Ils occupent tous les deux une place à part, à la fois en surplomb et à l’écart. Des monuments, mais vivants. Des vieux sages capables des plus extrêmes folies, comme en témoignent leurs nouveaux films.
Claude Lanzmann est… Claude Lanzmann, écrivain, polémiste, mais d’abord l’auteur d’un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, Shoah, qui est aussi un repère majeur dans l’histoire du siècle passé, et de la place qui occupe l’événement qu’il a nommé –la Shoah.
Souleymane Cissé a donné à l’Afrique noire un de ses très rares chefs d’œuvre irréfutables, Yeelen. L’auteur de six longs métrages remarquables (de qui d’autre peut-on écrire cela en Afrique subsaharienne?) est aussi aujourd’hui, depuis la disparition d’Ousmane Sambene, le patriarche du cinéma de son continent, avec tout le prestige dont jouit un grand ancien dans cette partie du monde.
Le hasard veut que le même jour, ce mercredi 6 septembre, sorte le nouveau film de chacun. Et que, malgré un abime de différences, on puisse dire que chacun fait du cinéma ce que jamais personne n’avait fait avant eux.
Le seul point commun de Napalm de O Ka est d’être deux films comparables à aucun autre, deux films habités par un orgueil fécond, un narcissisme extrême qui se révèle une ressource de mise en scène hallucinante.
«Napalm», romance exotique marquée au sceau de la tragédie historique
Napalm raconte une histoire que connaissent les lecteurs du Lièvre de Patagonie, le grand livre autobiographique de Lanzmann. Celui-ci faisait partie, en 1958, d’un groupe d’intellectuels et d’artistes français (dont Chris Marker et Armand Gatti) invités en Corée du Nord. Soumis à la surveillance rigoureuse des camarades nord-coréens, notre héros y vivra pourtant une histoire d’amour aussi intense que platonique avec une infirmière locale.
Des décennies après, le Roméo du Taedong (le fleuve qui traverse Pyongyang) retourne sur le lieu d’un idylle qu’il n’a jamais oubliée.
C’est l’occasion, au début du film, d’une étrange opération historico-sentimentale, mêlant souvenirs de près de 60 ans et actualité, observation du pays-prison d’aujourd’hui et rappel d’une histoire qui fut aussi celle d’une violence sans limite des États-Unis, de massacres où aucun protagoniste n’est innocent mais où le déchaînement de brutalité pour contenir la dite contamination communiste atteignit des niveaux extrêmes.
57 ans plus tard, Claude Lanzmann de retour sur le pont où il avait donné rendez-vous à l'infirmière nord-coréenne.
S’il continuait comme cela, Napalm serait un film bien étrange, assez bancal, discutable au bon sens du terme: appelant la discussion. Mais ce n’était que le prologue.
Le sentimentalisme d'un éternel Don Juan
Le véritable film se passe à Paris aujourd'hui, il n’a qu’un seul personnage, Claude Lanzmann, le visage en gros plan de Claude Lanzmann, la voix de Claude, les yeux de Lanzmann, la rhétorique virtuose du vieil orateur, le sentimentalisme brusque, madré et turgescent d’un éternel Don Juan. Et c’est, au sens le plus fort, extraordinaire.
Avec le moins (une histoire connue, un seul narrateur filmé –admirablement– en gros plan,) le film fait le plus. Il fait surgir des images, des imaginaires, des émotions, des idées. Un mot seul soudain fait fusionner l'épisode personnel et la tragédie historique tapie dans l'ombre: NAPALM.
«Et elle dit un seul mot: napalm.»
Le film qui reprend ce mot pour titre met en mouvement ceux qui écoutent et regardent, avec une puissance de suggestion inversement proportionnel aux moyens mobilisés.
C’est une très digne définition du cinéma lui-même, comme d’ailleurs de tout art mais, ici, avec les moyens du cinéma. Seul le cinéma a la possibilité de rendre ainsi partageable la présence du réel, le corps, la peau, la vibration des mots et des silences.
