Société

Qui a (vraiment) fait tomber les nazis?

Temps de lecture : 10 min

Un indice: ce n’est pas la rue. Quoique?

Paris 1944 I STF / AFP
Paris 1944 I STF / AFP

Moi, je dois vous le dire tout de suite, j’aime bien Jean-Luc Mélenchon. J’ai pleinement conscience que le bonhomme agace, pour la bonne raison qu’il m’agace à peu près autant que la mauvaise foi d’une bonne partie de ceux qui le vilipendent pour un oui ou un non. Et puis il arrive qu'à forcer le trait, on dépasse un peu les bornes.

Voyez par exemple, sa dernière sortie sur la rue «qui a abattu les nazis», qui répondait à celle du président de la République qui affirmait que «la démocratie, ce n’est pas dans la rue.» Voyez comme elle est montée en épingle. Mais voyez comme Mélenchon est obligé de se fendre d’un long post de justification. On croit avoir touché le fond et soudain, Christophe Castaner parle des «casserolades» de Mélenchon qui rappellent celles qui ont fait tomber…. Salvador Allende. C'est dimanche et on est bien!

Modèle de casserole chilienne ayant contribué à la chute de Salvador Allende. On remarque le manche de grande taille, pour une meilleure préhension (source Wikicommons)

Mais tout de même et au-delà de la polémique, qui a fait chuter les nazis? Et bien une fois encore, il va falloir plaider pour ce que politiques de tout bord aiment bien oublier en général et quand ils parlent d’histoire en particulier: la multi-causalité.

Pour ceux qui n’y connaissent rien en histoire, j’ai un petit truc infaillible qui va vous aider à vous y retrouver: si quelqu’un vous explique qu’un événement s’est produit en raison d’un seul et unique fait, vous pouvez cesser de l’écouter; il vous raconte n’importe quoi. De la même manière qu’il existe des tonnes de raisons pour lesquelles j’ai mangé une ratatouille hier –il faisait beau, je voulais manger des légumes, les poivrons du marché étaient magnifiques, les aubergines et les tomates de la semaine dernière commençaient à faire la tête, j’aime la ratatouille, j’avais un peu la gueule de bois et je voulais manger des choses saines (liste non exhaustive)–, la chute des nazis peut s’expliquer de bien des manières. Bon d’accord, mais alors qui a VRAIMENT abattu les nazis?

1.Les Soviétiques

L'URSS prête à attaquer les défenses nazies. I AFP

Alors oui, et pas qu’un peu. La «Grande Guerre Patriotique», comme on l’appelle en Russie, dure de juin 1941 à mai 1945. C’est le front le plus étendu sur lequel la Wehrmacht allemande est engagée, avec ses alliés (Hongrois, Italiens, Roumains et même Espagnols), celui aussi sur lequel combattent la LVF française ou la Légion Wallonie belge. Le front où l’Allemagne subit ses pertes les plus sévères.

Après la poussée initiale des Allemands en Russie, qui échoue aux portes de Moscou et de Leningrad, l’armée allemande s’enlise avant d’être méthodiquement chassée de Russie, malgré le renouvellement de ses offensives. Militairement, les Allemands et leurs alliés de l’Axe y perdent près de 6 millions d’hommes, les Russes environ 10 millions de combattants (les pertes civiles étant généralement estimées entre 15 et 17 millions). L’Union soviétique a donc payé un très lourd tribut à la défaite de l’Allemagne. Et c’est l’Armée rouge qui a pris Berlin. S’il est un enseignement à tirer de cette désastreuse campagne pour les Allemands, c’est le général Montgomery qui nous l’offre en déclarant que «la règle n°1 de la page 1 du Livre de la guerre, c’est: “Ne marchez pas sur Moscou.”»

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Ce rôle des Soviétiques est souvent minimisé voire pire. En présentation de sa célèbre série documentaire The War, Ken Burns disait qu’une statistique l’avait poussé à la réaliser: une majorité de lycéens américains pensaient que leur pays avait combattu aux côtés de l’Allemagne contre la Russie… Mais il est aussi intéressant de noter qu’à la fin de la guerre, en France, dans les enquêtes d’opinion, c’est l’URSS qui était donnée comme la principale responsable de la défaite des nazis. La Guerre froide est ensuite passée par là.

2.Les Américains?

Des soldats américains s'apprêtent à traverser la Seine en Normandie, devant un pont détruit, lors de la libération de la France en 1944 après le débarquement en Normandie I STF / AFP

Eux aussi ont naturellement joué un rôle de premier plan. En soutenant les Britanniques d’abord timidement, puis en débarquant en Afrique du Nord, puis en Italie, puis en Normandie enfin et en Provence. Ils ont lutté pied à pied dans le bocage normand avant de percer à Avranches et de marcher sur Paris puis vers les Ardennes et de s’enfoncer en Allemagne. Ils ont mené des campagnes intensives de bombardements contre l’Allemagne, qui ont semé le chaos et la mort.

