France / Société

Une statue peut-elle avoir du sang sur les mains?

Temps de lecture : 11 min

Ce que nous dit de notre rapport à l'histoire la polémique sur les statues du général Lee aux États-Unis et les plaques des rues des villes de France qui honorent des «bourreaux».

Une statue de Colbert devant le Palais-Bourbon à Paris. ndiggity via Wikimedia Commons.
Une statue de Colbert devant le Palais-Bourbon à Paris. ndiggity via Wikimedia Commons.

Le 13 mai 1791, Robespierre, devant l’Assemblée nationale, prononce un discours particulièrement virulent contre le maintien de l’esclavage dans les colonies et contre les colonies elles-mêmes. Il y déclare notamment, à l’attention des autres députés:

«Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution. [...] Périssent les colonies, s’il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté. Je le répète: périssent les colonies et les colons s’ils veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts.»

Ce discours qui détonne en 1791 –tant l’opinion publique est largement indifférente au sort des esclaves dans les colonies sucrières françaises ou n’y voit aucun problème– n’a rien d’étonnant dans la bouche de l’avocat d’Arras, proche de la Société des amis des noirs, elle-même proche du club des Jacobins, qui lutte pour l’abolition de la traite négrière puis de l’esclavage. Cette société ne désarmera pas jusqu’à la proclamation de cette abolition, le 16 pluviôse an II (4 février 1794). Robespierre, par ailleurs, fut un des premiers à se prononcer publiquement pour l’abolition de la peine de mort.

Et pourtant, point de rue ou d’avenue Robespierre à Paris, contrairement à des demandes répétées de certains citoyens. Ce ne sont certes pas les prises de position de Robespierre contre l’esclavage ou la peine de mort qui motivent ce refus de la mairie de Paris: c’est que Robespierre est associé à la Terreur et que, comme chacun sait, la Terreur, c’est LA tache sur l’histoire de la Révolution française –même si elle a le dos très large, et Robespierre avec elle, comme l’a notamment montré l'historien Jean-Clément Martin. Ainsi, à Danielle Simonnet, conseillère municipale parisienne de la France insoumise, qui demande qu’une rue Robespierre soit créée à Paris, le polémiste Jean Sévillia répondait en juin 2016 qu’il faudrait plutôt débaptiser toutes les rues Robespierre qui existent en France, car selon lui, «Robespierre est l'homme de la Terreur qui justifie la violence et le pouvoir totalitaire avant la lettre».

Notre pays ne manque pas de gens qui souhaitent voir disparaître tel ou tel des plaques des rues et des squares. Dommage que personne ne soit d'accord sur la liste.

Déboulonner les généraux confédérés

Aux États-Unis, le débat a fait récemment rage autour du déboulonnage de la statue du général confédéré Robert. E. Lee à Charlottesville, et a fait un mort; un déboulonnage de monument confédéré comme il s’en produit pourtant régulièrement depuis des années aux mêmes États-Unis. Lors de la guerre de Sécession, le Sud s’est battu durant quatre années pour conserver son «institution particulière» (l’esclavage, en bon français) et l’on peut estimer qu’il n’est plus très opportun (doux euphémisme) de continuer d’honorer la mémoire de soldats s’étant battus certes bravement, mais pour une si mauvaise cause. On pourrait, en passant, argumenter des heures sur ce point. Car si les États du Sud des États-Unis ont fait sécession (ce que la Constitution des États-Unis ne prévoyait pas –pas d’article 50 en Amérique), c’était certes pour conserver l’institution de l’esclavage qu’ils estimaient menacée. Mais si Lincoln a choisi de leur faire la guerre, c’est pour contraindre ces États à regagner une union qu’ils avaient quitté illégalement –pas pour mettre un terme à l’esclavage. En août 1862, il s’en expliquait d’ailleurs sans ambages au journaliste Horace Greeley, qui l’interrogeait publiquement sur ce point:

«Mon objectif central est de sauver l’Union, et pas de maintenir ou d’abolir l’esclavage. Si je peux sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferai; et si je peux la sauver en libérant tous les esclaves, je le ferai aussi; et si je peux la sauver en en libérant certains et pas d’autres, je le ferai également.»