Lanzmann, le visage de Lanzmann, les souvenirs et les émotions de Lanzmann dévorent littéralement le film –et c’est un festin, étrange et qui a partie liée au cannibalisme, mais bouleversant. Pour des raisons aussi fortes que difficiles à expliciter, on songe à Georges Bataille, à la part maudite. La guerre et l'amour se sont fait chair avec des mots.
«O Ka», plaidoyer pro domo en forme de récit mythologique
Autre forme de cannibalisme, autre dévoration somptueuse et dérangeante, celle qu’accomplit Souleymane Cissé avec O Ka («Notre Maison» en soninké).
Il commence par rappeler que sa famille, les Cissé, constituent la lignée la plus noble et la plus respectable de la région (le Mali, mais auparavant l’ancien empire mandingue).
Glissant prestement, il associe à cette noblesse historico-mythologique ses propres titres, comme cinéaste de première importance, se montrant à l’écran jadis, à l’époque du tournage de Yeelen, il y a 30 ans, et aujourd’hui (procédé également employé par Lanzmann).
Soueymane Cissé et un de ses petits fils, incarnations contemporaines d'une noble lignée, entre légende et quotidien.
Les plans sont magnifiques, un souffle d’épopée et une chronique personnelle et familiale convergent par les vertus du montage, le sens du récit en images.
Une grande demeure en construction à la destination d’abord mystérieuse, des enfants dont on ne sait pourquoi ils apparaissent parfois nimbés d'une lumière intense, animent ces déplacements dans le temps et dans les registres.
Documentaire et fiction mêlés
Le film s’enrichit bientôt d’une dimension documentaire, dans un quartier pauvre de Bamako où se trouve la maison de famille des Cissé, occupée par quatre sœurs du réalisateur plus âgées que lui –qui a aujourd’hui 77 ans. Une autre famille réclame la maison, fait un procès, le gagne.
Dès lors, il devient intrigant, émouvant, parfois embarrassant de ne plus très bien savoir à quoi on assiste. Une expulsion violente des vieilles dames par les flics, scène forcément reconstituée, enchaine sur des séquences documentaires dans ce quartier où, refusant d’abandonner le terrain, les sœurs campent sur le trottoir.
Des scènes de fiction avec des acteurs jouant les méchants de l’autre famille s’entrecroisent avec des reportages où figurent des hommes politiques, des journalistes, des personnalités de la culture qui interviennent dans l’affaire juridique, d’appels et cassation.
Et Souleymane Cissé lui-même, qui revient à l’image pour se livrer à une plaidoirie en bonne et due forme en faveur du bon droit de sa famille.
Cissé est un grand artiste, un homme plein de charme et de finesse. Il est donc convaincant. Et la douleur d’être dépossédé de la demeure historique de sa famille est assurément sincère.
Dans la position du juge
Vient pourtant le moment où le spectateur se sent mis dans une position inhabituelle: une position de juge. Pointe alors l’idée qu’en bonne justice il faudrait aussi entendre l’autre famille, qui ne compte pas le plus grand réalisateur d’Afrique de l’Ouest dans ses rangs, mais n’a pas nécessairement tort pour autant.
Le mouvement ne s’interrompt pas là. Emporté par son élan, le cinéaste se lance dans un parallèle pour le moins acrobatique entre l’injustice que sa famille a subi et l’occupation du Nord-Mali par Daech avec son cortège de meurtres et de destructions.
Même en ayant fait du nom et de la dynastie des Cissé des équivalents du Mali tout entier, aujourd’hui et pour l’éternité, la mise en équivalence est choquante.
Si, du coup, la cause qu’O Ka voulait plaider apparaît finalement fragile, cette dynamique associant mythologie, actualité géopolitique et militaire, réalité des conflits fonciers hérités du colonialisme, drame familial et geste souverain de l’auteur confère au film un mouvement vertigineux.
Et, par-delà la légitimité de la cause, qu'il ne nous appartient en aucun cas de juger, une sorte de poésie irrationnelle et enflammée fait de la vision du septième long métrage de Souleymane Cissé une expérience incomparable.