En 2013, Marissa Meyer, alors PDG de Yahoo, confiait l’un de ses trucs pour avancer dans la vie. Apparemment, le secret de sa réussite consistait à se constituer une liste de tâches à effectuer, triées par ordre décroissant d’importance, et à célébrer le fait que cette liste ne serait jamais totalement terminée.
«Beaucoup de personnes se sentent vite submergées en réalisant qu’elles n’iront pas jusqu’au bout de leur liste. Pour moi, c’est au contraire quelque chose qu’il faut assumer. Terminer la liste équivaut à se dire qu’on n’a plus rien d’important à faire. Or, il y a toujours quelque chose d’important à effectuer, quelque chose à ajouter à la liste.»
On nage bien sûr dans un total délire productiviste, ce que ne renierait sans doute pas notre actuel président de la République, pour qui le travail est la clé du bonheur.
Pourtant, je dois reconnaître que la to-do list (anglicisme bien plus pratique que « liste-des-trucs-à-faire ») est devenue une composante essentielle de mon existence, et que j’entretiens avec elle des rapports pas toujours très sains. Ce que Marissa Meyer présente comme une façon de se dépasser et de gravir les échelons est en fait le résultat d’une succession de questionnements sur la façon d’organiser sa vie personnelle, sa vie professionnelle et toutes les obligations qui tournent autour.
We're gonna need a bigger list
Au départ, la to-do list était une simple façon de ne pas oublier ce qui vous venait en tête. Un simple Post-it au bord du bureau ou une ardoise sur le frigo, le tout orné de substantifs destinés à vous rappeler de payer la facture avant le 19 ou de rappeler Chaprot. Idéal lorsqu’on oublie généralement en moins de dix minutes quel était le truc super urgent que vous deviez faire en priorité. Je ne sais pas si c’est l’Alzheimer qui guette ou juste la fatigue du quotidien, mais cette occupation quotidienne consistant à chercher en permanence quelles tâches il reste à accomplir (comme d’autres cherchent leurs clés) a réellement fini par m’épuiser.
Illustration en deux tweets, tout juste espacés de 48 heures:
Et puis… Est-ce le fait d’avoir plusieurs jobs, des engagements divers et variés ainsi que des hobbies contraignants, à moins que ce soit parce que je suis triplement père, mais les Post-it n’ont bientôt plus été assez grands. Ni même les ardoises de frigo (qui en outre sont difficiles à transporter avec soi). Je suis passé à un autre type de support: le carnet. Un carnet bien choisi, pas très cher mais agréable à l’œil, puisqu’il allait faire partie de mon paysage visuel à peu près autant que mon smartphone. Soudain, l’impression de liberté. L’ivresse.
Les trucs à faire s’empilaient par dizaines, et il restait toujours de la place (j’écris petit). Au milieu des trucs à faire le jour même (changer la litière appeler le médecin penser au cadeau commun payer la cantine relire mon article passer chez le primeur), des projets à moyen et long terme, dont la simple présence suffisait à se dire que je finirais bien par leur régler leur compte. Et tant pis si le fait de les recopier sur la page suivante au moment de démarrer une nouvelle liste venait me rappeler que non, ils n’avaient toujours pas avancé d’un pouce. Fait rassurant: je suis apparemment loin d’être le seul.
«Je dois m’occuper de l’assurance de mon appartement, mais je n’arrête pas reporter. Le mot “Assurance” se promène donc de liste en liste, sans que ça m’incite vraiment à le faire», confirme Philippine, journaliste accro au Moleskine.
Sérénité totale
Même le recopiage d’une page à l’autre est une science. Adepte de la to-do list quotidienne, qu’elle considère comme fondamentale pour ses activités de free lance multi-projets, Sarah a une technique:
«Si on est sur un cahier et qu'on écrit “naturellement” en haut à gauche de la page droite, quand on tourne la page et qu'on veut recopier, on a du mal à accéder à cet “en haut à gauche” de la page précédente. Ça a vraiment été quelque chose de l'ordre de la réflexion de faire une liste sur une colonne à droite d'une page.»