Pourtant, le 1er janvier 1863, la Proclamation d’émancipation met un terme (théorique) à l’esclavage aux États-Unis. Choix moral? Choix tactique? Les deux. Mais cette proclamation ne pave en rien la route pour l’intégration des affranchis qui, de fait, vont continuer de vivre encore longtemps (toujours?) une ségrégation institutionnelle et tacite par l’instauration de lois qui les privent de certains droits et en font des citoyens de seconde zone. Cela n’empêche pas qu’aux États-Unis, Lincoln est tenu pour le plus grand président de l’histoire du pays, par les Démocrates comme par les Républicains. Et a, depuis 1922, un monument en son honneur au cœur de Washington.

Accusé Colbert, levez-vous!

L’histoire est écrite par des femmes et des hommes qui tentent d’analyser les actions d’autres hommes et d’autres femmes, qui vivaient dans d’autres temps. Si des faits peuvent être établis, leur interprétation peut différer selon les sensibilités et les périodes.

Prenons ainsi le cas de Colbert, visé par une tribune de Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), publiée dans Libération. On ne compte plus, en effet, les rues, les places, les ailes de bâtiments administratifs, les lycées et les collèges portant le nom de Colbert (1618-1683). Colbert fut un grand commis de l’État, un contrôleur général des finances, une personnalité centrale du règne du Louis XIV, le créateur de cette politique étatique interventionniste et tournée vers le commerce qu’on a baptisé le colbertisme.

Mais il fut aussi, et c’est ce que lui reproche à bon droit le président du Cran, l’auteur de la première mouture du Code Noir, qui encadre et légitime l’esclavage dans les colonies françaises (les Antilles pour l’essentiel) et qui est promulgué deux ans après sa mort, en 1685, par Louis XIV. Ce texte fait d’ailleurs débat chez les historiens et la parution, en 2015, d’un ouvrage consacré à son étude (Le Code noir. Idées reçues sur un texte symbolique, de Jean-François Niort), a fait l’objet de multiples polémiques, remous, droits de réponse. Aux yeux de Jean-François Niort, si le Code Noir est un objet «monstrueux» d’un point de vue moral et philosophique (ce que personne ne conteste, à part peut-être quelques hurluberlus de la droite extrême), il n’est en rien un «monstre juridique» car il est en parfaite cohérence avec la législation du temps et s’inscrit dans le mode de pensée de la fin du XVIIe siècle.

Il n’en demeure pas moins, comme l’écrit Louis-Georges Tin, que le héros de certains fut effectivement le bourreau d’autres. Mais les historiennes et historiens (comme les autres scientifiques d’ailleurs) n’ont pas vocation à instruire ou mener des procès, à dire le bien et le mal –et encore moins à élever des statues ou à nommer des rues: c’est là une prérogative du pouvoir. En baptisant des rues et des places et en érigeant des statues, les politiques veulent imprimer la marque du pouvoir, de ses symboles, de sa continuité, dans l’espace public. Ce faisant, ils ne se montrent parfois pas très regardants sur le pedigree des impétrants. Mais parfois, il arrive tout simplement que ce qui ne posait pas problème à un moment donné finisse par en poser un.

Expliquer n’est pas excuser, et commémorer n’est pas faire de l’histoire

Les rues portant le nom du maréchal Pétain ont fleuri un peu partout en France après la Première Guerre mondiale avant que le vainqueur de Verdun ne devienne le traître de Vichy. La dernière rue portant son nom n'a été débaptisée que très récemment. L’esclavage, de même, qui nous apparaît aujourd’hui comme une abomination, n’était pas perçu de la même manière aux XVIIe et XVIIIe siècles –sans parler de l’Antiquité. On a reproché à Napoléon Bonaparte d’avoir rétabli l’esclavage que la France avait pourtant aboli. Si ce choix s’explique aussi par son mariage en 1796 avec Joséphine de Beauharnais, née Tascher de la Pagerie, d’une famille de riches colons des Antilles, Napoléon Bonaparte n’est hélas que le triste reflet de son temps: les hommes blancs qui gouvernent tous les pays d’Europe n’ont, comme leurs semblables, soit pas d’opposition à la traite négrière, soit s’en moquent absolument ou y sont carrément favorables.

