Comme pour les livres d’hommes et femmes politiques ou les «autobiographies» de stars, existe-t-il des écrivains fantômes d'ouvrages de cuisine? Des plumes discrètes qui aident des célébrités à rédiger et mettre en forme leurs recettes? Précisons tout d’abord que suite à une pétition visant à remplacer l’expression «nègre littéraire» par «prête-plume» ou écrivain fantôme, Nelly Buffon et Louis-Georges Tin ont rencontré en mars dernier Loïc Depecker, Délégué général à la langue française et aux langues de France. Ce dernier a donné un avis favorable et s’est «engagé à saisir en urgence les autorités compétentes». Affaire à suivre!
Aux États-Unis, un article du New York Times paru en 2012 éclaire cette question des ghost writers culinaires. Julia Moskin, elle-même «écrivain fantôme», évoque cette expérience dans un texte racontant ce travail pas toujours gratifiant. Une charmante citation d’un propriétaire de restaurant à Chicago ouvre le papier: «TOI. La fille avec le cahier. Dehors». Julia Moskin rapporte que «dans la plupart des cas, le travail du ghost writer est de produire un livre crédible, à partir de l’esprit et du menu du chef».
Et de préciser qu’aujourd’hui, «dans un environnement médiatique mené par le contenu, le rôle de l’écrivain est beaucoup plus respecté, et de nombreux chefs ne prétendent pas qu’il rédigent leurs ouvrages». Début 2017, le magazine Bon appétit se penche également sur ces auteurs qui aident les chefs à «mettre leurs histoires et leurs recettes sur le papier, tout en veillant à ce que les délais soient respectés et que les éditeurs soient contents». Un ghost writer souligne entre autres que fabriquer un livre de cuisine est toujours un projet d’équipe...
Recettes et célébrités
Cette pratique semble plutôt fréquente, dans un pays où beaucoup de stars signent des ouvrages de cuisine. Mais en France, qu’en est-il? D’abord, les livres de recettes publiés par des célébrités du monde du spectacle ou de la télévision semblent un peu moins nombreux qu’outre-Atlantique. Il y a bien eu les best-sellers de Pierre Perret, dans les années 1990 et 2000. L’auteur-compositeur-interprète explique dans une émission datée de 2008 que son ouvrage Le Perret gourmand résulte de «peut-être quarante ans de cuisine pratiquée pour recevoir les copains, à la maison, tout simplement. Parce que j’ai des petits gourmands qui viennent mettre les pieds autour de la table de temps en temps à la maison».
Il y a eu aussi les ouvrages culinaires de Macha Méril (plusieurs livres sur les légumes secs, la cuisine rapide ou encore les pâtes, chez Robert Laffont), Gérard Depardieu (Ma cuisine en 2005, ou plus récemment À pleines dents!, signé avec le chef Laurent Audiot), ou encore Jacques Martin avec David, son fils cuisinier (Le Petit martin de la bonne cuisine, Le Bonheur à table).
Plus récemment, on a vu dans les rayons des librairies Légumes, ils vont vous surprendre (Marabout), signé par Maïtena Biraben «avec» son ami Pierre Etchemaïté, chef de l’Hôtel Restaurant Etchemaïté à Larrau, dans les Pyrénées-Atlantiques. Un «avec» qui peut titiller, mais du côté du service de presse de l’éditeur, on nous explique que Maïtena Biraben a inventé et réalisé quasiment l’intégralité des recettes, aidée par une styliste culinaire pour rendre les plats plus esthétiques. Les recettes qui ne sont pas celles de la présentatrice et productrice télé sont signées par le chef, et indiquées par une petite pastille (entre autres des recettes de conserves).
Livres de chefs
En fait, en France, les célébrités signant des livres de recettes sont principalement des chefs, cuisiniers et pâtissiers. Et la plupart d’entre eux se font aider, pour plusieurs raisons… Brigitte Eveno a notamment été responsable des ouvrages de cuisine chez Hachette pendant quinze ans. Aujourd’hui éditrice indépendante (de livres «sur-mesure» pour des chefs), elle explique:
«Le premier constat, valable pour n’importe quelle édition pratique (cuisine, jardinage…), c’est qu’il y a des spécialistes d’un domaine… Mais qui n’ont pas forcément de compétences en écriture. D’autre part, les chefs sont vraiment débordés, même dans un petit restaurant.»
