Au matin du 27 avril 1986, des chars de l’armée soviétique entrent dans la petite ville de Prypiat, en Ukraine. Ils sont suivis par 1.225 autocars. Les habitants doivent être évacués en urgence. Il est déjà trop tard: cela fait près de trente heures que le réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl a explosé. Prypiat, qui se trouve à trois kilomètres au nord de Tchernobyl, abrite des milliers de travailleurs de la centrale nucléaire. La veille, leurs enfants sont allés à l’école comme si de rien n’était. Tous ont reçu, sans douleur ni conscience, des doses de radiation qui dépassent l’entendement. La population, tenue au courant grâce à la radio locale, se voit donner l’ordre de prendre le strict minimum et de quitter les lieux au plus vite. Les autorités promettent qu’ils pourront revenir d’ici deux ou trois jours. Ils ne reviendront jamais.
Prypiat fait aujourd’hui partie de «la Zone». Sur une trentaine de kilomètres, des villages fantômes peuplent ainsi la zone d’exclusion de Tchernobyl. De la plus grande catastrophe environnementale jamais connue à ce jour, il ne reste plus aucune activité humaine. L’Homo sapiens a disparu. Des pygargues à queue blanche, des cerfs, des chevaux sauvages et des loups gris se promènent désormais dans les rues et les forêts du coin. La Zone d’exclusion de Tchernobyl fait partie aujourd’hui de la liste des parcs involontaires.
Le terme de «parc involontaire» aurait été inventé par l’auteur écologiste et rétrofuturiste Bruce Sterling. Dans ses notes consignées sur le site viridiandesign.com (le viridien est un vert bleuté), Sterling explique que «les parcs involontaires sont très viridiens. Ils ne représentent pas la nature vierge mais la nature vengeresse et l’ensemble de ses procédés, qui réaffirment leur présence dans des lieux de perdition politique et technologique».
DMZ et ligne verte
23 mars 1953. Staline est mort voilà quinze jours. Sur la route du village de Panmunjeom, le général nord-coréen Nam II, le maréchal chinois Peng Dehuai et le lieutenant-général William K. Harrison des Nations unies se retrouvent pour signer l’armistice entre les deux Corées. Une zone démilitarisée de 246 kilomètres de long et 4 kilomètres de large est établie au milieu de la péninsule. Appelée communément DMZ, elle sert de zone tampon entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, et marque la frontière entre les deux pays. Aucun humain, qu’il soit coréen ou touriste, n’est habilité à y pénétrer.
Un élan la frontière des deux Corées I KWAK-SUNG-HO / AFP
Des grues du Japon, classées dans la liste des espèces en voie de disparition, tout comme des grues à cou blanc, sont aperçues volant au-dessus de la zone. Rapidement –dès les années 1950– des biologistes sont appelés pour observer les animaux se promenant le long du 38e parallèle. Ils découvrent que l’endroit abrite également des tigres de Sibérie, qui font partie des 100 espèces les plus menacées au monde selon l’UICN, ou encore des gorals à longue queue et des ours noirs.
L’histoire se répète à Chypre, sur la ligne verte scindant le territoire contrôlé par la Turquie d’une part, et la République de Chypre d’autre part. Les îles Monte Bello, au nord est du continent australien, seraient semble-t-il un autre exemple de parc involontaire suite aux essais nucléaires opérés dans la région entre 1953 et 1957.
Post-apocalypse now
Gaël Barreau, écologue et naturaliste à l’association Terre & Océan, précise:
«On parlera de renaturation spontanée. Sans aller aussi loin dans les exemples que Tchernobyl ou la DMZ, on trouve dans nos villes des exemples de ces parcs involontaires, dont sont d’ailleurs friands les fans d’Urbex (les carrières, les casernes militaires abandonnées etc.). Sur la Garonne, par exemple, il y a une ancienne île de l’Inra qui est devenue méconnaissable moins de dix ans après l’abandon de l’activité agricole. L’institut de recherche, pas manchot à l’heure de faire des vergers tirés au cordeau, a laissé place à d’épaisses frondaisons de frênes et de saules, et des loutres s’y baladent tranquillement au milieu des colonies de hérons et de cormorans. […]
Une simple route dans une forêt, dès lors qu’elle ne sera plus empruntée, disparaîtra au bout de quelques années (dans l’entre deux mers le village de Citon, abandonné dans les années 1970, n’a plus de route d’accès goudronnée reconnaissable car elle a été recouverte par la végétation en taillis). Les images que l’on peut voir dans les films hollywoodiens post-apocalyptiques ne sont pas loin du compte. L’histoire prouve que la nature peut engloutir des villes entières (les cités Aztèques ou encore Angkhor par exemple), mais un simple lotissement abandonné pendant quarante ans finit par disparaître de la même manière.»
