À Beyrouth
Après une semaine de combats acharnés, suivis d’un accord conclu « à l’amiable », l’Etat islamique est désormais rayé de la carte libanaise. L’armée du pays du cèdre avait en effet lancé la semaine dernière un assaut d’envergure baptisé «Fajr al Jouroud» («L’aube des hauteurs» en arabe), ayant mobilisé près de 10.000 soldats, contre les positions tenues par 600 djihadistes de l’État islamique dans l’est du pays à la frontière avec la Syrie. Dimanche, le commandement a accepté un cessez-le-feu à la demande de Daech afin d'obtenir des informations sur le sort de soldats enlevés en août 2014. Les négociations menées par le régime syrien et le Hezbollah ont abouti à un accord en vertu duquel les djihadistes encerclés dans le dernier réduit de la zone occupée (environ 20 km2) ont été transportés vers la ville d’Abou Kamal, à Deir Ezzor, en contrepartie des données sur les dépouilles militaires.
L'offensive est survenue au moment où les forces irakiennes avancaient vers le cœur de Tal Afar, un des derniers fiefs de l’État islamique en Irak, et que les forces arabo-kurdes, soutenues par la coalition internationale, poursuivaient leur offensive contre Raqqa en Syrie. «En quelques jours, nous avons libéré 100 des 120 km2 qui étaient sous le contrôle de Daech», précise le colonel Fadi Abou Eid. La zone concernée était située dans les hauteurs des localités chrétiennes de Qaa et de Ras Baalbeck. «Il s’agit d’une région accidentée assez difficile d’accès (…) composée de plusieurs vallées, en contrebas de montagnes culminant à 2.400 mètres, où étaient également retranchés des djihadistes », ajoute le porte-parole de l’armée.
Outre la contrainte géographique, l’armée a fait face également à un champ largement miné. Six soldats sont morts dans des explosions de mines, alors qu’aucune victime n’est tombée sur le champ de bataille.
«L’État islamique a parsemé des mines, certaines très profondes, le long des routes accessibles aux véhicules militaires. […] Des équipes de déminages ont travaillé jours et nuits pour déblayer le terrain aux soldats et limiter les pertes humaines, tandis que des routes hors-piste ont été frayées par l’armée», ajoute le colonel Abou Eid.
Du côté de Daech, «150 djihadistes ont déjà été tués», tandis que de «nombreux combattants étaient déjà désemparés, dès les premiers jours de combat, et fuyaient face à l’avancée de l’armée», assure le responsable militaire. D’autres, jusqu’au-boutistes, continuaient de se battre ou tentaient de mener des opérations suicides jusqu’à la neutralisation du groupe terroriste il y a quelques jours. Dimanche dernier, des véhicules militaires ont ainsi interceptés un 4x4 ainsi que deux motos remplis d’explosifs.
Une armée de plus en plus puissante
Si l'opération a pris fin rapidement grâce à une mobilisation inédite de plusieurs unités militaires, dont certaines d’élites, ce succès est surtout le résultat d’un accord politique local entre les différentes factions libanaises mais aussi d’une montée en puissance d’une armée fortement soutenue par les Américains depuis quelques années, en matière d’équipements et de formation.
«Washington a accordé 1,5 milliard de dollars à l’armée entre 2006 et 2017, portant sur la livraison d’équipements sophistiqués, un support logistique mais aussi des programmes d’entraînement. (…) Récemment, le Liban a reçu huit des 32 chars M2A2 et devrait acquérir en septembre les deux premiers avions de combat A-29 Super Tucano sur les quatre qui seront livrés d’ici l’an prochain», indique Aram Nerguizian, associé senior et spécialiste de l’armée libanaise au Center for Strategic and International Studies (CSIS).
«Depuis 2015, l’accent est mis, en parallèle, sur les équipements permettant des frappes plus ciblées, dont les munitions nouvelle génération, à savoir les Copperhead» à guidage laser, ajoute le chercheur.
Sortie exsangue d’une longue guerre civile (1975-1990), l’armée libanaise est longtemps restée livrée à elle-même et sous-équipée à la faveur d’une tutelle syrienne sur le pays et d’un accord tacite entre les grandes puissances de maintenir en sous-capacité une troupe potentiellement menaçante pour Israël. La configuration a toutefois changé il y a quelques années, les États-Unis ayant décidé d’apporter un soutien de taille dans le cadre de sa politique de lutte antiterroriste dans la région, mais également dans l’objectif de renforcer une armée régulière aux dépens d’une milice locale qui ne cesse de gagner du terrain, le Hezbollah. Dans cette même optique, l’Arabie saoudite et la France ont, en parallèle, signé en 2014 un contrat de 3 milliards d’euros pour la livraison d’armes au Liban, une aide suspendue par la suite en raison du froid politique entre Riyad et Beyrouth.
Un revers pour le Hezbollah?