Écrire un livre de recettes demande énormément de temps, d’implication... Voire d’envie de passer des heures devant un document Word à fignoler des phrases et des grammages. «Les chefs sont sans doute de très bons cuisiniers, mais sûrement pas des écrivains. Donc, la plupart des livres des chefs sont tenus par une plume, confirme Déborah Dupont, fondatrice de la Librairie Gourmande, à Paris. Chacun son métier. Et ce n’est pas grave, c’est même logique qu’ils s’adjoignent les services d’auteurs!»
Qui sont ces plumes discrètes? Souvent des journalistes ou des auteurs, qui ont aussi une production de livres de cuisine en leur nom propre. Parfois, la plume et le chef se connaissent bien, depuis longtemps, et présentent même un projet ensemble à une maison d’édition. D’autres fois, l’éditeur propose au chef un auteur et son aide rédactionnelle.
Ces écrivains plus ou moins «fantômes» peuvent intervenir sur toute une palette de travaux. En fonction de la personnalité du chef, du projet et de la maison d’édition, la collaboration peut prendre des formes diverses et variées. «Il y a autant de cas de figure et de manières de faire que de chefs! Ceux-ci ont des techniques de travail qui leur sont propres. Cela dépend du temps qu’ils ont à consacrer à l’ouvrage, de ce qu’ils veulent. Ce qui est sûr, c’est que toutes les recettes viennent des chefs et sont réalisées, sécurisées et de bonne qualité», affirme Fabienne Kriegel, directrice générale des éditions du Chêne.
Pour la libraire Déborah Dupont, il y a deux aspects à différencier:
«D’une part la transposition des fiches techniques en recettes grand public (avec un travail sur les proportions, l’harmonisation des recettes…) et d’autre part l’écriture à proprement parler des chapô [les textes introductifs ndlr], des textes qui racontent (parfois à la première personne) l’histoire du chef…»
Sophie Brissaud, auteure de nombreux livres en son nom propre et de collaborations avec des chefs, nous répond par e-mail que «la collaboration "classique" est la rédaction d’un texte d’introduction sur interview du chef suivie d’un travail de rewriting technique avec adaptation des recettes à la publication», mais que son travail peut consister en des contributions très variées, «du petit coup de main à la rédaction entière en passant par tous les degrés d’intervention».
On est cependant loin du travail de ghost writer de polar, de roman à l’eau de rose ou de livre de femme ou d’homme politique. À une petite poignée d’exceptions près, les auteurs de l’ombre travaillent à partir d’une matière première créée et fournie par les chefs: les recettes. « Il arrive dans des cas rares que le ghost writer crée aussi les recettes», raconte Sophie Brissaud.
«À la fin des années 1990, certaines recettes de livres de chefs étaient très difficile à réaliser, car le travail d'adaptation n’était pas toujours fait»
Dans la très grande majorité des cas –et les collaborations décrites dans cet article–, les chefs sont bien les inventeurs des petits miracles que peuvent être un plat ou un dessert réussi. Ce qui peut paraître assez logique: après la publication, il faut assumer, notamment sous le regard des pairs. Mais les professionnels de la cuisine ou de la pâtisserie fournissent souvent leurs fiches techniques… Un format à peu près illisible pour le grand public.
Traduire les fiches techniques
Alors, le premier gros travail pour fabriquer un livre de chef, c’est donc de «traduire» des recettes professionnelles. «À la fin des années 1990, certaines recettes de livres de chefs étaient très difficile à réaliser, car ce travail n’était pas toujours fait», explique l'éditrice Brigitte Eveno.
Et de poursuivre:
«Certains chefs ne savent plus ce qu’il y a dans une cuisine normale! Ce n’est pas du tout le même matériel. Et il y a un besoin de traduction. “Réservez au chaud”, dans un appartement de 40 m2, ça veut dire quoi? De plus, les chefs utilisent leurs fiches techniques, ils connaissent leurs bases. Mais pour les lecteurs, “montez une mayonnaise” doit être explicité. Aussi, le nombre de convives est important. Souvent, les chefs ont des recettes pour 30 ou 40 personnes… Mais réduire une recette n’est pas qu’un exercice mathématique. Parfois il faut revoir, re-tester les recettes.»