La fascination de l'homme urbain
Une question reste en suspens. Comment les animaux pressentent leur destination? Comment savent-ils où aller? Si aucune étude n’a été trouvée, il semblerait que cela dépende d’un ensemble de facteurs, différents selon les espèces, à la manière des flux migratoires. Quant à l’aspect technique, il faut lorgner du côté des corridors biologiques qui peuvent permettre l’existence des parcs involontaires.
Ce serait une erreur, toutefois, de regarder les parcs involontaires avec des yeux candides. La qualification à elle seule soulève quelques problématiques. Car involontaire pour qui, sinon pour l’homme?
L’écologue bordelais Gaël Barreau admet que «[Le phénomène des parcs involontaires] dit également la fascination de l’homme, aujourd’hui essentiellement urbain, de ce retour spontané à la nature. Mais cela fascine parce que l’on n’est pas là pour le subir. On s’émerveille de voir ces loups dans une zone contaminée, mais on s’émeut d’un sanglier dans les rues de Toulouse, parce qu’il n’y est pas à sa place. La relation de l’homme à la nature est à ce prix: elle est belle quand on ne la subit pas malgré soi, d’où notre aversion pour les espèces liminaires, celles qui ont su profiter de nos largesses à l’image des pigeons, araignées des maisons ou des rats, complètement adaptées à vivre auprès de nous mais toujours farouchement sauvages.» Un point de vue partagé par Philippe Reigné, agrégé de droit, qui écrivait en décembre 2016 une tribune à ce sujet dans le journal Libération.
Un fait naturel
De la même façon, ces zones vertes ne sont peut-être pas non plus des «paradis pour animaux» comme elles sont parfois décrites. Les mines qui peuplent la DMZ, tout comme les radiations encore contenues dans les sols de la zone de Tchernobyl, ont potentiellement des incidences sur le bien-être et la reproduction des animaux. En 2008, plusieurs chercheurs ont dénoncé les croyances entourant la faune et la flore de Tchernobyl et ce alors même qu’aucune étude ni statistique n’avaient été dûment réalisées.
Des bisons dans la zone d'exclusion de Tchernobyl I VIKTOR DRACHEV / AFP
Nul doute que les parcs involontaires, aussi réels qu’ils soient, nourrissent notre désir de magie. Quoi de plus merveilleux que la nature sauvage, la beauté infinie des plaines et la liberté au grand air? En réalité, comme l’explique Gaël Barreau:
«Dès que [l’homme] relâche son emprise, les êtres vivants recolonisent rapidement le milieu. Le cas de ces zones sanctuarisées obéissent à un même phénomène: des espaces d'occupation jadis humaine laissés à la nature, et donc occupée de nouveau par les êtres vivants.»
Pas de sortilège, ni d’enchantement. Rien qu’un fait naturel.
«Abandonnez la tondeuse de temps en temp, et malgré les plaintes des voisins, c’est la garantie de voir apparaître au bout de quelques années des orchidées sauvages. Et un abandon définitif sonnera l’arrivée à terme d’une forêt. Les enjeux écologiques d’aujourd’hui sont certes sur des grands ensembles à conserver, comme les forêts tropicales et autres zones de toundra, mais la reconquête par les petites surfaces contigües, en plus de demander peu d’efforts, est un facteur qui peut amener cette notion de parcs involontaires au cœur de chaque jardin.»
Alors, voilà le plus merveilleux de l’histoire des parcs involontaires: d’une certaine manière, il ne s’agit pas d’un miracle qui nous dépasserait. Nous pouvons nous-mêmes insuffler cette magie dans notre quotidien.