Le célèbre écrivain Arthur Koestler décida un jour de découvrir quelles étaient les «influences» ayant présidé à sa naissance. Il entreprit donc de faire ce qui s'appelle un «horoscope séculier». Il lut pour ce faire l'exemplaire du prestigieux quotidien Times de Londres daté du jour de sa naissance (5 septembre 1905). Il y trouva des pogroms, des usines en grève, des «troubles à Kishinieff», et l'échec militaire de l'Empire russe face au Japon. Il y perçut alors les prémices des évènements politiques qui avaient modelé sa vie: chute des empires, Révolution russe, ascension d'Hitler, crépuscule du libéralisme...
Nous voici donc arrivés au terme d'une décennie sans surnom officiel [«années 80», «années 90»...], et j'aimerais, pour l'occasion, emprunter cette idée à l'écrivain: tirer l'«horoscope séculier» des dix ans à venir. Koestler avait certes l'avantage du recul, mais je pense tout de même pouvoir dénicher dans les articles d'aujourd'hui les signes avant-coureurs des évènements politiques de demain.
Nous sommes au XXIème siècle; je ne commencerais donc pas par le Times de Londres, mais par l'édition en ligne du Times of India, qui a publié il y a peu un article sur le train le plus rapide du monde. S'il était adopté par les Etats-Unis, ce train (qui roule à 400 km/h) pourrait faire Washington-New York en moins d'une heure, et San Francisco-Los Angeles en une heure et demie. Impossible, cependant, d'imaginer ce train en Amérique (pour d'évidentes raisons politiques, financières et administratives). Il semble être destiné à devenir le «catalyseur du développement de la Chine centrale»: l'Empire du Milieu vient d'annoncer son intention de le produire lui-même. Lorsqu'elle s'était élevée au rang de superpuissance économique, l'Amérique des années 1950 avait construit ses interstate highways [autoroutes inter-états]; la Chine des années 2010, elle, aura bientôt son réseau de train à grande vitesse...
On peut également lire que les régimes autoritaires sont dans le pétrin: en Iran, les émeutes de cette semaine étaient les plus massives qu'ait connu le pays depuis les élections du 12 juin. Des dizaines de milliers de personnes étaient dans les rues. Les manifestants ont ouvertement défié les autorités, ont combattu la police, et ont prouvé, une nouvelle fois, que la «légitimité divine» du régime battait sérieusement de l'aile. Le même jour, le quotidien turc Hurriyet a attiré mon attention sur une autre infrastructure de fabrication chinoise (qui s'apprête à faire passer un mauvais quart d'heure à quelques autoritaristes de plus): le nouveau pipeline entre le Turkménistan et la Chine. Jusqu'ici, la Russie avait fait fortune en achetant l'essence d'Asie Centrale à bas prix, puis en la revendant beaucoup plus cher aux Européens. L'ouverture du pipeline pourrait bien inaugurer le début de la fin de la toute puissance de Gazprom (et donc de la Russie) en Eurasie.
Enfin, si vous avez récemment ouvert un journal, peut-être y avez-vous découvert l'étrange histoire de ce jeune Nigérian qui a tenté de faire exploser un avion de ligne avec de la poudre explosive dissimulée dans ses sous-vêtements. L'attentat maladroit fut finalement déjoué par d'autres passagers - et si le terroriste est, comme il l'affirme, affilié à al Qaida, alors al Qaida n'a pas franchement de quoi se vanter. L'attaque était certes sérieuse (tout cela aurait pu finir en horrible catastrophe), mais elle n'était clairement pas l'œuvre de conspirateurs bien équipés et parfaitement organisés; elle n'avait pas l'envergure des attentats du 11 septembre.
Que nous apprennent ces gros titres? Si l'on me demandait de lire dans le marc de café et de jouer les diseuses de bonne aventure, je dirais qu'en cette fin de décennie, l'avenir ne semble guère sourire aux régimes autoritaires. L'un d'entre eux semble toutefois tirer son épingle du jeu: la Chine. Et ce en partie parce que contrairement aux Iraniens et aux Russes, les Chinois deviennent de plus en plus prospères - et qu'à notre époque, c'est la prospérité (et non plus l'idéologie) qui fait la force de ces régimes.
Peut-être que nous n'assisterons pas à un nouveau crépuscule du libéralisme: peut-être entrons-nous dans une époque où la prospérité (sous la forme des infrastructures et de la consommation) se retrouvera au centre de la compétition internationale et de la politique étrangère américaine. Nous nous engageons déjà dans cette direction: après tout, si le sommet de Copenhague a échoué, c'est d'abord parce que les Etats-Unis et la Chine n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une question qui gênait leurs perspectives de croissance. Pendant ce temps, le terrorisme fondamentaliste islamique, priorité absolue de la politique étrangère des Etats-Unis des dix dernières années, se retrouve peu à peu relégué à la catégorie des embêtements de premier ordre.
Rien de plus logique: au début de la dernière décennie, nous parlions déjà de la Chine et des possibles conséquences de sa prospérité (En 2000, les Etats-Unis avaient accordé la clause de la nation la plus favorisée à la Chine: vous vous souvenez de la discussion houleuse qui s'en était suivie?), mais le sujet fut vite remplacé par le terrorisme islamique. La Chine revient toujours au centre de l'attention de la planète, d'une décennie à l'autre, avant d'être chassée par un problème plus pressant. C'en est presque rassurant. Les «années dix» feront-elles mentir la tradition ?
Anne Applebaum
Traduit par Jean-Clément Nau
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Image de Une: The London Eye à Londres Stefan Wermuth / Reuters