La limite de caractères la plus célèbre du monde est peut-être sur le point de changer. Twitter a annoncé le mardi 26 septembre qu’il allait faire passer la limite de 140 à 280 caractères pour un groupe restreint d’utilisateurs. Fondamentalement, il s’agit d’un test—même si Twitter ne l’appelle pas comme ça—après lequel l’entreprise envisagera ou pas de doubler cette limite pour tous les utilisateurs, sauf en Chine, au Japon et en Corée (dont les langues utilisent moins de caractères par mot).
Si Twitter concrétise cette initiative à grande échelle, il s’agira de l’un des plus grands changements apportés au cœur de son service au cours des onze ans de son existence. La contrainte des 140 caractères, due à l’origine aux limites des systèmes de messagerie des téléphones portables, a fait fonction d’impitoyable contrôleur de concision pour les utilisateurs de ce service—en tout cas jusqu’à ces deux dernières années, depuis que les tweetstorms, ces enchaînements de tweets, se sont banalisés. Ce n’est pas un euphémisme de dire que cette limite a façonné un nouveau moyen de communication, érigé sur des jaillissements indépendants d’information ou d’opinion surgissant en rafale dans les fils des utilisateurs.
Des railleries et la fureur
Les pros de Twitter ayant tendance à piquer une crise à la moindre petite modification, le retour de bâton d’un éventuel changement de cette ampleur est assuré d’être à la fois rapide et violent. Attendez-vous à des railleries. À de la fureur. À des départs en fanfare avec claquage de porte moralisateur. Si vous êtes un utilisateur de Twitter, votre fil en est déjà probablement rempli à l’heure qu’il est.
Bordel. Je suis un 140. Maudis soient les 280.
— Vincent MNLV (@VincentMnV) September 27, 2017
Alors pourquoi cette décision? Il y a une foule de réponses possibles à cette question, dont seules quelques-unes sont suggérées dans l’explication officielle curieusement modeste de Twitter. Donc, étant donné que je suis l'un des des rares, dans le monde des nouvelles technologies, à défendre encore la myriade de changements impopulaires de Twitter, je vais tenter une explication plus exhaustive.
Pour résumer, l’entreprise se dit que cette modification va beaucoup moins changer l’expérience de Twitter que ce qu’on peut penser. Et elle dispose de données pour étayer cette hypothèse—mais elle en veut davantage. Commençons avec ce que l’entreprise dit dans son post de blog, publié à 17h (heure de New York) le mardi 26. Elle commence par expliquer qu'«essayer de faire tenir sa pensée dans un tweet» c’est «une galère», ce qui est vrai sans doute—même si, naturellement, c’est justement cette galère-là qui engendre le rythme, le vocabulaire et le ton si particuliers de cette forme d’expression.
Cependant, le post part rapidement dans une direction inattendue: il compare l’expérience du tweet en anglais avec celui du tweet en japonais. En japonais, coréen et chinois, la plupart des mots peuvent s’écrire à l’aide de très peu de caractères, alors que de nombreux mots en anglais et dans d’autres langues en nécessitent au minimum cinq. La conséquence, explique Twitter, c’est que ses recherches ont montré que les utilisateurs de ces pays de l’est asiatique étaient beaucoup moins frustrés par la limite des 140 caractères. Une des justifications du changement est donc de réduire une source courante de frustration.
Pour un changement moins capital, cette justification aurait largement suffi. Mais avancer cette logique pour justifier la transformation de la structure même de Twitter, c’est un peu léger. Est-ce que faire passer la limite de 140 à 280 caractères ne va pas tout simplement pousser les gens à écrire des tweets plus longs, et donc mettre à l’épreuve les capacités d’attention des utilisateurs, sans pour autant résoudre le problème d’une contrainte d’espace arbitraire?
Les chiffres ont parlé
Croyez-le ou non, Twitter ne le pense pas. Et c’est là que les données de l’entreprise entrent en jeu. Elle rapporte que si 9% des tweets en anglais utilisent la totalité des 140 caractères, seule une infime fraction—0,4%—des tweets en japonais le font. Non seulement ça, mais la longueur typique d’un tweet japonais ne dépasse pas les 15 caractères, ce qui est en gros l’équivalent des 34 caractères qui composent un tweet moyen en anglais. En d’autres termes, les recherches effectuées par Twitter laissent penser qu’une contrainte de longueur moins pesante ne pousse pas les utilisateurs à écrire des tweets beaucoup plus longs.
À LIRE AUSSI Un tweet long, c'est bon
Il existe plusieurs raisons de mettre en doute cette théorie. Ce n’est pas parce que les gens qui habitent en Chine, au Japon et en Corée utilisent Twitter d’une certaine façon que ceux qui sont aux États-Unis et ailleurs dans le monde vont faire exactement la même chose, si on leur accorde davantage d’espace. Le seul moyen de le savoir est d’essayer—ce qui est exactement ce que Twitter a eu l’intention de faire, à partir de ce mardi. L’entreprise déclare qu’elle examinera soigneusement les effets de la nouvelle limite du nombre de caractères avant de prendre la décision de l’élargir à tous.
Ceci dit, même en admettant que les utilisateurs occidentaux de Twitter useront avec modération de leur nouvelle limite à 280 caractères, reste la question de savoir pourquoi l’entreprise se risque à prendre une initiative aussi périlleuse. Vaut-il vraiment la peine de chambouler le concept même de Twitter pour que 9% de ses utilisateurs puissent exprimer le fond de leur pensée ss av. à util. des abbrév?
La clé du mystère
Ce qui nous amène à une phrase du post de blog de Twitter qui va probablement passer inaperçue mais qui pourrait pourtant s’avérer être la clé du mystère. Twitter écrit: «Et puis, sur tous les marchés où les gens ne sont pas contraints de faire tenir leur pensée dans 140 caractères et où ils ont plus d’espace, il y a plus de gens qui tweetent—ce qui est génial!»
L’entreprise n’a pas voulu s’étendre sur ce que signifiait «plus de gens qui tweetent» mais l’implication est claire: Twitter pense que cela pourrait tout simplement être une manière de régler le problème de recrutement et de croissance du nombre d’utilisateurs qui le tracasse depuis des années. À ce stade, l’échec de l’entreprise à élargir de façon substantielle son nombre d’utilisateurs représente une vraie menace existentielle pour son avenir. En d’autres termes: elle est désespérée. Elle a déjà essayé tellement de changements qu’à l’heure actuelle son PDG, Jack Dorsey, doit contempler l’idée de doubler la limite des 140 caractère et se dire: de toute façon, qu’est-ce qu’on a à perdre?