nous observons, mais nous sont imposées par notre culture, via la structure de notre langage.
Benjamin Lee Whorf écrivait ainsi en 1940:
«Nous disséquons la nature en suivant les lignes dessinées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous dégageons du monde des phénomènes, nous ne les trouvons pas pour la raison qu'ils frappent quiconque les observe. Au contraire, le monde est présenté comme un flux kaléidoscopique d'impressions qui doivent être organisées par notre esprit –ce qui signifie, en large part, qui doivent être organisées par les systèmes linguistiques de nos esprits. Nous découpons la nature, nous l'organisons en concepts, et nous lui donnons la signification que nous lui donnons car nous sommes largement partie prenante d'un accord qui organise les choses de cette façon –un accord que toute notre communauté linguistique partage, et qui est fondu dans les codes de notre langue.»
Avant qu'Edward Sapir ne lui emboîte le pas en 1958: «Il n'existe pas deux langues qui soient suffisamment similaires entre elles pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas le même monde avec juste des étiquettes différentes attachées aux choses... Nous voyons, entendons et faisons autrement l'expérience des choses de la manière dont nous le faisons car les habitudes langagières de notre communauté nous prédisposent à certains choix d'interprétation».
Un rêve de dicateur?
En vrai, le monde des Inuits est tellement «distinct» qu'ils possèdent peu ou prou deux mots pour dire «neige», avec plein de synonymes comparables à nos «poudreuse», «glace», «givre» et autres «avalanche» et la langue de ces braves Hopis est bourrée de repères spatio-temporels, ce qui laisse légèrement entendre qu'au moins en matière de temps et d'espace, leur «réalité sociale» est pas mal identique à la vôtre et à la mienne. Et malgré la fabuleuse diversité «structurelle» des langues de par le monde, toutes les cultures assignent en tendance et spontanément les mêmes caractéristiques psychologiques à leurs hommes et à leurs femmes –les fameux «stéréotypes genrés». Pas grave, que cela n'empêche surtout pas Eliane Viennot de nous resservir la soupe froide du «le langage structure et oriente notre pensée». Un mensonge est plus dur à tuer qu'un fantôme, disait à peu près Virginia Woolf, qui visiblement s'y connaissait davantage en sciences cognitives que nos onctueux apôtres du point médian.
«Il est terrible d’enseigner des superstitions comme s’il s’agissait de vérité»
Ce qui est potentiellement grave, par contre, c'est le mythe culturaliste qui palpite au cœur de l'écriture inclusive: l'être humain serait une page blanche –à l'exception de deux ou trois réflexes vulgaires comme la digestion ou la respiration–, uniquement «déterminé à apprendre». C'est beau, mais c'est faux et comme le résume Steven Pinker, il ne s'agit ni plus ni moins que d'un «rêve de dictateur». Les partisans de l'écriture inclusive n'en sont peut-être encore qu'au stade de la gentille dictature, comme Jonathan Rauch pouvait parler de «gentils inquisiteurs», mais en voulant nettoyer le langage d'éléments qu'ils considèrent nocifs, il nous proposent le même genre d'ingénierie sociale que les Khmers rouges persuadés que les Cambodgiens n'allaient plus avoir faim en supprimant le verbe «manger» du vocabulaire. C'est à ce titre que l'écriture inclusive doit être combattue et tournée en ridicule, l'une des plus belles armes que nous offre notre cerveau langagier.
Une «inclusion» qui divise
À titre personnel et malgré mes gros ovaires, je ne me sens ni plus ni moins «représentée» quand je lis «les tomates et les poivrons sont verts» ou «les poivrons et les tomates sont vertes» et je peux affirmer sans trop me mouiller que pas mal de personnes transgenres et transsexuelles préfèrent avoir le droit de ne plus se faire harceler et tabasser plutôt que celui d'user de pronoms-grigris, tant le lien de causalité entre les deux reste encore à démontrer.
Sapir et Whorf n'avaient pas tort sur toute la ligne –c'est aussi ce qu'il y a de merveilleux avec la modularité de l'esprit–, la langue est bien un outil de cohésion sociale. Dès lors, en créant une énième mystique, soit un ensemble de croyances et de discours bien plus destinés à souder une communauté qu'à comprendre la réalité, les partisans de l'écriture inclusive n'incluent rien. Ils divisent, cloisonnent, fragmentent, morcellent, se signalent leur appartenance et se font des clins d'œil entre initié.e.s. Mais ce n'est pas là faire langue –au mieux, qu'on parle de jargon, au pire d'une secte.
Peu avant de se faire lyncher par une foule persuadée d’œuvrer pour le bien commun, l'une des premières féministes de notre histoire, Hypathie, aurait déclaré: «Il est terrible d’enseigner des superstitions comme s’il s’agissait de vérité.» À défaut de revenir à l'ancien français, voire au latin détenteur d'un neutre en bonne et due forme contrairement à notre imposteur de neutre extensif qu'est le genre masculin (un cousin direct de la culture du viol), qu'on commence par appliquer cette immémoriale leçon. À l'inverse du soubassement théorique de l'écriture inclusive et malgré les sédimentations successives de notre langue et de nos mentalités, elle demeure toujours valable.