Est-ce une excuse? Certainement pas. Mais une explication, assurément. Et expliquer, ce n’est pas un peu excuser, contrairement à ce que certains pensent.

Mais le plus grand trouble vient sans doute du fait que commémorer n’est pas faire de l’histoire et que la question de l'exactitude ou de la rigueur historique en devient presque annexe. Donner à un personnage le nom d’une rue, ériger une statue à son effigie, c’est commémorer, littéralement «se souvenir ensemble», saluer la mémoire d'un disparu. Or, comme le chantait Brassens, «les morts sont tous de braves types». Qui peut un seul instant penser que c’est à l’auteur du Code noir que l’on voulait rendre hommage en donnant le nom de Colbert à des rues ou en lui élevant des statues? Les statues et les rues de Colbert ont-elles pour vocation de nier la réalité et l’horreur de l’esclavage? Pas davantage. Mais il n'en demeure pas moins que ce grand commis de l'Etat est aussi l'auteur du Code Noir. Alors, que faire?

Imbrication des luttes mémorielles et politiques

Puisqu’on voudrait faire subir aux statues de Colbert le même sort qu'à celles de Robert E. Lee, rappelons que ce dernier est quant à lui entré dans l’histoire en commandant les armées d’une Confédération qui luttait avant toute chose pour conserver des esclaves noirs sur son territoire. Il possédait des esclaves. Ses talents de militaire sont par ailleurs contestables. Mais un fait important a glissé sous le tapis: si le grand homme représenté a une histoire, la statue qui le représente en a une aussi. Comme l’évoque Miles Parks dans un récent article, la plupart des monuments honorant des généraux confédérés ont été érigés lors des différentes vagues de la mobilisation de la communauté noire en faveur des droits civiques, ce qui semble bien la marque d'une volonté délibérée du pouvoir (municipal, étatique, fédéral) de marquer l’espace et de réaffirmer la légitimité de la suprématie des blancs dans le pays.

Récemment, l'historienne américaine Jane Dailey pointait ainsi du doigt le fait étrange que la ville de Baltimore, dans le Maryland, un État qui a combattu la Confédération, avait choisi de faire ériger, en 1948, des statues à la gloire de Robert E. Lee et de Stonewall Jackson, deux grands héros sudistes, en plein centre ville. Pourquoi honorer la mémoire de la Confédération trois ans après avoir remporté une guerre mondiale contre un régime raciste, dans une ville du Maryland, État qui avait combattu les Confédérés? «Pour envoyer un message bien clair aux vétérans noirs, à la Cour suprême et au président des États-Unis», dit Dailey. Et ce message, c’était: «Nous sommes toujours un pays de blancs, pour les blancs, et vous serez toujours des descendants d’esclaves.»

La statuaire, pour ne parler que d'elle, est un moment particulier de marquage et de maillage du territoire dans les sociétés occidentales. Son heure de gloire s'étend du XVIIIe siècle au milieu du XXe. A la fin du XIXe siècle, Paris regorge de statues et de bustes en tous genres (on en dénombre encore aujourd'hui plus de 700 à l'air libre). À la gloire de grands personnages, de symboles (la République, la Nation) mais aussi d'ouvriers et même d'ouvrières comme la jolie grisette. Ces personnages, quels sont-ils et que nous disent-ils? Ce sont des chefs de guerre, pour commémorer la gloire de nos armées (naturellement), des hommes d'État, souverains, conseillers et ministres, pour célébrer la grandeur et la continuité de nos institutions (évidemment), et des philosophes, écrivains, savants musiciens pour rendre grâce au génie français intangible et éternel (bien sûr). Ces statues chargent l'espace de symboles historiques, patriotiques et culturels, avec toutes les occultations inhérentes à ces célébrations. Ne reprochons pas à l'État de faire ce que nous faisons tous: enjoliver les beaux souvenirs et glisser sous le tapis les moments honteux.