Coco Jobard, ancienne cuisinière du Clos Madame, styliste culinaire (même si elle préfère le terme de «mise en scène artistique») et auteure, a travaillé à la rédaction des ouvrages de plusieurs chefs (Georges Blanc, Hélène Darroze, Marc Veyrat…), et notamment du pâtissier Pierre Hermé.
«Mon travail, c’est la vulgarisation des recettes de chefs pour le grand public. Pierre a ses recettes avec des termes techniques. Je suis là pour simplifier, traduire dans un langage adapté à tous», explique-t-elle.
Comment ça se passe? «Je dois imaginer un lecteur dans sa cuisine, et cela demande une énorme concentration! Il doit commencer par quelque chose. Je dois mettre les étapes dans l’ordre, établir la progression de la recette. Par exemple, dans un fiche technique, l’élément "lait infusé à la vanille" peut arriver à la fin… J’aide les gens à s’organiser, peser, voir ce qu’il faut préparer la veille.»
Sophie Brissaud souligne que lorsque la base est constituée par les fiches techniques du chef, la rédaction est suivie de nombreux échanges, questions et réponses avec le chef et/ou son équipe. Mais il y a également d’autres manières de faire:
«Dans le cas d’une collaboration très étroite, la rédaction des recettes se fait verbalement, en présence du chef: il construit sa recette “de tête” et je prends les éléments sous la dictée. Seuls des chefs de très grand talent sont capables de cet exercice. On peut aussi être présent aux séances de photo et noter les éléments des recettes au fur et à mesure de leur réalisation. L’équipe du chef et le chef envoient ensuite des éléments complémentaires pour la bonne notation des recettes. J’aime bien cette méthode, mais elle est assez technique et éprouvante.»
Les maisons d’éditions font donc souvent appel à des auteurs-rédacteurs extérieurs. Mais parfois, elles s’en occupent en interne. C’est le cas par exemple des éditions Alain Ducasse, sans doute parce que cette maison est justement spécialisée dans les livres de chefs. Alice Gouget, la responsable éditoriale, explique:
«Nous devons faire en sorte que la recette soit compréhensible par les lecteurs: on demande des précisions sur des gestes, des quantités… Nous réalisons ce travail en interne, grâce à nos deux éditrices qui ont également des compétences rédactionnelles. Elles gèrent leurs projets de A à Z, de la réception à l’harmonisation. C’est un travail particulier, qui demande beaucoup d’expérience: on voit rapidement s’il y a un problème dans la recette».
Raconter l’univers du chef
Par contre, «lorsqu’il y a des textes hors recettes, on fait appel à des collaborateurs extérieurs. Par exemple, pour le livre sur Cuisine de roi à la française [à paraître], sur Versailles, pour rédiger des anecdotes historiques. Ou pour Naturalité, écrit avec la journaliste Camille Labro. Mais le chef a toujours une forte implication», souligne Alice Gouget.
Outre l'aspect technique, les livres de chefs contiennent bien souvent des introductions, des préfaces, des textes sur la vie du chef, des «zooms» sur certains aspects de sa cuisine… C’est encore un autre travail, souvent effectué par des plumes. Les chapô, par exemple, doivent donner envie de lire et faire les recettes.
«Je cherche un vocabulaire pour décrire les gâteaux de Pierre Hermé: extase, fondant… Avec lui, cela se passe simplement. Il m’explique comment lui est venu telle ou telle idée, me parle des produits, des goûts. Il travaille avec beaucoup d’alliances, d’harmonies de saveurs… Je cherche à retranscrire tout cela», déclare Coco Jobard.