Au total, sur le front de l’Ouest, l’armée américaine a perdu 130.000 hommes en onze mois de combats. En obligeant l’Allemagne à combattre sur deux fronts, l’armée américaine a aussi contribué à la défaite du nazisme –sans parler des grandes quantités de matériel envoyées à la Russie par l’Amérique.

3.Les Britanniques et les soldats du Commonwealth?

Des soldats canadiens de la 6ème brigade participant à la deuxième vague du débarquement arrivent sur les côtes normandes, le 06 juin 1944, équipés de bicyclettes I STRINGER / AFP

Pas de Guerre froide les concernant mais il semblerait au moins en France qu’on ne leur a toujours pas pardonné Crécy, Azincourt, Waterloo et Mers-el-Kebir. Les Britanniques à eux seuls ont perdu plus de 35.000 hommes pour libérer l’Europe. Ils ont résisté seuls –parce que nous les avons lâchement abandonnés, disons-le– de 1940 à 1941 face à l’ouragan allemand qui bombardait leurs villes et coulait leurs navires de commerce. Ils ont ensuite rendu coup pour coup en réduisant plusieurs villes allemandes en cendres ce qui n’a pas été sans causer de nombreuses polémiques dont certaines encore vivaces.

Et avec l’appui notamment des Canadiens, ils ont débarqué en France et marché aux côtés des Américains jusqu’en Allemagne. Ils sont souvent les oubliés de la Libération de notre pays –ce qui s’explique peut-être un peu par le fait qu’à Caen, notamment, ils n’ont pas vraiment fait dans la dentelle en pilonnant la ville et en tuant de très nombreux civils. Malgré cela, l’apport des Britanniques à la défaite d’Hitler est indéniable. Sans parler des dominions, qui ont joué aussi un grand rôle: Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Inde, France Libre… (oh ça va, si on peut plus rigoler).

4.La résistance intérieure et extérieure?

Des FFI (Forces Françaises de l'Intérieur) maintiennent sous bonne garde un milicien ou un tireur isolé, lors de la libération de Paris, entre le 19 et le 25 août 1944 I STF / AFP

Avant même le début de la guerre, on a résisté au nazisme en Allemagne –n’oublions pas que ce sont les opposants à Hitler qui ont «inauguré» les camps de concentration. On a ensuite résisté partout dans l’Europe occupée. Parfois les armes à la main et on l’a payé cher, comme à Varsovie, au printemps 1943 lors de l’insurrection du ghetto, et à l’été 1944 quand la ville s’est soulevée contre l’occupant. Mais le plus souvent, les effets stratégiques ont été assez minimes. La population de Paris s’est elle aussi soulevée à l’approche des Alliés, mais la ville n’avait alors guère d’intérêt stratégique (au point que les Américains avaient d’ailleurs choisi au départ de la contourner). L’effort est admirable. Mais il n’a pas contribué de manière majeure à la défaite du Reich.

En Russie par contre, sur les arrières de l’armée allemande, la résistance des partisans a obligé la Wehrmacht à déployer des dizaines de milliers d’hommes pour lutter contre eux –sans parler du coût des destructions opérées par les résistants: comme le rappelle Christian Ingrao, historien, entre 1942 et 1944, les partisans soviétiques détruisent autant de locomotives que les Allemands en produisent. Et cela sans parler des ponts, des voies ferrées, des dépôts de carburant ou de munitions.

5.Les Brésiliens?

Le vétéran brésilien Pedro Paulo de Figueiredo Moreira prêt à embarquer pour l'Italie en 1944 I ANTONIO SCORZA / AFP

OK, c’est vrai, les Brésiliens n’ont pas joué un rôle fondamental dans la Seconde guerre mondiale, mais saviez-vous que le 22 août 1942, le Brésil a déclaré la guerre à l’Allemagne? Le géant de l’Amérique du sud avait rompu ses relations diplomatiques avec l’Axe en janvier et les sous-marins allemands avaient torpillé plusieurs navires brésiliens. La Força Expedicionária Brasileira a réuni plus de 25.000 hommes qui ont combattu en Italie aux côtés des Alliés. Il reste quelques centaines de ces pracinhas encore vivants aujourd’hui. Et oui, eux aussi ont contribué à faire tomber le nazisme. Il n’y a pas de petite participation! Saravah!

6.Les nazis eux-mêmes?

