En 1982, un petit scandale secoue l’encore prude télé publique italienne. Tous les samedis à 16h30, les enfants se ruent devant le programme «Tip Tap Club» dont la présentatrice Moana Pozzi, blonde diaphane à la voix flûtée, perturbe les pères et contrarie les mères. L’émission jeunesse pourrait être le tremplin idéal pour cette vingtenaire sexy, mais des corbeaux soufflent aux dirigeants de la chaîne que, sous une farandole de pseudos, Moana se tortille aussi dans des films «à lumières rouges», comme on les appelle à l’époque. Des pornos, quoi.
Virée sur-le-champ, là où d’autres feraient amende honorable, Moana, elle, renchérit. Celle qui marque sur son agenda «si à 25 ans je ne suis pas une star, je change de taf», défie la censure télévisuelle, note ses amants célèbres dans le livre-confession autoédité. Elle milite contre la corruption avec le Parti de l’Amour, se dénude dans les théâtres et parle de sexe comme personne n’ose le faire dans un pays rongé par la bigoterie catholique. Court-circuitant le cul, le cinéma d’auteur, la religion et la politique, elle transforme la pornographie en une puissante contre-culture à la portée de tous. «La vraie perversion, affirme-t-elle dans une interview pour le magazine L’Espresso, c'est
la routine abrutissante d’un travail répétitif, et non le porno.»
«Nous étions comme sœurs, explique à Stylist sa collègue et amie Ilona Staller, alias La Cicciolina. Ensemble, on a milité pour la libération sexuelle et pour toutes les libertés. Dans un pays socialement arriéré, on a normalisé l’érotisme. »
Quand un cancer foudroyant emporte Moana à seulement 33 ans, âge charnière pour toutes les figures mythiques, sa légende éclôt. Depuis 1994, les hypothèses sur la disparition de la porn star la plus aimée des Italiens se multiplient, tout comme les biographies non officielles et les séries télé, qui alimentent la légende d’une femme qui a laissé derrière elle un majordome prénommé Amor, plusieurs appartements et voitures sportives, un godemiché en or massif et un pays en deuil.
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— Filmovie.it (@FilmovieIT) April 27, 2017
«L’obscénité est sublime»
Suivant un père ingénieur nucléaire, la bourgeoise famille Pozzi sillonne le monde avant de s’établir à Gênes. Moana est la fille aînée. Lors de son baptême, son prénom exotique, choisi en hommage à un îlot du Pacifique, fait bondir le prêtre qui ne le trouve pas sur le calendrier des saints. Pourtant, chez les Pozzi, on ne rigole pas avec Dieu: écoles de bonnes sœurs pour les deux gamines, messe tous les dimanches, cours de catéchisme… Les parents défendent les vertus de la bonne éducation, et inscrivent Moana au Conservatoire. Ni la musique ni la prière ne parviennent pourtant à calmer l’adolescente rebelle.
«Toujours chastement habillée et empêchée de sortie le soir, je m’échappais par
la fenêtre et fonçais chez une copine pour mettre mini-jupes et talons», racontera-t-elle dans son autobiographie.
Fascinée par le monde du spectacle, à 18 ans, Moana s’installe à Rome, centre névralgique du grand et du petit écran. Le «Tip Tap Club» arrive après deux ans de castings (et de films de cul tournés en catimini), grâce au coup de pouce d’un puissant politique avec lequel elle partage les draps des grands hôtels: Bettino Craxi, leader du parti socialiste et futur président du Conseil. Renvoyée de l’émission, Moana est aussitôt embauchée par Diva Futura, l’écurie du X, propriété du magnat du porno Riccardo Schicchi.
Branchée philosophie, très croyante, son profil ne colle pas à une carrière le plus souvent réservée aux filles moins bigotes, mais Moana aime l’obscénité. Et «si tu aimes un truc, dira-t-elle lors d’une interview, même si Jésus en personne descendait du ciel pour t’en empêcher, tu continuerais à l’aimer.»
Un choix pas commode. Rocco Siffredi, qui dans un récent entretien pour le journal Il Fatto Quotidiano se souvient de cette fille «éduquée et sensible», constate que dans ces années-là, «être actrice porno en Italie était une malédiction. Dans la rue, les gens lui hurlaient qu’elle n’était qu’une pute». Malgré la fascination que Moana exerce sur de nombreux réalisateurs renommés comme Dino Risi, Neri Parenti ou Carlo Verdone, le cinéma traditionnel ne lui offre que des rôles de femme infidèle, secrétaire facile ou voisine exhib… Et quand Fellini l’invite pour un caméo dans Ginger et Fred, il n’ose pas la citer dans les crédits. Moana le tacle par porno interposé: dans Fantastica Moana, elle parodie Anita Ekberg dans La Dolce Vita, plongeant dans une fontaine remplie d’un autre liquide que de l’eau.
Porn to be free
Avec ses airs de diva hollywoodienne (en Italie, on la compare à Marilyn Monroe), une croix au cou, Moana devient le symbole d’un pays qui cherche à se décoincer. «De Paris à Los Angeles, on était les vedettes du porno italien», affirme La Cicciolina. Inséparables, les deux actrices se produisent aussi dans les premiers peep-shows publics et écopent de sept mois de prison pour attentat à la pudeur. Mais Moana n’est pas une hardeuse comme les autres: jamais vulgaire, elle parle de sexe avec les bons subjonctifs et joue la femme fatale penchée sur des escarpins de créateur.
