Culture

L'évolution du corps des femmes selon Playboy

Temps de lecture : 7 min

Playboy publie un recueil de toutes ses pages centrales. Ça fait beaucoup de chair fraîche d'un coup.

Une soirée Playboy, le 11 juillet 2017 à Los Angeles en Californie |
Tibrina Hobson / AFP
Une soirée Playboy, le 11 juillet 2017 à Los Angeles en Californie | Tibrina Hobson / AFP

Toutes les manières de lire le beau livre rempli de dames nues que vient de publier Playboy sont bonnes. On peut sauter d’une image à l’autre de façon aléatoire dans cette collection encyclopédique de pages centrales du célèbre magazine. En s’arrêtant lorsque l’œil est attiré par une lèvre supérieure luisante ou un capuchon clitoridien particulièrement bien présenté. Si vous êtes du genre à avoir des préférences dans le domaine, vous pouvez utiliser l’index pour retrouver votre Playmate préférée. Vous pouvez aller à votre année de naissance ou à celle de votre bat-mitzvah et découvrir ce qui faisait baver les habitants de testostéroneland ce mois-là. Vous pouvez feuilleter les pages en accéléré comme si c’était un flipbook, et regarder les visages et les peaux se fondre tel un trou de ver démoniaque qui aurait vraiment très, très envie de coucher avec vous.

Mais si vous êtes prêt à sacrifier 75 dollars pour un volume contenant presque quatre kilos de chair à nu, je recommande de consacrer une bonne heure à le feuilleter en entier, page par page. Playboy: The Complete Centerfolds, 1953–2016 offre exactement ce qu’il annonce: toutes les pages centrales que le magazine a publiées jusqu’au mois de février 2016. Ça fait quand même beaucoup de corps pour un seul tome. Pris tous ensemble, ils proposent une sorte de tour d’horizon biologique que peu d’humains ont l’occasion de connaître au cours de leur vie. Même les médecins les plus occupés et les stars du porno les plus hyperactives du monde ne voient pas sept cents et quelques femmes nues en une heure.

Une chronologie du corps féminin

Si vous optez pour cette option, comme je l’ai fait un jeudi après-midi dans un coin volontairement isolé des bureaux de Slate, vous répertorierez environ 1.400 mamelons de couleurs, textures et superficies variées. Vous repèrerez plusieurs centaines de grandes lèvres et, si vous en possédez, serez amenée à vous pencher soigneusement sur l’anatomie des vôtres. Vous déplorerez que le secteur des peignoirs en satin et des porte-jarretelles ait échappé à toutes les tentatives d’innovation conséquente au cours des cinquante dernières années. Vous vous demanderez pourquoi dans les années 2010, alors que la Terre connaissait les températures les plus chaudes de l’histoire, toutes les femmes ont soudain eu visiblement très très froid.

Ce livre est une sorte de réimpression. La première édition a été publiée il y a dix ans; l'ouvrage sorti à la mi-septembre comprend en plus les dix dernières années et un court essai d’Elizabeth Wurtzel sur les pages centrales des années 2010. Playboy en fait la promotion comme d’un genre de chronologie du corps féminin vue à travers le proverbial regard masculin, un moyen d’identifier l’évolution des idéaux de beauté et des fantasmes sexuels depuis que Hugh Hefner a mis sous presse le premier numéro du magazine.

Le symbole le plus évident de la fuite du temps, et ce sur quoi toutes les personnes à qui j’ai parlé de ce livre m’ont interrogée, ce sont les poils pubiens. Les vingt premières années, les pages centrales n’en contenaient pas l’ombre d’un parce qu’ils étaient dissimulés par des coussins stratégiquement placés, par des sous-vêtements ou même des treillis militaires très larges. Si aucune touffe n’a pointé le bout de son nez avant 1972, en revanche au milieu des années 1970 quasiment toutes les photos arboraient des vulves poilues. Dix ans plus tard, les coiffeurs ont commencé à toiletter les minous, mais il a fallu attendre le milieu des années 1990 pour que ce qu’on appelle désormais le ticket de métro prenne le train en marche. La relative nouveauté de ce que 84% des femmes font aujourd’hui à leurs parties génitales fut la révélation de sa vie pour ce millénaire qui a enduré sa puberté dans les années 2000, période qualifiée de «décennie du lisse» par Maureen Gibbon dans un essai figurant dans The Complete Centerfolds. Après vous être infligé les entrejambes totalement glabres et infantiles des années 2010, revenez en juillet 1977 où la somptueuse image d’un poil pubien jaillissant d’une raie des fesses restaurera votre sérénité intérieure.