Joachim Von Ribbentrop, Adolf Hitler et Göring en 1939 I AFP

Les nazis n’ont pas été les derniers artisans de leur chute. Déjà parce qu’Hitler était loin d’être l’immense stratège qu’il croyait être, que bon nombre de ses plans géniaux ont été élaborés par d’autres et que sa manie d’interférer dans les décisions de ses généraux a provoqué des catastrophes. La campagne de Russie s’est révélée totalement décousue, la stratégie contre les Alliés à l’Ouest, désastreuse. Hitler s’est par ailleurs fort mal entouré: prenons le cas de Göring, son maréchal de l’air, qui lui promet contre toute évidence qu’il peut battre la RAF dans le ciel de l’Angleterre à l’été 1940 alors que des études sérieuses réalisées au sein de son état-major ont démontré le contraire.

Göring, qui lui dit que jamais la RAF ne pourra bombarder Berlin. Göring, qui affirme à Hitler qu’il sera en mesure de ravitailler la 6e Armée à Stalingrad par un pont aérien et qui parviendra au mieux et seulement quelques jours à délivrer à peine 10% des besoins journaliers des soldats assiégés.

Et puis il y a surtout le substrat idéologique du régime. En considérant peu ou prou tous les peuples vaincus comme des sous-hommes plus ou moins dignes de vivre en fonction des régions (schématiquement un peu plus à l’ouest qu’à l’est de l’Allemagne) le régime s’est aliéné des populations qui se sont retournées contre lui. Dans certaines régions de l’URSS, comme en Ukraine ou en Biélorussie, l’armée allemande a été accueillie en libératrice par une partie de la population –qui a très vite déchanté en voyant le sort qui lui était fait. Il a donc fallu s’appuyer sur un noyau toujours plus dur de collaborateurs, renforçant encore l’opposition et les groupes de partisans. Un cercle vicieux.

7.Et la rue, alors?

Mémorial célébrant les manifestantes de Rosenstrasse (via Wikimedia)

En Allemagne, la rue s’est opposée aux nazis, en effet, est parfois parvenue à les faire reculer, et en pleine guerre, comme me l’a ainsi narré Christian Ingrao que j’ai interrogé à ce sujet. En 1941, la population bavaroise, très majoritairement catholique, s’inquiète du projet des nazis de faire enlever les crucifix des écoles, une affaire bien documentée par l’historien Ian Kershaw dans son ouvrage sur l’opinion allemande sous le nazisme. Cette «affaire des crucifix» voit de nombreux Allemands s’opposer ouvertement à une mesure qu’ils jugent intolérable.

Et le Reich cède, comme il cède d’ailleurs, et à peu près au même moment, sur la question de l’euthanasie des handicapés. L’Aktion T4, programme d’euthanasie des adultes handicapés a ainsi débuté en secret en 1939. Mais petit à petit, le programme est découvert par les familles, engendrant des protestations de plus en plus vives, qui entraînent son arrêt officiel –mais hélas pas son abandon véritable.

Émouvante enfin, cette «Résistance des cœurs», mentionnée dans l’ouvrage du même nom signé par Nathan Stoltzfus. Fin février 1943, alors que la 6e Armée de Paulus vient de capituler à Stalingrad, les nazis raflent les derniers juifs de Berlin. Parmi eux, des centaines d’hommes mariés à des Aryennes, théoriquement «protégés» par les lois de Nuremberg. Le jour de cette rafle, 200 d’entre elles se réunissent dans la Rosenstraße où ont été rassemblés leurs maris –et parfois leurs enfants. Malgré la présence de la SS, la manifestation grossit tant et si bien –le lendemain, elles sont déjà 400– que le régime craint qu’elle devienne incontrôlable. Il cède: le 6 mars 1943 1.700 hommes sont libérés, dont 25 avaient déjà été déportés à Auschwitz et seront rapatriés à Berlin, la plupart des hommes libérés survivront à la guerre.

Ainsi donc, en pleine guerre, des femmes allemandes sont bien descendues dans la rue pour dire non au régime nazi. De là à dire qu’elles l’ont abattu, il y a un pas qui paraît bien hasardeux à franchir.

Car à dire vrai, le nombre des éléments et des raisons qu'il faudrait mettre bout à bout pour expliquer la chute du nazisme donne le vertige. Il faudrait parler de la résistance allemande, des réseaux d'espions, des milliers de combattants venus d'Afrique et même du Pacifique pour libérer la France, et on en passe. Tout ça pour dire que non, cher Jean-Luc Mélenchon, ça n'est pas la rue qui a abattu le nazisme. En tous cas pas toute seule. Et si oui, fort modestement. On passe à autre chose?

L’auteur tient à remercier très chaleureusement Christian Ingrao pour son aide précieuse et ses conseils avisés.

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