Pas très aidant, le président. Il aurait pu fournir une insulte d’une seule syllabe. Comme «sots». Mais cela n’entrait pas dans son propos. Emmanuel Macron avait à cœur, visant les syndicats, de s’en prendre aux paresseux, grincheux et mauvais coucheurs, réticents à toute réforme. «Fainéants», quoiqu’ébouriffé, et emprunté au vocabulaire du vieux patronat conservateur, convenait déjà mieux. L’ennui est que le mot est trop long, et que cela a rendu un peu dissonant la phrase-slogan la plus courue, le 12 septembre, dans les rangs de la manif de la CGT. «Macron-t’es-foutu-les fainéants-sont-dans-la-rue !» Un pied de trop.
Un pied de trop et pas mal d’étrangetés, pour cette journée de mobilisation. La CGT entamait sa campagne d’automne contre les ordonnances du Code du travail. Une première manif parisienne, d’autres dans les grandes villes du pays, pour renouer avec la rue, se compter, faire monter la jauge du climat protestataire. D’autres journées allaient suivre, déjà programmées, le 21, à nouveau par des défilés, puis le 25, par la grève reconductible des transporteurs, à l’appel de la CGT et de FO, avec l’objectif de bloquer des sites stratégiques, comme les dépôts de carburants. On attendait les réactions des intersyndicales de la SNCF et de la RATP. On espérait que les fonctionnaires allaient déclencher leur propre action, tout comme, de leur côté, les retraités, les étudiants, le personnel des maisons de retraites… Sans oublier que, le 23 septembre, Jean-Luc Mélenchon invitait électeurs et sympathisants de la France insoumise à contester à leur tour la loi Travail, par le plus grand rassemblement possible.
Bref, un mouvement social d’ampleur historique, à conserver dans les annales. Une saison entière, au moins, «un automne chaud!», comme en 1995, quitte à paralyser la France, des semaines durant, dans l’espoir d’amener Emmanuel Macron et son gouvernement à «reculer» sur les ordonnances et à accepter le principe de véritables négociations sur les autres projets de réformes. D’ailleurs, le président de la République paraissait ne rien faire pour éviter une telle situation. Au contraire, il donnait l’impression d’attiser le feu, multipliant ses critiques contre les syndicats protestataires et «leur colère idéologique». «Ils ne représentent pas l’intérêt général», lâchait-il. Dix jours avant la manif parisienne du 12 septembre, il faisait rappeler en vrac par le gouvernement toutes les réformes à venir, les retraites, l’assurance-chômage, la formation, la SNCF, dont les syndicats, et derrière eux, les salariés, pouvaient nourrir des inquiétudes. Puis l’attaque contre «les fainéants», reprise encore au matin même du 12 par Christophe Castaner, le porte-parole du gouvernement. «Les Français sont favorables à la transformation du pays (…). La fainéantise, c’est de ne pas avoir le courage de transformer.»
Le bras d'honneur de Macron aux manifestants
Le 12 septembre, alors que se regroupaient, place de la Bastille, les manifestants parisiens de ce premier test social de l’ère Macron, le chef de lÉtat avait clairement fait comprendre qu’il ne redoutait pas d’être emporté, ou simplement malmené, par la promesse d’un mouvement social d’envergure. C’était même de l’ordre du bras d’honneur. Une manière de rappeler au camp protestataire, de mémoire oublieuse, que son défilé Bastille-Place d’Italie était une maison hantée. Trop de fantômes l’avaient aussi rejoint, qui tenaient compagnie aux clowns des organisations de forains, en tête de cortège.