Du naturel à l'absurde

Le développement des techniques de retouche des photos, lancé dans les années 1980 avant de passer à la vitesse supérieure dans les années 1990, met en œuvre un autre changement radical dans le livre. Les premières photos sont empreintes d’une luminosité un peu crémeuse, avec un éclairage plus doux que ce que donnent les flashs haute-définition des années suivantes. Avant que Photoshop ne fasse de chaque membre un parfait cylindre grâce aux dégradés de couleur assistés par ordinateur, la peau avait une vraie texture qui trahissait la chair de poule, le duvet et de minuscules ridules à la jointure des jambes et des hanches. En termes de mode aussi, la chronologie de Playboy cartographie un déplacement du plus ou moins naturel à l’absurde. Les robes de paysannes et les gilets à gros losanges ont cédé la place à des maillots de bain que ne renierait pas Borat et à des entrelacs de tissu pailleté qui n’entraverait aucun acte sexuel imaginable par un cerveau lambda. Le mascara et le fard à joue se sont fait évincer par la silicone, le bronzage et de gigantesques lèvres aux contours très marqués. Le fantasme des années 1950, c’était que les femmes affichées sur ces pages puissent réellement succomber aux techniques de drague du crétin de service à la surboum ou chez le vendeur de milkshake ou quels que soient les endroits où les blancs s’adonnaient à leurs rituels d’accouplement à cette époque. Le fantasme des années 1990 et 2000 était que ces femmes luisantes aux seins comme des boules de bowling puissent exister vraiment.

Montage Slate.fr

Pourtant, malgré toutes les différences qui s’imposent au lecteur feuilletant des générations de pin-up, ce sont les ressemblances qui sautent aux yeux. Après avoir regardé 734 photos de femmes nues, on ne peut s’empêcher de conclure que le corps humain a des limites très strictes et que l’esprit humain manque de vraie créativité dans le domaine des poses sexy. Le nombre de manières d’entrouvrir très légèrement des lèvres, de faire semblant d’enfiler des vêtements ou de les enlever, d’entrer ou de sortir de l’eau et de s’installer ou de quitter une quelconque surface raisonnablement susceptible de servir de support à des relations sexuelles est forcément limité. Certains thèmes sont excitants de toute éternité: les écuries de cowboys (mecs, lassos, cravate-ficelle entre les seins), le sport (battes et autres bâtons phalliques, maillots en filet, chaussettes hautes), l’enfance (verres de lait, manèges, poupées), la domesticité servile (tabliers, tartes et même une fois, ce qui est assez dérangeant, des ciseaux crantés).

Du sexe partout

C’est un plaisir de voir le petit monde de Playboy devenir de plus en plus élaboré et de moins en moins en moins complexé au fil du temps. Il y a quelques scènes amusantes les premières années: une photo profondément étrange en 1967 montre une femme debout sur un skate Onewheel primitif, l’orteil posé sur un volant de badminton, et une autre de 1983 affiche une nénette qui se prélasse dans une cabine de bronzage, avec protection pour les yeux et tout le toutim. Mais les fantasmes deviennent bien plus spécifiques dans les années 1990, où l’on voit une hôtesse de l’air sortir des toilettes d’un avion, une veste de l’armée avec des plaques militaires portées en collier de taille, plus de dioramas nautiques que ne pourrait en rêver un marin d’eau douce et en juillet 1996, une situation visionnaire impliquant un cigare, juste avant que le fameux «ça a bon goût» de l'affaire Clinton–Lewinsky ne tombe dans le domaine public.

Au tournant du nouveau millénaire, les écolières se sont mises à envahir en masse les pages de Playboy, dans des décors de dortoirs imaginés avec un tel amour du détail qu’ils auraient pu être des publicités pour la boutique de déco pour ados PBteen. Ce qui a pour effet de créer l’insidieuse sensation que n’importe quel endroit peut être un lieu propice au sexe et que toute activité effectuée par une femme, même dans le cadre de son travail, peut être une activité sexuelle. Jouer au golf, prendre votre commande au restaurant, faire de l’exercice sur une machine, fixer un leurre sur une canne à pêche, faire un câlin à un chaton, présenter le 20h à la télé—si vous regardez vraiment bien, avec quelques années de pages centrales de Playboy imprimées au fond du cerveau, vous réalisez que ces occupations quotidiennes sont en réalité un genre de préliminaires. Cette dame qui passe à vélo, elle est à poil sous ses vêtements, vous savez.

Si comme moi, vous choisissez d’absorber chacune des pages centrales rapidement les unes après les autres, les tenues finiront par ne plus revêtir aucune importance. Et ce sera aussi le cas, curieusement, des formes humaines. Quand on répète un même mot trop de fois à la suite, il finit par perdre son sens. Quand on examine des centaines de femmes nues en une seule fois, leur nudité perd de sa signification aussi. Les courbes, les bosses et les bouts de chairs, parfois ponctués par une fossette ici ou un grain de beauté là, deviennent des formes indistinctes dans le vide. À la quarantième minute de visionnage à la loupe, les presque 2.000 mètres carrés de peau que vous aurez avalés auront perdu tout potentiel érotique, chaque corps n’étant plus qu’une nouvelle enveloppe dégoûtante remplie d’organes et de sang. Comme le dit un commentateur sur Amazon: «Quel fabuleux trésor pour les hommes!»

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