Au-delà de l’éradication de l’État islamique, la victoire de l’armée libanaise –la deuxième en son genre après la bataille de Nahr el Bared en 2007– ne sera pas sans impact sur le parti chiite, dont la légitimité de l’engagement en Syrie s’est tissée à travers la rhétorique de la «protection du Liban contre le risque takfirsite», un leitmotiv ayant gagné en popularité au cours des dernières années, y compris parmi certains segments de la population traditionnellement hostiles au Hezbollah.
Après l’opération «Fajr al Jouroud», la crédibilité du parti à cet égard sera sans doute égratignée, estiment certains. Le parti de Dieu «ne peut plus désormais être considéré comme l’acteur militaire national prééminent, souligne Aram Nerguizian. L’armée a fait preuve d’une capacité offensive de haut niveau lorsqu’un environnement propice lui est créé, aussi bien sur le plan politique local qu’au niveau des dynamiques externes, y compris les aides étrangères.»
Selon Julien Théron, politologue et enseignant à Sciences Po, l’offensive actuelle présente un autre risque pour le Hezbollah. «L’armée se positionne et opère dans les zones de prédilection du mouvement. Certes, il y a eu des précédents, dans la banlieue Sud de Beyrouth par exemple, où la milice a laissé volontairement l’armée prendre le contrôle du terrain, mais il s’agit là des frontières avec la Syrie, vitales pour le parti», souligne-t-il.
Armée-peuple-État
Cet avis ne fait pas toutefois l’unanimité. Pour le cheikh Sadeq Naboulsi, un responsable au sein du parti, cette opération ne fait, au contraire, que confirmer le rôle indispensable du Hezbollah, «sans lequel l’armée n’aurait pas pu mener cette opération» avec brio. Selon lui, «le triptyque Armée-Peuple-Résistance est encore plus justifié, d’autant qu’une chambre d’opération commune entre l’armée libanaise, le Hezbollah et l’armée syrienne a été mise en place pour mieux gérer l’offensive», assure-t-il. Une information démentie par le commandement militaire libanais. «Nous ne coopérons ni avec le Hezbollah ni avec l’armée syrienne», assure le colonel Abou Eid.
Pour certains observateurs, le parti chiite cherche coûte que coûte à contourner le désaveu indirect de sa raison d’être au Liban et en Syrie «en menant une campagne médiatique basée sur la désinformation», assure une source anonyme, alors que des voix s’élèvent déjà au sein de la classe politique libanaise appelant à une nouvelle équation de coopération sécuritaire qui serait baptisée «Armée-peuple-État».
«Le Hezbollah a opéré dans le même temps une offensive dans le Qalamoun occidental, côté syrien. Cela lui a permis de réaffirmer, dans une certaine mesure, sa ligne rhétorique de défense des frontières libanaises face aux djihadistes», souligne Julien Théron.
Le lancement de l’opération de l’autre côté de la frontière, juste derrière les montagnes où opérait l’armée libanaise, a d’ailleurs été annoncée le même jour que «Fajr Al Jouroud» avant de prendre fin également le même jour, dans l’objectif clair de signifier une concordance temporelle parfaite. Afin d’asseoir sa légitimité et le principe de complémentarité, le Hezbollah, de paire avec le régime syrien, a également mené les pourparlers avec l’EI en vue de la solution négociée finale.
L’EI en perte de vitesse dans la région
Quoiqu’il en soit, et dans une perspective plus globale, l’EI continue d’essuyer des revers à travers l’ensemble de la région. Après la perte de Mossoul, la chute assez imminente de Raqqa, le lancement de l’opération de reconquête de Tal Afar en Irak et l’offensive actuelle au Liban, son territoire se réduit comme une peau de chagrin.
«L'État islamique occupe désormais 35.000 km2 en Syrie et environ 40.000 km2 en Irak, soit près de 75.000 km2 au total », contre 240.000 km2 au pic de sa puissance, précise Fabrice Balanche, géographe spécialiste du conflit syrien au Washington Institute. Cela représente respectivement moins de 19% de la superficie de la Syrie et 9% de celle de l’Irak –lesquelles s’élèvent respectivement à 185.000 km2 et 437.000 km2.
En Syrie, Daech est encore présent dans la province de Deir Ezzor –notamment dans la ville de Mayadi–, dont il contrôle la moitié de la superficie, ainsi que dans une partie de la Badia (désert) et dans la ville d’Abou Kamal située à l’extrême est du pays. Quant à l’Irak, les djihadistes règnent toujours en maître à Al Qaïm, le chef-lieu de la province d’Al Anbar, et dans la ville de Hawija, dans la province de Kirkouk.
En parallèle, environ «3 millions de personnes, dont le tiers en Syrie» vivent encore dans les zones occupées par l’EI, ajoute Fabrice Balanche, contre 10 millions auparavant, soit moins de 6% de la population globale de Syrie et d’Irak.