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Il faut sauver Venise du tourisme de masse

Temps de lecture : 8 min

Avec 30 millions de visiteurs par an, la Cité des Doges voit son histoire, son architecture et la vie quotidienne de ses habitants bousculées.

Un homme tenant une pancarte avec le slogan «Adieu Venise» durant une manifestation contre l'augmentation du nombre de touristes, le 12 novembre 2016 | 
Marco BERTORELLO / AFP
Un homme tenant une pancarte avec le slogan «Adieu Venise» durant une manifestation contre l'augmentation du nombre de touristes, le 12 novembre 2016 | Marco BERTORELLO / AFP

Cette année, la Cité des Doges va recevoir tant bien que mal trente millions de touristes alors que le centre historique se dépeuple dangereusement: seulement 56.000 personnes (contre 250.000 en 1900) vivent dans les six sestiers (quartiers) traversés par les canaux, les rues, les ponts (417) et les campelli (places), le tout sur 800 hectares reposant sur les eaux vertes.

L’Unesco a accordé deux ans, jusqu’en 2019, à la città meravigliosa avant de la classer parmi les sites du patrimoine mondial de l’humanité et l’ONU a enjoint la municipalité de droite, une exception, à prendre des mesures immédiates pour contenir les hordes insouciantes de touristes dont l’invasion permanente met en danger les fondements, l’architecture et la vie quotidienne de la ville posée sur les eaux. «Une symphonie de pierres» (Élie Faure) dont «la gloire très ancienne» (Maupassant) est en péril. Et l’acqua alta (hautes eaux), ces crues régulières qui inondent les sols poreux (sept crues pendant l’hiver 2016-2017) n’arrangent pas le tableau. Au Danieli, il faut cinq heures pour sécher le marbre.

L'hôtel Le Danieli (Wikimedia Commons).

La mairie fait le gros dos, elle a promis à l’Unesco de gérer le flux touristique en deux ans. Comment? Un plan de trente actions à court terme a été rédigé: cent policiers de plus, blocage des ouvertures de points de vente de restauration rapide, limitation des chambres d’hôtes, accès prioritaire des résidents sur les vaporetti (90 stations), pas de circulation en vélo, de pique-nique sur les ponts et interdiction de nourrir les pigeons –une plaie pour l’architecture des monuments–, d’abord place Saint-Marc, aux Procuraties et à la Basilique, chef-d’œuvre oriental de Venise. Pour l’heure, c’est une réussite, les oiseaux ont disparu de la place Saint-Marc, le «Salon de l'Europe» selon Stendhal.

La basilique Saint-Marc (Wikimedia Commons).

La municipalité n’a pas d’argent, deux banques vénitiennes sont en difficulté –Banco Popolare et Veneto Banca– et 600 emplois sont menacés. L’aéroport Marco-Polo vient d’être vendu à hauteur de 60% pour un milliard d’euros. Afin de doper l’économie, on a proposé au maire de créer une marina sur les rives de l’Arsenal désert. Il a répondu qu’il allait vendre Venise au Club Med –une singulière facétie qui n’a fait rire personne.

Venise, le nouveau Disneyland

Que faire pour réguler l’afflux des touristes, les piétons et badauds qui, le matin, débarquent à Venise et repartent le soir? C’est l’invasion pendulaire qui pollue la place Saint-Marc, le quartier de la Merceria et du Rialto: les poubelles débordent, et certains visiteurs se rafraîchissent en plongeant dans les eaux vertes du Grand Canal –bonjour les maladies digestives!

Des bagarres entre trente voyous ont eu lieu l’autre jour, devant la basilique, où les carabinieri en uniforme sont employés à traquer les vendeurs de faux sacs Vuitton, Chanel et Dior, un trafic qui va croissant –en plus des vols et des pickpockets.

«Il faut régler au plus vite le problème de l’entrée des touristes et piétons dans la cité de Vivaldi. Il n’est pas possible d’instituer un numérus clausus d’entrants et de repousser le trop-plein: la loi l’interdit. L’entrée dans les villes d’Europe et d’ailleurs est libre. Par contre, sur Internet, on pourrait réserver des dates d’arrivée et suggérer des périodes de séjour, comme pour les hôtels. Ainsi y aurait-il un filtre légal et une régulation du flux», explique Jérôme-François Zieseniss, un historien parisien qui vit ici, président du Comité français pour la sauvegarde de Venise –dix ans d’activités utiles au musée Correr. L’idée est à creuser par la municipalité en proie à la combinazione politique.

