Égalités

Performeurs post-porn et queer: ils se déshabillent contre la ségrégation urbaine

Temps de lecture : 5 min

Avec «Homo Inc.orporated», Sam Bourcier explore les théories et la culture queer et détaille ses moyens d'action, dont les performances post-porn. Une manière, pour ceux qui en sont exclus, de se réapproprier l'espace public. Extrait.

Urban Drag, par QueerArtLab, à Madrid en 2013.
Urban Drag, par QueerArtLab, à Madrid en 2013.

Militant et théoricien queer, Sam Bourcier est maître de conférences à l’université de Lille-III où il enseigne les études culturelles, les théories féministes et la théorie queer. Collaborateur de Slate.fr, auteur d'ouvrages sur la queer theory (Queer Zones et Sexpolitiques), il a écrit de nombreux articles sur les genres, les sexualités, la pornographie et la post-pornographie, les subcultures sexuelles, les féminismes, les post féminismes, les minorités et les politiques identitaires en France et à l'étranger. Il vient de publier Homo Inc.orporated, le triangle et la licorne qui pète, aux éditions Cambourakis.

Créer une zone queer dans l’espace public urbain est une façon de visibiliser et de contrer les politiques néolibérales dans la ville telles que la ségrégation urbaine, le zoning et la gentrification. Beaucoup de choses intéressantes ont été écrites sur la façon dont l’homonormativité est complice de la spéculation immobilière et de l’expropriation au sens premier du terme. Sarah Schulman a rappelé le rôle qu’a joué la crise du sida dans la gentrification de New York. Warner et Duggan et le groupe queer Sex Panic! ont sonné l’alarme contre les politiques de zoning en matière de sexe en public et de travail du sexe dans le New York des années 1990. Manalansan a montré comment les politiques spatiales néolibérales qui ont présidé à la gentrification de New York ont abouti à l’éviction des queer of color et des queers pauvres du Village, «patrie» de Stonewall. Pour Jin Haritaworn, des quartiers comme Kreuzberg à Berlin sont à la fois des lieux d’exclusion des queers et des trans of color mais aussi de «regénération» et de «revitalisation» pour les bons homos à protéger du criminel qu’est devenu le musulman homophobe.

Le mariage gai et lesbien pas trans*, l’accès à la propriété pour les gais et les lesbiennes riches et blanc·he·s ont joué un rôle plus que significatif dans le processus de gentrification, dans la reprivatisation de la sexualité et des formes d’intimité à Paris, à Rio, à Berlin, à New York ou dans le village gai de Montréal. Lorsque la présence queer et transféministe rétrécit dans l’espace public, les zones privées gaies et lesbiennes explosent.

Il est des groupes queer et post-porn qui se mobilisent contre ces logiques d’expropriation qui sont le lot de la plupart des villes européennes devenues des destinations easyJet pour le week-end. C’est le cas de QueerArtLab avec Urban Drag et de Post-Op avec Oh Kaña en Espagne. Organisée en 2013 par le QueerArtLab, à partir d’une idée du Cruising Queer Collective, en collaboration avec Rachele Borghi, Urban Drag est une performance collective qui se déroule à Madrid sur la rue commerçante de Gran Via et à Chueca, le quartier gai de la ville. On y voit des queers arpenter les rues avec assurance, où iels se déshabillent et se rhabillent, en utilisant des accessoires de la masculinité et de la féminité (boucles d’oreilles, rouge à lèvres, baskets, robes) ou en ayant recours à des technologies queer de la production de la masculinité (moustache, binding* de drag king) qu’iels trouvent littéralement sur leur chemin. Les différents accessoires sont disséminés par terre par chacu* d’entre iels et le technicien drag king va à leur rencontre.