«Elle était très élégante, ambitieuse et sûre d’elle», raconte La Cicciolina. Le profil idéal pour subjuguer les nouvelles chaînes de télé du groupe Mediaset, friandes de personnages sulfureux. Après son nu intégral dans le pilote de l’émission «Matrioska», déprogrammée à la dernière minute par le jeune patron (un Silvio Berlusconi pré-Bunga Bunga), Moana revient avec une chronique Le Coin de la vergogne pour dénoncer les cachotteries des politiques, se demandant face caméra: «Pourquoi c’est moi qui devrais avoir honte?»
Coqueluche du public («Les gens ne font plus attention à mon vrai travail, confie-t-elle à L’Espresso, souvent ce sont les mères de famille qui me demandent un autographe») et hantise de la Federcasalinghe, l’influente association des femmes au foyer très à cheval sur la morale, Moana incarne un féminisme inédit, où le pouvoir passe par la séduction.
«La vraie femme-objet, analyse-t-elle dans son livre, reste à la maison pour laver, cuisiner et faire le repassage, le plus souvent sans beaucoup de reconnaissance.»
Quand son corps dénudé apparaît dans la rue en 6x9 mètres pour la promo du magazine MEN, elle sonne le départ de la révolution sexuelle, selon Pippo Russo, professeur de sociologie à l’université de Florence:
«Ces affiches ont envahi les villes en février 1986 dans la sidération générale, comme si d’immenses portes-fenêtres s’étaient ouvertes sur une autre dimension, analyse-t-il dans l’essai Moana Pozzi, la Sainte pécheresse. L’érotisme venait de conquérir pacifiquement l’espace public.»
Politicul
Le climax du succès de Moana arrive en même temps que les enquêtes judiciaires de l’opération Mains propres, qui révèlent un vaste système de corruption mêlant la politique et les affaires. La Première République italienne s’achève. L’ex-leader Craxi perd son immunité parlementaire et s’exile en Tunisie. Dans ce contexte bouillonnant, Moana «a été une figure peu banale dans l’histoire du pays», affirme Pippo Russo. L’actrice aurait même accéléré le processus de déstabilisation en couchant «avec des politiques de tous bords, ainsi qu’avec des officiers et des cardinaux», selon le journaliste Brunetto Fantauzzi, auteur du livre Moana: l’espionne dans le lit du pouvoir.
Roberto Benigni al letto insieme a Moana Pozzi&amica pic.twitter.com/kKGthooRkM
— Sergio (@Ciclismo2005) January 27, 2017
Après avoir traité Craxi (sans le nommer) d’amant maladroit dans son autobiographie –sortie deux mois à peine avant la mise en examen du politicien–, Moana prend les rênes du provocateur Parti de l’Amour fondé par Schicchi, et se présente aux législatives à Rome en 1993. «Elle a donné vie à la première expérience italienne d’antipolitique», analyse La Cicciolina. Dans un tailleur noir chaste, si l’on oublie un petit hublot sur le décolleté, son discours électoral est criant de sincérité: «J’ai toujours dit ce que je pense et je vous assure que ça a été dur. Ce n’est pas rien, d’être honnête.» Aucune chance d’être élue, mais Moana profite de son temps de parole pour dénoncer la crise des logements sociaux et la corruption, oubliant les luttes plus médiatiques dans lesquelles le parti s’était engagé jusqu’alors, comme la réouverture des maisons closes et la libéralisation de la prostitution.
Béatification
Après les élections, Moana dépérit. «Je rentrais d’un séjour à New York, raconte La Cicciolina, et j’ai trouvé que Moana avait beaucoup maigri. Un jour, elle m’a dit en pleurant qu’elle allait partir à Lyon pour faire des analyses médicales.» Elle n’en reviendra jamais: un carcinome du foie aura raison d’elle dans une chambre de l’Hôtel-Dieu, le 14 septembre 1994. La légende veut que, un chapelet rose à la main, elle ait déclaré dans un dernier souffle que Dieu lui pardonnerait.
La semaine suivante, le cardinal de Naples la cite comme un exemple de rédemption dans son homélie. Mais son entourage n’accepte pas cette fin abrupte et vacille sous le choc. «Elle courait 30 kilomètres tous les jours, affirme son dernier compagnon, et partait souvent à l’étranger. J’ai toujours pensé que son métier d’actrice n’était qu’une couverture.» Elle aurait pris la fuite, se serait enfermée dans un couvent ou sur une île déserte, aurait été tuée par le KGB… Oui, Moana aurait été une espionne. Scénario improbable, mais pas fou: La Cicciolina avoue que, dans sa Hongrie natale, elle a été «enrôlée comme katicabogar, coccinelle, pour séduire des hommes pour le compte des services de renseignement». Et quand en 2005, le petit frère de Moana confesse être en réalité son fils biologique, les complotistes y voient la preuve que d’autres secrets n’attendent que d’être dévoilés.
Oh si, Moana Pozzi. Épica! pic.twitter.com/LFwNgAnG84
— Alessio Gronchi B. (@alessiogronchi) November 18, 2016
Quoi qu’il en soit, vingt-trois ans après sa mort, Disney a préféré laisser tomber le titre Moana pour son dessin animé Vaiana, conscient qu’en Italie, la popularité de l’actrice allait désorienter le public. Si les générations successives d’actrices porno se sont inlassablement réclamées de Moana, son flambeau n’a jamais véritablement trouvé de repreneur. Même sa petite sœur, connue par les amateurs sous le pseudo de Baby Pozzi, n’a pas su consoler une Italie privée de son icône profane.