On entend ici et là que Venise serait un nouveau Disneyland –peut-être, mais gratuit. Le cœur du problème est là: les visiteurs d’un jour exploitent sans vergogne les charmes intemporels de Venise, se bornant aux quartiers proches de Saint-Marc et négligeant le Dorsoduro, le ghetto, la paisible île de la Giudecca aux églises de l’architecte génial Palladio, Santa Croce et le port, la Punta della Dogana où le Breton François Pinault a construit son deuxième musée d’art contemporain, après celui du Palazzo Grassi. Tous ces sestiers ont conservé le charme et le dépaysement de la cité lacustre.

Le palais des Doges, place Saint-Marc (Wikimedia Commons).

Comme l’écrivait Mary MacCarthy, «la Venise des touristes comprend le Florian, le Quadri, Torcello (l’île des origines), le Harry’s Bar (hors de prix), Murano (pour la verrerie), Burano (pour la dentelle), les pigeons (bannis), les ouvrages de perles, le vaporetto à huit euros le trajet. Venise est un accordéon de cartes postales d’elle-même.» On pourrait ajouter 400 gondoles noires, «un divertissement pour crétins», disait Paul Morand –80 euros la demi-heure.

«Pas de joyau égal au monde»

La vérité est que le tourisme mondial –l’Asie, une déferlante de nouveaux pèlerins, les gondoles plébiscitées– reste le poumon financier de Venise. Certes, le tourisme fait vivre 30.000 personnes et rapporte à la municipalité deux milliards d’euros par an: 65% de la population survit grâce aux millions de touristes dont six de Français, piliers du Carnaval de février, déguisements et costumes de folie. Il y a 400 hôtels sur la lagune et 250 restaurants de toutes catégories. Menu de base à 19 euros, poissons surgelés en devanture.

Nostalgie du passé vénitien cher à Jean d’Ormesson, à Philippe Sollers, à l’autre académicien Frédéric Vitoux (L’art de vivre à Venise, éditions Flammarion). «Il est probable qu’il n’y a pas de joyau égal au monde», selon Hippolyte Taine, historien. Écoutons ce que disait Jean Cocteau: «Existe-t-il une autre cité soustraite au tohu-bohu moderne? Une cité où la paresse est active, l’activité paresseuse, les affaires une promenade. Venise n’est pas vieille, elle est jeune, bien portante, gaie. Le peuple y travaille sans se soucier du touriste qui circule invisible et qu’aucune impertinence ne dérange

Le Grand Canal (Wikimedia Commons).

C’était avant-hier. Ce mardi d’août 2017, trois monstres de mer ont traversé la lagune. À 21h15, le Costa Luminosa, un paquebot géant de 140.000 tonnes et onze ponts est passé à très petite vitesse devant le Palais des Doges, le Danieli (1811), le Londra Palace, la Pensione Wildner et les Giardini pour gagner les eaux de l’Adriatique. C’est le parcours rêvé, souhaité par des dizaines de milliers de croisiéristes de tous pays qui ont payé cher pour contempler le panorama ancestral de la cité lacustre chère à Chopin et George Sand, un couple d’amoureux habitué de la chambre 10, au premier étage du Danieli –la plus demandée.

Des yachts de croisière de la compagnie française du Ponant, rachetée par le groupe Pinault (400 millions), partent de San Basilio, le port de Venise, vers la Croatie et reviennent accoster au même endroit: Venise, un must absolu pour les passagers, le premier port d’Europe.

Il y aurait 1,8 million de croisiéristes par an sur les eaux lagunaires, et le chiffre va croissant. Après le naufrage spectaculaire du Concordia en janvier 2012 (32 morts) sur les rives de la Toscane, le trajet risqué des palaces flottants avait été suspendu le temps de creuser un nouveau chenal contournant Venise.

Ce projet tant souhaité par les Vénitiens, révulsés par l’encombrement menaçant des grands navires, est resté à l’état de vœu pieux. Le port pétrolier de Porto Marghera a été envisagé, tout comme le petit port de Fusina qu’il faut aménager (coût: 80 millions d’euros). Le port de Trieste tout à côté –Paul Morand y repose au cimetière– est utilisé par certaines compagnies, mais il faut ensuite transporter les croisiéristes à Venise, la destination reine de la croisière en Italie.

La plaie des croisières

Alors, que faire? Pour la municipalité et le directeur du Port Authority, l’interdiction des gros navires n’est pas concevable en l’état. Le lobby des hôtels, des commerçants, des voyagistes est vent debout contre toute prohibition des paquebots de 100.000 tonnes et plus sur la lagune: il en va des salaires, des rétributions des mariniers, des bagagistes assermentés, toute une population active qui vit des croisières, soit 65 % des Vénitiens.