Tiphaine Campet, rédactrice en chef ajointe du magazine My Cuisine et auteure de nombreux livres en son nom, a travaillé avec le pâtissier Christophe Felder pour Sugar Free ou avec le cuisinier William Ledeuil pour le livre Bouillons. Pour cet ouvrage, en plus de la reformulation des fiches techniques du chef, elle a écrit les textes habillant les recettes:
«Il s’agit de bien amener les recettes, répertorier les produits emblématiques du chef et les mettre en avant… J’ai discuté avec lui pour rédiger la préface: ses inspirations, ses souvenirs… Quand il avait du temps et des idées, il m’envoyait aussi des enregistrements vocaux! J’en faisais une synthèse, j’en tirais les grandes lignes».
Autre plume, Chihiro Masui a fait plus d’une vingtaine de livres avec des chefs, et toujours le même compère photographe. Elle a une façon atypique de travailler:
«Je ne m’occupe pas des recettes. D’ailleurs, j’ai fait des livres avec des chefs sans recettes, basées uniquement sur la conversation. Avec Pascal Barbot [Astrance, Livre de cuisine], on appelait ça des “recettes parlées”. Je l’interroge sur un plat, il me parle du plat… Et je réécris tout cela».
«Mon travail, dans l’équipe éditoriale, c’est d’exprimer les particularités du chef, à travers ce que j’ai ressenti. J’interviens dans la sélection photo, voire la maquette, pour que cela corresponde à l’univers du chef. D’autre part, l’objectif c’est d’offrir du rêve: on s’adresse à un public qui ne pourra pas forcément venir au restaurant. Il faut donner l’impression au lecteur qu’il est là, dans la salle. En même temps, on s’adresse à des professionnels de la restauration: le texte doit être assez pointu», raconte Chihiro Masui.
Co-auteur? Ghost writer?
Mais alors, quel est le statut de toutes ces plumes travaillant avec des chefs? Co-auteur? Rédacteur? Écrivain fantôme? Cela dépend certainement du type de collaboration, du travail à réaliser, de l’origine du projet... et des différents points de vue, perceptions et expériences de chacun! Pour Brigitte Eveno, «ces "ghost writers" ne sont pas des auteurs au même degré que les chefs. Ils apportent le talent de leur plume, leur savoir-faire, une expertise technique et un grand sens de l'écoute, au même titre que le styliste et le photographe».
«Je pense qu’on peut se dire co-auteur quand on monte un projet avec un chef pour le présenter à un éditeur. Quand un éditeur vient me chercher pour rédiger un ouvrage de chef, je considère plus cela comme un travail de rédactrice. En outre, c’est le chef qui fournit la matière première du livre», commente Tiphaine Campet, qui est par ailleurs auteure de plusieurs livres.
Et de préciser: « je fais la part des choses entre le travail d’auteur et le travail de rédacteur. On apprend plein de choses dans l’univers d’un chef, on s’enrichit de tout ça.»
Une signature plus ou moins discrète
«En règle générale, à quelques exceptions près, les plumes ne sont pas citées sur la couverture. Quand c'est censé être un livre où le chef s'exprime, il y a une sorte de pudeur éditoriale», remarque Déborah Dupont. Pour les exceptions, on peut citer par exemple Sensations, de Philippe Conticini et le journaliste Philippe Boé, mentionné sur la couverture («texte de»). Mais en ouvrant les livres de chefs de la Librairie gourmande, on observe que les plumes sont plutôt mentionnées parfois sur la page de titre, et d'autres fois dans les crédits, au début ou à la toute fin.
Fabienne Kriegel explique qu’aux Editions du Chêne, «quand il y a un travail d’auteur, de création de texte, celui-ci co-signe, sur la couverture. Il n’y a pas d’auteur de l’ombre!». Chihiro Masui apparaît par exemple toujours sur la couverture (avec une police un peu plus petite que celle du chef, quand même!). Son statut de co-auteure est clair, notamment parce que c’est souvent elle qui propose un projet à un chef, ou le chef qui lui propose. Aux éditions Alain Ducasse, Alice Gouget rapporte que «ces rédacteurs sont a minima dans les crédits, et parfois sur la page de titre. En fonction du niveau d’implication, ils sont plus ou moins mis en avant».
