L’excitation était à son maximum ce vendredi soir de septembre au Festival de Deauville. Moi et 1.500 autres spectateurs nous apprêtions à découvrir Mother!, le nouveau film de Darren Aronofsky. Son précédent, Noé, super-production hollywoodienne avec Russell Crowe, avait été un beau succès aux États-Unis (101 millions de dollars de recettes) comme en France (1,3 million d’entrées). Quant à Black Swan, réalisé sept ans plus tôt, il avait valu à Natalie Portman son premier Oscar après un succès au box-office encore plus massif (2,6 millions d’entrées en France et 107 millions de dollars de recettes au box-office américain), malgré une imagerie sombre. Le voir arriver avec un film mettant en scène Jennifer Lawrence (X-Men, Happiness Therapy…) était donc un événement.
La star étant synonyme de carton depuis qu’elle a tenu le rôle principal de la quadrilogie Hunger Games, Mother! ne devait pas faire exception à la règle. En surfant une nouvelle fois sur ce désarmant naturel qui a fait sa gloire dans les talk-shows et sur un beau portrait confession dans Vogue avec photos signées Annie Leibowitz et Bruce Weber, la Paramount a vendu son film sur sa star comme elle sait si bien le faire depuis un siècle. Le studio pouvait même compter sur un événement loin d’être dérisoire: «JLaw» était tombée amoureuse de son réalisateur sur le tournage. Bref, tous les ingrédients étaient réunis pour faire de Mother! un grand succès populaire alimenté par la une des tabloïds –façon Mr & Mrs Smith ou Vanilla Sky.
Autre idée de la Paramount –après une première affiche sortie en mai à l'imagerie très dérangeante dans laquelle Jennifer Lawrence offrait son cœur au milieu de la nature–, faire passer le film pour un nouveau Rosemary’s Baby ou du moins une déclinaison de Black Swan. Tonalités très sombres, ambiance pleine de mystère, le nouveau poster tout comme le premier teaser mis en ligne fin juillet puis la bande-annonce diffusée quelques jours plus tard indiquaient qu'on aurait affaire à un drame intime inquiétant versé vers la folie, porté par un trio de stars Jennifer Lawrence et Javier Bardem donc, mais aussi Michelle Pfeiffer. Sur l'affiche, c'est vers la lumière que regarde la jeune star, dont le visage occupe tout le premier plan –le nom du réalisateur étant tout de même indiqué deux fois pour ceux qui l'auraient manqué.
«Je voudrais m’excuser pour ce qu’il va arriver»
Mais devant un bon millier de spectateurs excités, Aronofsky prévenait: C’est votre dernière chance de quitter la salle. Je voudrais m’excuser pour ce qu’il va arriver.» Si, ces dernières années, malgré des premiers films cultes mais exigeants, le réalisateur américain avait démontré une capacité à unifier critiques et publics, là, d’un seul coup, il jetait un froid.
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Qui a tenu tout le temps de la projection et bien après. À Deauville, les fauteuils ont claqué et les couloirs ensuite n’ont été que rejets et manifestations plus ou moins sonores de dégoût. Mother! était effectivement conforme à la mise en garde de son réalisateur, un film qu’il n’est pas facile d’aimer, un film radical, à la frontière de l’expérimentation narrative et visuelle. Huis-clos filmé avec une caméra qui semble littéralement attachée à son actrice principale, le film est une suite quasi-continue de scènes qui semblent, à première vue, n’avoir aucun sens avant de prendre fin dans une apothéose de violence très dérangeante.
Je me suis vraiment demandé ce qui avait pu pousser un studio comme Paramount, maison de la franchise Transformers, à financer un film pareil. À une époque largement dominée par les franchises de super-héros en tous genres et où les films vraiment originaux sont aussi rares que des vêtements dans un porno, Mother! ressemble à une anomalie. Même si Christopher Nolan se vantait récemment d’avoir fait avec Dunkerque un film «quasiment expérimental» avec «peu de dialogues» et une narration sur trois lignes temporelles, il était encore loin du pari fou fait par Darren Aronofsky. Comme l’écrit Joshua Rothkopf dans TimeOut, «Mother! est sans aucun doute le film de studio le plus radical depuis La Dernière Tentation du Christ.» C'était en 1988.
Désastre ou chef-d'œuvre?