De plus, ces croisiéristes d’un jour, d’un weekend, d’une semaine ou plus fournissent des ressources sonnantes et trébuchantes à l’économie de la Cité des Doges: le shopping place Saint-Marc, les boutiques de luxe, les joailleries, les verreries de Murano, l’espace Louis-Vuitton, les galeries d’art, les concerts, «Les Quatre Saisons de Vivaldi» plusieurs fois par semaine jusqu’en octobre, les opéras à la Fenice, la collection Peggy Guggenheim près de la Salute, les portraits de Venise du peintre Roger de Montebello exposés au musée Correr place Saint-Marc, les tramezzini et les club sandwiches du Caffè Florian en pleine restauration, et les orchestres place Saint-Marc certains soirs. Oui, il y a tant de curiosités, d’animation, de choses à faire dans la Venise éternelle, «où les pigeons marchent et les lions volent» (Jean Cocteau).

Assurément, les édiles, les conseillers du maire et les élus verraient d’un très mauvais œil la suppression, même partielle, ordonnée par Rome, des croisiéristes indispensables à «la relance de notre ville, patrie des arts, capitale des cultures et des économies à elles reliée», indique Luigi Brugnaro, maire de Venise très écouté.

Cela dit, Venise est née de la mer, elle est sortie des flots et des sables –une centaine d’îles alentours– et l’on voit mal une réglementation stricte, interdisant la navigation des «grands navires».

Le vrai problème reste la protection des sites majestueux, certains paquebots sont plus hauts que la basilique Saint-Marc, et l’adoption rapide de certains itinéraires appropriés à la topographie des lieux historiques est une nécessité vitale pour l’avenir de la cité.

Que se passerait-il si un paquebot monstrueux s’échouait sur le Grand Canal, face au Palais des Doges ?

Un paquebot s'approche de la place Saint-Marc, à Venise, le 21 septembre 2013 | Andrea PATTARO / AFP

Une sélection d’hôtels et restaurants

1.Centurion Palace

À deux pas de la Basilique Santa Maria della Salute, à la sublime statuaire restaurée par la France en 1956, ce palazzo rose d’architecture typique de Venise est situé le long du Grand Canal, en face du beau Gritti, belle adresse l’hiver. Géré par le groupe Sina, cet hôtel d’un charme fou dispose d’une délicieuse terrasse sur les eaux où l’on sert les deux repas devant le ballet des gondoles et des vaporetti, empreints de la mémoire vénitienne: les scampi in saor (36 euros), le thon mariné aux aubergines et menthe (38 euros), et les taglioni maison aux fruits de mer (26 euros), semifreddo à l’ananas et fruits de la passion (18 euros). Rosé italien au verre (12 euros). Agréable cour pavée à quelques foulées de la Fondation Guggenheim.

• Dorsoduro 173. Tél.: +39 041 34281. Chambres à partir de 600 euros. Au Antinoo’s Lounge, repas de 60 à 130 euros.

Centurion Palace (Wikimedia Commons).

2.Pensione Wildner

À deux pas du Danieli et du Londra, un splendide hôtel à la façade donnant sur les eaux, un rendez-vous d’artistes, d’écrivains et d’amoureux de la cité sur pilotis, en face de l’île San Giorgio Maggiore. Un enchantement. Repas de tradition sur le quai, sous la véranda. De 50 à 90 euros.

• Castello 4161. Tél. : +39 041 522 7463. 16 chambres et suites à partir de 160 euros.

Le Pensione Wildner (Flickr CC).

3.Bauer Palladio & SPA

Sur l’île de la Giudecca où Elton John possède un palazzo d’été, Francesca Bortolotto Possati, rénovatrice du Bauer Palazzo sur le Grand Canal, a restauré un ancien couvent cerné par un cloître majestueux, prolongé par un vaste jardin pour le repos et la méditation. Restaurant végétarien tenu par le chef Francesco Fedrighi.

• Fondamenta Zitelle 33. Tél. : +39 041 520 7022. 79 chambres à partir de 280 euros. Navette gratuite pour San Marco.

4.Amo

Dans la Fondation dei Tedeschi, quatre étages de shopping, à deux pas du Pont du Rialto, Amo, ce restaurant très chic rénové par Philippe Starck, est une trattoria pastel dont la cuisine est supervisée par Massimiliano Alajmo, trois étoiles à Padoue. Vaste carte gourmande et travaillée: vitello tonnato aux câpres (28 euros), tartare de verdure au riz noir (18 euros), pizza laguna (26 euros). Une nouvelle adresse à ne pas manquer.

• Ponte del Fontego 5556. Tél. : +39 041 241 2823.

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