La frontière n’est pas évidente pour tous les projets. La définition de co-auteur non plus... La pâte du ghost writer est donc plus ou moins franchement indiquée. «Mon nom est par exemple sur le livre Rêves de Pâtissiers, de Pierre Hermé. Mais en général, on n’est presque jamais sur la couverture. C’est rare que la plume et le styliste apparaissent. Et je ne trouve pas ça normal, je préfèrerais que ce soit le cas! On mériterait d’être plus reconnu, et d’avoir notre nom, même en plus petit que celui du chef. Pour moi, c’est un véritable travail de co-auteur. Je pense qu’on ne le demande pas assez, qu’on insiste pas assez», dit Coco Jobard.
En soulignant que cet ensemble de conditions font désormais pour elle partie du passé, Sophie Brissaud ajoute:
«Mon nom –et parfois il faut négocier cela avec l’éditeur!– apparaît généralement sur la page de titre en tant que “collaboration éditoriale”, “rédaction” ou même “textes”. Jamais sur la couverture.»
Ainsi, «quand on n’apporte pas un projet soi-même, on est réduit à la portion congrue en ce qui concerne la citation du nom d’auteur. On a bien besoin d’un auteur pour écrire les textes, mais on n’aime pas le reconnaître publiquement». Pour Bouillons, Tiphaine Campet est mentionnée sur la page de titre (avec la formule «Rédaction»). Cette dernière a également écrit les ouvrages des deux premiers gagnants de l’émission «Qui sera le prochain grand pâtissier?»:
«Je n’étais pas mentionnée dans le premier, mais mentionnée comme "coordinatrice rédactionnelle" dans les crédits du deuxième. Le nom apparaît en fonction de ce que prévoit l’éditeur. Pour Bouillons, c’était clair dès le début que j’allais être créditée. On préfère évidemment que le travail soit reconnu. Souvent, les photographes arrivent plus facilement à avoir un crédit. Le travail de l’image est peut-être plus récompensé que celui de l’écriture?».
Droits d’auteurs
Dans un contrat d’édition, l’auteur touche généralement un pourcentage sur les ventes du livre. À la signature du contrat et/ou au moment du rendu du texte, il touche également un «à-valoir», une avance sur ces droits d’auteurs. Qu’en est-il pour ces rédacteurs culinaires au statut particulier? Là encore, c'est très variable. «Cela dépend de la part de travail, de l’apport de l’auteur», dit Fabienne Kriegel, des éditions du Chêne.
Chihiro Masui, en tant que co-auteure, touche un pourcentage sur chaque livre, avec les mêmes conditions financières que le photographe:
«Le chef a la même chose, voire un peu moins, car il va vendre des livres dans son restaurant. J’apporte le projet dans 80% des cas! On est sur un pied d’égalité. Le chef est un professionnel de la cuisine, je suis une professionnelle du livre!».
Coco Jobard souligne que cela dépend des contrats… «Mais généralement, je n’ai pas de pourcentage sur la vente des livres. Ce sont des “droits forfaitaires et définitifs”. Donc, il faut faire en sorte que cela paye le travail», signale-t-elle.
«L’auteur de l’ombre » (je ne peux parler que de mon cas) n’est jamais tenu au courant de combien touche le chef. Il se concentre sur sa part à lui, et il a déjà suffisamment de mal à la négocier. Très souvent, il n’a pas de vrais “droits d’auteurs”, c’est-à-dire pas de pourcentage sur les ventes, et son travail est uniquement compté au forfait», confirme Sophie Brissaud.
Du coup, le statut est un peu «bancal», «des auteurs qui n’en sont pas, qui ne sont pas reconnus comme tels, mais qui sont bel et bien mentionnés comme “l’auteur” sur les contrats».
Un métier
Écrire pour un cuisinier ou un pâtissier, c’est donc un métier à part, plus ou moins bien reconnu, souvent exercé par des auteurs et des journalistes, qui ont bien d’autres activités à côté de leur collaboration avec les chefs. Quelles sont les qualités à avoir?
«Je pense qu’il faut avoir beaucoup mangé! Pour être respecté, il faut venir en tant que client, et pas juste une fois. Et il faut que le chef ait confiance en votre palais. Et bien sûr, il faut savoir écouter, écrire, se mettre à la place des autres, et ne pas oublier la brigade», dit Chihiro Masui.