Le lien s’établit entre les protagonistes lorsqu’iels ramassent pour le porter un vêtement ou un accessoire de genre que l’autre a laissé tomber dans la rue pour qu’il soit récupéré. La caméra leur fait face quand elle les filme, ce qui accentue la sensation d’empowerment et d’occupation critique de l’espace public straight: la rue, les boulevards, mais aussi la devanture de commerces comme H&M ou McDonald’s ou encore un sex shop gai, devant lequel un garçon endosse la masculinité gaie commerciale et normative face au corps parfait, jeune et musclé figurant sur l’affiche dans la vitrine du magasin. Par contraste, une fille à la poitrine et au corps volumineux dénude le haut et se fait faire la barbe et le binding dans la rue par un corps féminin puis masculin.

À la fin, tou* se retrouvent devant l’entrée du métro qu’iels prennent joyeusement ensemble. La performance est une ré-appropriation de l’espace straight par les queers et une queerisation de l’espace straight. C’est aussi une dénonciation de l’occupation de la ville par le néolibéralisme, de la gentrifiation en cours à Madrid et du rôle qu’y joue Chueca.

En 2010, Quimera Rosa, Post-Op, Mistress Liar et Dj Doroti ont fait une performance collective à Barcelone intitulée Oh Kaña du nom du poète espagnol Ocaña qui se promenait nu et bien folle dans les rues de Madrid pour braver la dictature de Franco. Avec cette performance qui a reçu des fonds publics de la mairie de Barcelone qui cherchait des projets artistiques pour meubler la rambla, ce collectif post-porn a pris la rue en affichant des corps cyborg, prothétiques, sexuels, autrement dit des subjectivités monstrueuses et anti-néolibérales produites par les subcultures sexuelles queer.

Les passant·e·s ont vu arriver sur une place de marché couvert une meute tenue en laisse par une domina cagoulée. Puis, par deux, les corps torse nu et bardés d’accessoires SM et cyborg (chaînes, grosses bottes, genouillères, un godemiché dans le front, des tuyaux translucides, une tête de cheval) effectuent des pratiques en public: sexe avec une ventouse, cutting, fist-fucking, baise avec les tuyaux, flagellation, avant de converger à quatre pattes vers la chatte du corps à tête de cheval qui s’est posté jambes écartées en haut d’un escalier, le tout sous les regards des badaud·e·s qui regardent ou filment la scène. Puis la meute part sur la rambla, tirée par la domina, et tout se termine avec du sexe en groupe assez informel.

Performance Oh Kaña, du collectif Post-Op

(...)

Les performances de Zarra Bonheur et du collectif barcelonais Post-Op sont une forme de résistance contre la double expropriation du corps et de l’espace caractéristique de la production de l’assujettissement au corps cartésien libéral. Elles sont une contestation du dualisme corps/esprit, une critique des politiques de gentrification néolibérales et une forme de résistance contre la mise au travail néolibérale y compris à l’université. Autant de corps en bataille, pour reprendre le slogan féministe de Barbara Kruger, et qui ont recours au spacing (le fait de faire de l’espace) dans l’espace public.

Du spacing, il y en a dans toutes les performances. C’est la marque de fabrique de la performance : créer un espace/temps circonscrit le temps de la performance générant une interaction avec le public ; rendre l’espace public élastique, sensible et politique à plusieurs. Ces usages politiques de la performance queer contre le néolibéralisme obligent à sortir du paradigme du genre comme performance. À l’enrichir, en tout cas.

Avec Oh Kaña, la perf de Post-Op par exemple, il devient évident que les paradigmes du genre, du sexe et de la sexualité comme technologie ou encore du genre, du sexe et de la sexualité comme prothèse sont tout aussi actifs et importants. Les accessoires SM ou cyborg de Quimera Rosa (tuyaux, ventouses), le personnage du cheval, les godes sur le front des performeu* qui en font de drôles de licornes balaient d’autres dualismes comme humain/non humain par exemple. Ils déstabilisent cet autre binarisme féministe qui nous a été si utile mais dont il faudra bien se défaire : la distinction sexe/genre qu’Haraway ne portait déjà pas dans son cœur.

1 — * Issu des cultures trans* et drag king, le binding est une technique de bandage des seins pour obtenir un torse plat Retourner à l'article

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