La gauche s’était défaite au long des douze manifestations du printemps 2016, se déchirant sur la loi El Khomri du précédent quinquennat, et si l’histoire, ici aussi, ne repassait pas les plats, trop de signes, dans la rue, sur les banderoles, venaient rappeler que les premières lois Travail avaient tenu bon, qu’elles étaient appliquées, et que le nouveau quinquennat estimait, du coup, avoir les coudées franches pour continuer. «Une loi Travail XXL», déplorait Philippe Martinez, le secrétaire national de la CGT, à propos des ordonnances d’Emmanuel Macron, qui y voit une aggravation. Peut-être. Mais le même Philippe Martinez est aussi comptable de l’objectif manqué en 2016: avoir «fait reculer» le gouvernement de Manuel Valls. Par leur jusqu’-au-boutisme, le camp protestataire, le gauchisme de rue, avaient simplement contribué à faire disparaître la gauche de gouvernement de la scène politique. Le pays avait laissé faire, pressé, apparemment, de «dégager» les uns et les autres.
Il est certes difficile pour les syndicats français d’inventer d’autres formes de lutte que la grève et les défilés. Mais en choisissant de se planter dans le décor d’hier, de dérouler ses mêmes scénographies, la CGT, même si elle refuse de l’entendre ainsi, fait resurgir des monstres à peine enfouis. Les comptes n’ont pas encore été faits des liens qu’entretiennent les Français avec cette forme d’action syndicale. Est-elle encore usuelle? Renvoyée inexorablement dans «l’ancien monde», comme le prétendent les soutiens d’Emmanuel Macron?
La réponse viendra peut-être avec l’automne. Le chef de l’État se sait fort de sa majorité parlementaire. Il n’a pas, comme François Hollande avec les lois El Khomri, pris les Français, en tout cas, les syndicats et la gauche radicale, par surprise. Son programme était connu bien avant l’élection présidentielle. Il fait le pari qu’au pire, les Français rechigneront à se mobiliser. Flottaient dans l’air, le long de ce cortège du 12 septembre, l’écho d’acteurs disparus. L’ancien président, bien sûr, son premier ministre Manuel Valls, Myriam El Khomri, et les tenants de la gauche social-démocrate, mais aussi ceux qui avaient eu partie liée avec la CGT, alors. «Les frondeurs», les écolos en colère, les communistes, même les amis de Martine Aubry, radicalement opposés à la loi El Khomri, bien qu’ils ne se soient pas associés au projet de motion de censure du gouvernement, début mai 2016… Qu’en reste-t-il? Des traces, à l’Assemblée Nationale, comme sur les piquets de grève, devant les entreprises en grève.
Au milieu des ruines
Cette histoire-là suit son cours. Elle se vide encore, non achevée, et Philippe Martinez aurait tort de croire qu’elle ne vient pas perturber l’automne revendicatif qui s’ébranle. Le parcours Bastille-place d’Italie est aussi une voie environnée de ruines. Tout comme la place de la République, où alla aussi le mouvement de 2016, et où sur ses flancs les plus radicalisés, il vit naître la comète Nuit Debout. Seuls y dansent encore les fantômes.
Jean-Luc Mélenchon le sait, évidemment. Le rescapé de la gauche fait tout, ces jours-ci, pour ne pas être enfermé dans «l’ancien monde» décrit par Emmanuel Macron. À la différence du printemps 2016, il fait se tenir la France insoumise un peu plus loin de la contestation syndicale. Lui se souvient, aussi, des conséquences des défilés de rue pour la santé de la gauche. «Le parti socialiste est aujourd’hui le seul zoo où les animaux se gardent entre eux, la vieille gauche est à bout de souffle», a-t-il confié, le 14 septembre, à La Provence. Il est joyeusement assassin. Pas concerné par l’esprit de deuil, qui parcourait cette manif parisienne, le 12 septembre. «S’il avait retiré sa candidature, Hamon serait aujourd’hui premier ministre, et moi, président.»
Avec Macron, Mélenchon. Enfin, contre lui, mais du temps présent, comme lui. Du «monde nouveau». Sous entendu: pas comme les autres, pas comme ses anciens alliés, politiques et syndicaux, du refus des premières lois Travail. Pas comme le difficile mouvement contestataire, au fond, assez douloureux, que la CGT tente de reformer. «Nous avons réveillé l’esprit de résistance du pays», assure-t-il. Avec les siens, il est, dit-il, «le recours contre le monde actuel». Quelques réponses, déjà, dans la rue, le 23 septembre.