C’est peut-être un détail pour vous, mais pour nous, ça veut dire beaucoup.
Pendant un temps, remplir des pages de choses à faire, c’était franchement satisfaisant. Je me souviens de ces vacances si bien préparées (deux pages et demie de carnet) que nous n’avions absolument rien oublié. Sur place, pas besoin de courir en catastrophe acheter des lunettes de soleil à la petite dernière ou emprunter une grille de barbecue à la voisine. Sérénité absolue. Et puis je ne sais pas pourquoi, mais ça a dérapé. J’ai ressenti le besoin de réorganiser la liste suivante par thématiques, parce que c’était vraiment trop le bordel.
Ça m’a rappelé ma mère qui recopiait sa liste de course en fonction de l’ordre des rayons du supermarché où nous allions faire les courses chaque semaine afin de gagner en efficacité. Ma terreur suprême: réaliser que j’avais inscrit deux fois la même tâche à accomplir, et être obligé de rayer une ligne sans que cela signifie que j’avais effectué quelque chose.
Alors j’ai compartimenté mes pages, sans tracer de traits entre les catégories afin de me laisser une impression de liberté. La liste de courses d’un côté, les tâches ménagères de l’autre, ici les trucs à faire pour le lycée, là les articles à écrire… Je sais ce que vous êtes en train de vous dire. «Il est en train de nous expliquer comment il a inventé le bullet journal.» Pas du tout. Je considère que les utilisateurs et utilisatrices de bullet journal sont possiblement à enfermer. Ces gens-là passent plus de temps à faire de la calligraphie et à tracer de belles colonnes bien droites qu’à réellement faire quelque chose de leur journée.
Le piège de l'appli smartphone
Pour un puriste de la to-do list comme moi, le bullet journal est un peu de la masturbation. Inès s’insurge.
«Pas du tout, voyons. Le bullet journal c’est vraiment une façon d’optimiser son quotidien et de se faire plaisir. C’est bon pour l’œil et pour l’ego. Et ça finit par être une activité apaisante, comme ratisser son jardin japonais.»
Pour information, Inès possède aussi un jardin japonais.
Désolé de raisonner en termes de productivité alors que mes opinions politiques et mon rapport théorique au travail ne sont pas de cet ordre, mais ce que je recherche avant tout, c’est l’efficacité. Il y a quelques semaines, profitant de l’acquisition d’un nouveau smartphone me permettant enfin de télécharger et utiliser des applis récentes et modernes, j’ai fini par tenter un pari un peu fou: ranger mon vieux carnet (tout abîmé et presque rempli) et consigner tous les trucs-à-faire dans une appli dédiée.
Je me suis contenté de la version gratuite, mais c’est fabuleux: je peux classer par date, par catégorie et sous-catégorie, choisir des couleurs pour chaque type de tâche, programmer des rappels si besoin, reporter au lendemain ou au surlendemain en un coup de pouce. Très vite, j’ai eu l’impression d’être Dieu, d’autant qu’un coup d’œil régulier dans une partie dédiée aux statistiques me permettait de constater que j’avais effectué plus de tâches que la veille, et de réaliser que mon nombre de points allait bientôt me permettre d’accéder au grade suivant.
Oui, un nombre de points. À défaut de me faire rémunérer en cookies pour l’ensemble des corvées et activités effectuées sur la journée, je pouvais découvrir l’évolution de mon score. À l’heure où j’écris ces lignes, je suis actuellement un utilisateur «intermédiaire». Lorsque vous les lirez, j’aurai accédé au rang de «professionnel», n’espérant plus qu’une chose: devenir bientôt «expert». Je n’ai jamais fait d’arts martiaux, mais j’ai l’impression qu’on doit ressentir la même chose lorsqu’on convoite la ceinture suivante.