Résultat: Mother! polarise les réactions. D’un côté, des spectateurs outrés, dégoûtés, révulsés. De l’autre, des appels au «chef-d’œuvre». Entre les deux, pas grand chose. Mais si la presse se délecte de ces moments avec, depuis une semaine, des centaines d’articles sur le film et sa (peu subtile mais renversante) allégorie, les chiffres ne trompent personne. Sorti comme un film grand public sur 2.368 écrans, le film n’a récolté que 7,5 millions de dollars au box-office américain pour son premier week-end, soit 5 millions de moins que le très oubliable et générique film d’horreur La Maison au bout de la rue en 2012. En France, même constat: le film fait quatre fois moins d’entrées que Black Swan à la fin de sa première semaine.
La stratégie de marketing du studio a néanmoins échoué. Comme l'explique Deadline, plutôt que sortir Mother! d'abord dans quelques salles pour qu'il puisse trouver tranquillement son public et étendre sa diffusion ensuite, le studio a préféré miser gros tout de suite espérant générer beaucoup de conversations sur les réseaux. Si le film a très certainement généré de nombreux débats et échanges, c'est un autre film d'horreur, un peu plus conventionnel celui-là, Ça, qui a engrangé le cash.
Surfer sur la controverse
Pour survivre en salle, reste alors le bouche-à-oreille. On voit, à posteriori, la Paramount tenter de rattraper les wagons avec des interviews en cascade de Darren Aronofsky et Jennifer Lawrence et une nouvelle campagne utilisant le rejet presque viscéral du film comme un moyen de susciter le débat à la machine à café et d'attiser la curiosité de tous ceux qui n'ont pas encore osé franchir le pas. Mais n’est-ce pas trop tard?
Pour connaître le ressenti immédiat du public, il existe aux États-Unis un indicateur très apprécié par les studios: le Cinemascore. Lancé à la fin des années 1970, celui-ci mesure le goût des tous premiers spectateurs le jour de sortie, via une carte de notation distribuée dans des cinémas d’une quinzaine de villes américaines. Largement repris par la presse à partir des années 1990, il permet aux studios de déterminer si le film va bénéficier d’un bon bouche-à-oreille, un Cinemascore de A+ signifiant un film qui a de très bonnes chances de s’installer sur la longueur. Parmi ces quelques privilégiés, on compte notamment Titanic, Danse avec les loups, La Liste de Schindler ou Le Roi Lion.
«Vous ne pouvez plus vraiment vous en sortir avec ce genre de stratagèmes»
À l’opposé du spectre, il y a les films avec un Cinemascore de F. Mother! est le dix-neuvième de l’histoire à recevoir cette note, la pire. Si on compte dans la liste quelques gros navets –Disaster Movie, I Know Who Killed Me, The Wicker Man, Alone in the Dark–, cette lettre de l’infamie ne veut pourtant pas nécessairement dire que le film est mauvais (Mother! a un très honorable score de 68% sur Rotten Tomatoes). Elle veut le plus souvent dire que les spectateurs ne s’attendaient pas à ce qu’ils ont vu, qu’ils ont été déçus.
Cogan: Killing Them Softly, un polar introspectif avec Brad Pitt sélectionné en compétition à Cannes en 2012, s'est lui aussi vu accorder un F, malgré 74% d’avis positifs sur Rotten Tomatoes.
«Une part de moi n’était pas surprise vu la façon dont le film a été marketé, expliquait un an plus à Film Stage son réalisateur Andrew Dominik. Il a été vendu comme une sorte de comédie d’action car il y a toujours un appétit pour ce genre de film. Et quand le film s’est révélé être ce qu’il était, les gens ont été déçus. Vous ne pouvez plus vraiment vous en sortir avec ce genre de stratagèmes.»
La tentation est toujours trop forte pour un studio de vendre un film avec une grosse star et un pitch pouvant facilement passer pour du cinéma de genre pour ce qu’il n’est pas. Une stratégie à double tranchant qui prend le risque de créer un énorme malentendu et beaucoup de ressentiments. Steven Soderbergh en avait fait les frais avec son Solaris qui avait été accueilli lui aussi par un F. Vendu par la 20th Century Fox comme une grande histoire d’amour «par les créateurs de Titanic», la très cérébrale adaptation du classique de la science-fiction avec George Clooney avait complètement aliéné ses premiers spectateurs avec son rythme amorphe.
