Le premier Guide Michelin, édition de 1900, était offert gratuitement aux chauffeurs et aux vélocipédistes. Il y avait alors en France 3.500 automobiles qui s'aventuraient sur «les jolies routes de France». En plus des adresses de garagistes, dépôts d'essence et de pneumatiques - car « le pneu est l'organe essentiel sans lequel l'automobiliste ne peut rouler », des hôtels étaient indiqués. Le Guide permettait de «rayer tous les établissements défectueux par la table, la chambre, les WC, le service». Les restaurants ne sont pas encore mentionnés : à Paris, le Guide ne répertorie que les principaux constructeurs d'automobiles, les garages et les Automobile Clubs.
La tête dans les étoiles
Il faudra attendre les années 30 pour qu'apparaissent les fameuses étoiles (ou macarons) qui feront la renommée nationale du Michelin et sa crédibilité pour le public et pour les cuisiniers et restaurateurs, jugés en «toute indépendance» par des inspecteurs n'acceptant «aucune offrande». Les meilleures tables valent le voyage: Fernand Point à Vienne, Eugènie Brazier à Lyon, Marius Bise à Talloires et Alexandre Dumaine à Saulieu, La Tour d'Argent, Maxim's et Lucas Carton à Paris forment le premier corpus de « trois étoiles», la fine fleur de la gastronomie française
Transatlantique
Depuis 2003, le Michelin a franchi l'Atlantique et des guides sont édités à Tokyo, New York, San Francisco, Hong-Kong et la liste s'allonge tous les ans. Il y a 26 trois étoiles en France, un chiffre record. Il y a seulement huit trois étoiles en Allemagne, deux en Suisse et trois sont en Grande-Bretagne. La France reste le leader incontesté côté grande cuisine. Le Guide n'est qu'un annuaire, dixit les pontes de l'avenue de Breteuil (siège du Michelin France), dépourvu de tout message culinaire. Il n'a pas de théorie sur la cuisine française et ne cherche pas à mettre en valeur un ou plusieurs styles de restauration. La Guide n'a pas de philosophie sur le plaisir et l'art de manger - et de se régaler. «Il travaille pour le voyageur», répondent les directeurs du Michelin.
Le Michelin est-il encore une référence comme c'était le cas après la deuxième guerre? Oui, sans aucun doute. Ne pas être cité dans le Guide reste un manque pour tout cuisinier qui se respecte. Éric Fréchon, trois étoiles en 2009 : «Cette promotion suprême a été l'un des plus beaux jours de ma vie.»
Ce que le Michelin moderne a réussi, c'est révéler des chefs de valeur, Michel Guérard, les Troisgros, Paul Bocuse, le regretté Alain Chapel, Bernard Pacaud à l'Ambroisie et Guy Martin au Grand Véfour à Paris qui sont devenus des ambassadeurs de la cuisine française et des formateurs hors pair. Joël Robuchon, le plus grand «professeur» de recettes, a été un véritable sourcier: son meilleur disciple reste Frédéric Anton, trois étoiles au Pré Catelan, dans le Bois de Boulogne, et Alain Ducasse a fait de même. Le système Michelin a forgé des stars des casseroles, incontestablement.
Et puis, le Michelin a aidé, soutenu et encouragé l'élite des restaurateurs dont certains ont fait fortune - Ducasse pèse 95 millions d'euros. Et le Guide continue à drainer vers les tables étoilées la cohorte des gourmets, des foodistes, lesquels se fient aux avis, aux verdicts du Guide. Il reste la bible des mangeurs soucieux de leurs papilles. Ses innombrables publications hors des frontières ont renforcé son image, sa notoriété et son impact face à des guides concurrents, jamais devenus des rivaux.
La machine tourne quoiqu'on dise - même si les méchantes langues et les jaloux n'épargnent pas le Michelin, victime de sa puissance médiatique et son absence de transparence.
Les "Stars des casseroles", étoiles éphémères
Pendant des décennies, le flou, le secret, le clair-obscur ont été de rigueur. Le Guide a été le mutisme même. Pourquoi Joël Robuchon et Alain Ducasse ont-ils accumulé les étoiles dans le monde? Et pourquoi Alain Dutournier, admirable chef aquitain du Carré des Feuillants (75001), n'est-il jamais parvenu à la troisième étoile? Un scandale pour n'importe quel gourmet. Pas d'explication. En 2009, le Copenhague aux Champs-Elysées, étoilé l'an passé, a disparu du Guide: pour quelle raison? Des sanctions comme celle-là affectent gravement la fréquentation - de -10 à -30%. Sévère.
Depuis quelques années, le Michelin s'ouvre à la communication, ce qui était impensable jusqu'aux années 1995-1999. Bernard Naegellen, parti à la retraite en 2000, a été le premier patron du Guide à se montrer à la télévision et à donner des interviews. C'est lui qui le premier à tenter de briser la langue de bois qui a fait tant de mal à l'image du Guide. Car les règles du système des étoiles n'ont jamais été décrites. Comment figurer dans la sélection des tables? Que signifient les étoiles? Comment les obtenir? Comment passer de une à deux et parvenir au firmament des trois? Le Michelin ne dit rien sur ces points capitaux et ne publie pas de «méthode pour être inscrit dans le Guide». Tout se fait par imitation des autres, par transmission de recettes, de principes, d'idées culinaires venues des écoles hôtelières où ont été formés les inspecteurs qui sillonnent la France, visitant les hôtels, maisons d'hôtes et palaces, mangeant dans les auberges et restaurants de la région où ils sont affectés - 15 inspecteurs en 2009.
Ce sont ces inspecteurs anonymes qui remplissent les grilles d'appréciation et attribuent les étoiles (pour la cuisine) et fourchettes (pour le confort) aux établissements. Ils règlent l'addition et s'il faut visiter les cuisines, les hôtels, les chambres, ils présentent leur carte Michelin.
Avec l'arrivée de Jean-Luc Naret en 2003, ancien manager d'hôtels, un nouveau vent de transparence souffle sur le Guide. Il ne peut pas rester dans le silence pesant, façon soviétique, quand trois cents journalistes sont conviés à la conférence de presse au Musée d'Orsay du 2 mars et attendent des réponses claires sur la bonne chère des grands hôtels révélés en 2009 (au Bristol et au Ritz), sur la cuisine moléculaire en net recul, sur les chefs japonais qui envahissent Paris - 350 adresses de restauration, sushis, sashimis, soupes miso, sakés...
Nicolas de Rabaudy