À l'exception de Jeanne d'Arc, aucune femme dans les deux premières catégories, et quelques rares autres dans la troisième. C'est que l'essentiel des statues qui peuplent l'espace public ont été érigées à une époque où les femmes étaient constitutionnellement des citoyennes de second rang. Signe que les choses changent, à Paris comme ailleurs, de plus en plus de voies nouvelles et de places arborent des noms de femmes. La marge de progression est grande: en France, seuls 2% des rues, avenues, boulevards et places honorent la mémoire de femmes. (Précisons que les 98% qui restent ne portent pas toutes des noms d'hommes: l'odonyme le plus fréquent en France est «rue de l'Église»)

Au fond, ce débat sur la place des personnages historiques et ce que l'on en dit nous ramène inéluctablement à celui du roman national qui a agité l’année 2016 en France. L’imbrication des luttes mémorielles et politiques ne date d’ailleurs pas d’hier, y compris à propos de statues. Ainsi, quand, en 1904, un vœu au Conseil de Paris est adopté pour faire ériger en face du Sacré-Cœur une statue à la mémoire du Chevalier de la Barre, exécuté pour avoir refusé de saluer une procession religieuse, le même conseil adopte également un vœu demandant l’érection d’une statue à la mémoire de Michel Servet, brûlé vif sur ordre de Calvin. Au martyr du catholicisme répond un martyr du protestantisme. Le débat politique s’invite dans l’espace public, y compris lorsque le gouvernement de Vichy décide de fondre plus d’une cinquantaine de statues à Paris en 1941 afin de confier leur cuivre aux bons soins de l’industrie de guerre allemande. Et le choix des statues détruites n’a évidemment rien d’innocent: ce sont essentiellement des statues de républicains, de philosophes, de libres penseurs qui sont enlevées.

Une rue ou une statue de Colbert n’a pas vocation à raconter l’histoire de Colbert. L’espace public est plein de statues de militaires qui ont du sang sur les mains –car on ne fait pas de guerre sans morts. Faut-il que l’espace public, et l’histoire aussi, soit purgé de toute représentation, de toute mention de personnages ayant la moindre part d’ombre? Il faudrait alors donner à des rues, à des avenues, des noms de personnes irréprochables, remplacer les statues d’individus peu recommandables par d’autres vêtues de probité candide et de lin blanc. Oui mais comme toujours la question est posée, insoluble: qui décide? En quel nom? Sur quelle base? Irréprochable pour qui et de quel point de vue? Charlemagne a fait massacrer des Saxons. Louis XIV a dévasté le Palatinat. Danton était un prévaricateur. Napoléon a commis un coup d’État (et rétabli l’esclavage). Churchill a participé à la guerre des Boers, où l’on a parqué des civils dans les premiers camps de concentration de l’histoire. Beaumarchais a été trafiquant d’armes. Rimbaud aussi. Jules Ferry a été l'un des pères de l'école publique, mais aussi l'un des plus fervents promoteurs de la colonisation. Tous ont une statue à Paris, et nos présidents viennent parfois s'incliner devant. On souhaite bien du courage à qui voudrait les remplacer par des personnages plus honorables et sans ombre au tableau. La liste risque d’être courte.

Dans le choix qui a été le sien, à un moment donné, d’honorer des personnages et de ne pas en honorer d’autres, dans sa volonté d’occulter les facettes déplaisantes de certains grands hommes, dans des livres, dans des rues, à travers des statues, une société dit beaucoup d’elle-même et nous tend un miroir. Faut-il s’y regarder ou le briser?

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