Le film à 47 millions de dollars de budget avait à peine récolté 14 millions au box-office américain. Là aussi, les critiques avaient prévenu: TimeOut disait du film qu’il était «peut-être le plus ambigu et le plus cérébralement sophistiqué des films hollywoodiens de ces trois dernières décennies.» Comme une impression de déjà-vu.
«Le truc bien est que l'horreur vend»
À divers degrés, les exemples sont relativement nombreux. Encore récemment, A24, le jeune distributeur à la très pointue et sophistiquée ligne éditoriale, qui a emmené Moonlight ou Room jusqu’aux Oscars et fait de Spring Breakers ou Ex Machina des films cultes, a connu un revers avec sa deuxième sortie «grand public» (plus de 2.000 écrans la première semaine), le thriller post-apocalyptique It Comes At Night.
«C’est très bizarre qu’il soit présenté comme de l’horreur premier degré, disait à Vice son réalisateur Trey Edwards Shults. Mais le truc bien est que l’horreur vend. Les gens vont aller le voir même si beaucoup n’aimeront pas ce qu’ils verront. Mais j’espère que ça les fera réfléchir.»
Ayant plus à voir avec un drame familial dans un contexte apocalyptique, le film, affublé d’un D par Cinemascore, ne récoltera finalement que 13 millions de dollars au box-office. Et pourtant, la stratégie avait été très efficace avec The Witch, la précédente sortie du jeune distributeur dans le registre de «l’horreur».
Bonne conduite
Car, à échelle modeste, le coup de poker peut marcher. C’est celui qu’a tenté le distributeur indépendant FilmDistrict avec Drive. Se focalisant uniquement sur ses modestes séquences d’action et oubliant ses plus introspectives longueurs, il a vendu le polar comme un pur film de genre hollywoodien –quitte à se prendre un procès d’une spectatrice en colère.
Dans sa plainte, on peut lire que le distributeur a vendu le film de Nicolas Winding Refn «comme un film d’action avec poursuites à haute vitesse similaire à Fast & Furious» alors qu’en fait «il y a très peu de similarités» citant «de nombreuses scènes de drame très lentes, notamment celles décrivant l’amitié entre le chauffeur et Irene et sa famille».
Avec un C- attribué par Cinemascore, Sarah Deming, résidente du Michigan, a semble-t-il pas été la seule à s’être sentie flouée. Mais avec 35 millions de dollars de recettes aux États-Unis, même modeste, le succès est là.
«Il y a toujours un danger à envoyer un signal marketing qui ne satisfait pas les attentes une fois dans la salle. Mais ce qui est unique et stimulant dans le film est son mélange des genres. Dans les mains de Nicolas Refn, c’est un thriller qui devient un combat existentiel d’un personnage qui se trouve conduire vite des voitures dans des poursuites. D’un point de vue purement marketing, c’est vraiment difficile, dans une bande-annonce de trente secondes, de communiquer cela. Comme il y a des gens qui voudront les éléments du thriller et d’autres qui voudront les éléments existentiels, vous ne voulez pas vendre quelque chose qui ne soit aucun des deux», disait le producteur du film, Marc Platt à Indiewire.
Se laisser surprendre
Bref, le non-choix serait probablement le pire des choix: au public, ensuite, celui de décider s’il trouve dans le film des éléments qui le font vibrer ou non. On peut, après tout, être venu chercher quelque chose et en sortir avec autre chose d’aussi, voire plus, satisfaisant. On a tous en mémoire une de ces œuvres dont on attendait rien au départ, une de ces séances un peu surréalistes dont on sort complètement chamboulé.
Personnellement, ce moment s’est déroulé il y a dix ans, avec Le Secret de Térabithia, à l’époque vendu par Disney comme un énième succédané des films d’heroic-fantasy pour toute la famille tant en vogue dans les années 2000 grâce aux succès d’Harry Potter, Chroniques de Narnia et Seigneur des Anneaux. Essentiellement composée des (très rares) images à effets spéciaux du film, la bande-annonce sur-vendait très radicalement un film qui, au final, avait plus à voir avec l’intimisme de My Girl ou Stand By Me qu’avec l’exubérance visuelle de Narnia ou Harry Potter. Mais avec 137 millions de dollars de recettes dans le monde, le film, budgété à seulement 17 millions, a sans ambiguïté séduit au-delà de ses effets spéciaux.
Reste des enjeux très différents pour des films de studio comme Térabithia ou Mother! et des films comme Drive ou It Comes At Night. Avec un budget de seulement 33 millions d'euros sur le film d'Aronofsky et déjà 25 millions d'euros d'engrangés, les risques financiers pour Paramount semblent toutefois limités.