Charge mentale
J’ai bien conscience que tout cela finit par devenir problématique: je n’effectue plus aucune activité contraignante sans l’avoir préalablement ajoutée à ma liste. Et surtout, j’entre dans un étrange et profond état de frustration lorsque mon appli m’apprend que j’ai terminé mes corvées de la journée. Dans ces moments-là, pour éviter de tourner comme un lion en cage, je me transforme en Marissa Meyer et je me creuse la tête pour remplir de nouveau ma liste. J’ai beau ne pas être un maniaque de la propreté («simplement j’aime que tout brille et que tout soit bien rangé», disait Desproges), je n’ai jamais autant récuré les toilettes ou nettoyé les vitres. Pas parce que ça rend la maison plus présentable (même si c’est le cas), mais parce que ça permet de barrer une ligne de ma liste.
L’obsession de la to-do list est évidemment liée à la notion de charge mentale. Dans son désormais célèbre billet dessiné, la blogueuse Emma raconter qu’à force d’accumuler les petites activités de rangement et de ménage que l’on trouve sur son chemin, remettre un livre à sa place finit par prendre deux heures. Et l’on se transforme peu à peu en machine à faire des trucs, une sorte d’elfe de maison ne se nourrissant que de services à rendre à soi-même et surtout aux autres. Se crée un effet d’addiction teinté d’aliénation. C’est un rapport passionnel qui de développe peu à peu.
Mariée et mère de trois enfants, Julia raconte:
« Je suis accro aux to-do lists car ça me permet d’obtenir un peu de tranquillité d’esprit, de visualiser ce que j’ai déjà fait et ce qu’il me reste à faire sans avoir peur d’oublier une chose importante. Mon mari en fait beaucoup à la maison mais il ne planifie pas. S’il voit des fringues traîner, il les range ou il les lave. S’il voit que les draps ont besoin d’être changés, alors il les change. Mais le manque d’anticipation m’insupporte. On ne peut pas attendre de constater que quelque chose est crade pour se mettre à le nettoyer. On ne peut pas attendre de crever de faim pour commencer à se demander ce qu’on va faire pour le dîner. En tout cas pas quand on est cinq à la maison.
Mon problème, c’est que j’ai fini par tout gérer toute seule, en échangeant davantage avec ma to-do list qu’avec mon mari. Pire, lorsqu’il me “vole” sans le savoir une tâche de ma liste, j’ai tendance à m’agacer. C’est comme si tout à coup il m’empêchait de tracer ma route. Forcément, ça n’aide pas à rendre le partage des tâches équitables. C’est en grande partie de sa faute, mais je crois que mon obsession des listes ne m’aide pas à m’assouplir.»
Savoir dire stop
Le problème de la liste, c’est qu’elle est aussi exigeante qu’accaparante. «J’ai fini par réaliser que ma journée de corvées ne s’arrêtait que quand la liste était finie ou quand j’étais réellement trop épuisée pour la poursuivre, poursuit Julia. Alors on s’affale dans le canapé, on culpabilise sur ce qu’on n’a pas eu le temps de faire, on se relève pour aller ajouter quelques lignes à la liste alors qu’on devrait se concentrer sur le film qu’on a choisi… C’est vraiment sans fin.»
Certaines blogueuses américaines ont fini par se pencher sur la question en réalisant à quel point le potentiel culpabilisateur de la to-do list pouvait être néfaste. Ce billet signé par la life coach Louise Thompson explique comment se sevrer, ou au moins comment entretenir un rapport plus sain vis-à-vis de ses listes. Elle préconise notamment de diviser les choses à faire en trois catégories:
«Je veux et je vais le faire / Je n’en ai pas envie mais ça a besoin d’être fait / La Terre ne s’arrêtera pas de tourner si je ne fais pas ce truc.»
Sur le site du Telegraph, l'entrepreneure Sophie Cornish racontait avoir mis fin à son addiction en décidant d'accepter de faire confiance à son cerveau, quitte à oublier quelque chose de temps à autres. Sevrage progressif ou radical: il va de toute façon falloir faire quelque chose pour éviter de devenir cinglé à cause de la méthode Marissa Meyer.