Et puis, «il faut connaître son sujet… La cuisine. Être patient avec les grands chefs, qui ne sont pas du tout disponibles!» ajoute Tiphaine Campet.
Certains chefs rédigent cependant eux-mêmes leurs ouvrages. C’est par exemple le cas de Christophe Michalak, chef pâtissier et auteur prolixe:
«Aucune recette de mes ouvrages n’a été créée par quelqu’un d’autre. Quand je trouve un thème, je choisis des recettes dans mon propre logiciel de recettes et je fais des créations particulières, et je travaille à mon ordinateur pour organiser les chapitres, traduire les recettes en langage grand public… J’aime écrire! J’essaye de faire des livres qui me ressemblent. Je commence toujours par la préface et les remerciements. Je rédige des textes d’intro avec de l’humour».
À une exception près: pour son dernier ouvrage, La Crème des pâtissiers, le chef pâtissier a travaillé avec Leslie Gogois (qui est d’ailleurs mentionnée dans la page de titre). Ils ont réalisé des entretiens de pâtissiers ensemble, puis la journaliste et auteure a retranscrit les échanges.
Une aide assumée?
Les chefs assument-ils? Cela semble dépendre grandement de la personnalité du chef et de certains enjeux de communication. «Actuellement, les chefs n’hésitent plus à mettre en avant cette “aide” (l’auteur est d’ailleurs souvent un journaliste), mais ça n’était vraiment pas habituel il y a quelques années, observe Déborah Dupont, de la Librairie Gourmande. Peut-être parce qu'ils voient qu'il existe de belles collaborations».
Récemment, on a par exemple vu le livre Marine et végétale, d'Alexandre Couillon, très ouvertement présenté par un trio composé du chef, du journaliste Jacky Durand et le photographe Laurent Dupont (même si seul le nom du chef apparait en couverture!).
Mais, pour Déborah Dupont, «plus le chef est médiatique, moins on va parler ouvertement de collaborations pour les recettes... À l’exception des livres écrits à quatre mains». Quand le co-auteur/ rédacteur est un journaliste gastronomique de renom, la collaboration semble bien plus volontiers affichée.
La libraire spécialisée remarque en outre que ce sujet exacerbe les inégalités entre hommes et femmes dans le domaine de la gastronomie: «Souvent, des femmes cuisinières et auteures s’effacent derrière des chefs hommes. Ce sont des expertes qui font un énorme boulot, dans l'ombre, et qui en ont parfois gros sur la patate».
Pour Sophie Brissaud, il y a clairement des chefs qui n'assument pas et qui, «une fois le livre réalisé, ont tendance à chercher à éclipser leur “auteur”» mais «quand un chef est talentueux, compétent et n’a pas trop d’ego, ce problème n’existe pas». Et de préciser que certains sont fiers de la collaboration, et d’autres créent même avec leur «auteur» une amitié durable.
«Lors des présentations presse, Pierre Hermé me présente souvent comme sa "complice", ou sa "plume"», relate Coco Jobard. Tiphaine Campet n'a pas eu d'expérience rédactionnelle avec un chef frileux: «Je ne crois pas que des chefs aient des problèmes avec ça. Chacun son métier, et puis il n’ont pas forcément envie d’y penser. Cela dépend sans doute des personnalités».
Est-ce que les co-auteurs viennent dédicacer les ouvrages, au même titre que le chef? Oui pour ceux qui sont «officiels»! Fabienne Kriegel souligne que «c’est variable, en fonction des disponibilités des uns et des autres. Par exemple, parfois c’est Pascal [Barbot], parfois c’est Chihiro [Masui]. Même si généralement, le public attend le chef! Ce sont des stars, maintenant».
Quoiqu'il en soit, l’enjeu d’un livre de chef peut être énorme, en terme financier quand il devient un best-seller, mais surtout en terme de communication et d'image. Comme l'écrivaient Emmanuel Rubin et Aymeric Mantoux en 2011 dans Le Livre noir de la gastronomie française, pour les chefs, «un livre reste la meilleure façon de construire une image, de prendre la parole et de se poser comme "donneurs de sens", à une époque où la cuisine est vraiment soumise à la question».