Car marketer ces derniers comme des films mainstream est un art délicat qui peut vite se transformer en accident industriel. Le dicton a beau dire qu’il faut dépenser de l’argent pour faire de l’argent, il est loin d’être vérifié pour le marché du cinéma, volatile et incertain. Quand on n’a pas les reins d’un studio et une vache à la lait comme Transformers qui viendra remplir les caisses en cas d’échec, le dilemme d’investir ou non plusieurs centaines de millions de dollars en marketing pour transformer un film d’auteur en film grand public peut ainsi rapidement devenir une question de vie ou de mort.
Le dur prix de l'indépendance
La liste est longue de ces distributeurs réduits au silence après avoir cru qu’il était possible et viable économiquement de sortir des films d’auteur indépendants comme des blockbusters. Certains, comme Miramax, y avait sérieusement cru dans les années 1990 grâce aux succès de Pulp Fiction, Le Patient Anglais, Will Hunting ou Les Autres. Mais, comme les autres, Picturehouse, Warner Independent, Paramount Vantage, Relativity Media, la société des frères Weinstein s’est cassée les dents sur une équation financière impossible à résoudre sur le long terme.
À l'heure où la fenêtre d'exploitation en salle est de plus en plus courte, les œuvres jouent une grande partie de leur succès sur ces quelques jours. D'où les coûts de plus en plus exorbitants de marketing qui rendent les grosses sorties difficilement rentables, sauf à connaître un immense succès. Pour beaucoup d'observateurs, ce sont eux qui ont tué ces dernières années les films dits de milieux de gamme à Hollywood. Ils coûtaient aussi chers à marketer mais avec beaucoup moins d'argent à gagner à la clé.
Le Los Angeles Times expliquait, par exemple, qu’il fallait au film d’amour générationnel Like Crazy 10 millions de dollars minimum au box-office pour que son distributeur, Paramount Vantage, qui souhaitait alors séduire à la fois les millenials et les plus baby-boomers, rentre dans ses frais d’acquisition et de marketing. Le film n’a finalement rapporté que 3 millions, moins que les 4 millions dépensés à Sundance pour le film (qui n’a, lui, coûté que 250.000 dollars). L’année suivante, la filiale était mise en sommeil par sa maison-mère.
Quant à FilmDistrict, quelques mois après la sortie de Drive, il fermait son bureau de New York, avec le licenciement de la moitié de son staff au passage (le reste devant déménagé à Los Angeles). Trois ans plus tard, la société était absorbée par le studio Universal.
Reste-t-il encore une place à l'audace?
Probablement le prix à payer pour rester compétitif avec les plateformes de SVOD, Netflix ou Amazon, qui ont fait de l’audace leur marque de fabrique. C’est ce que pointait, plutôt justement, Megan Colligan, la directrice marketing et distribution pour le monde de Paramount, à propos de Mother!:
«Ce film est très audacieux et brave. Vous parlez d’un réalisateur au top de sa forme et d’une actrice au top de sa forme. Ils ont fait un film qui était conçu pour être audacieux. Tout le monde veut du cinéma original et tout le monde célèbre Netflix quand ils racontent une histoire que personne d’autre ne veut raconter. C’est notre façon de faire la même chose. Nous ne voulons pas que tous les films soient prudents. Ça nous va si tout le monde n’aime pas le film.»
À l’heure où la presse commence à faire le rapprochement entre Amazon et les studios des années 1970, Paramount, à la traîne de ses concurrents depuis six ans, tenterait-il avec Mother! de revenir à des bases longtemps oubliées, celles qui ont fait sa gloire et sa fortune grâce à une très radicale ligne éditoriale et des films comme Le Parrain, Rosemary’s Baby, Elephant Man, Chinatown, Love Story, Les Moissons du ciel ou Harold et Maude?
Le choix pourrait être avisé. En tous les cas, les prochains films du studio, de Downsizing d’Alexander Payne à Bienvenue à Suburbicon de George Clooney en passant par Annihilation d’Alex Garland, vont dans ce sens.
Mais, avec une profusion de supports en concurrence frontale avec la salle, le prix du billet de cinéma en hausse constante (et des conditions de projection pas toujours au rendez-vous) rend l’audace risquée. Très risquée. Et dans un monde surinformé, la faire passer pour ce qu’elle n’est pas l’est encore plus.