La semaine où le monde a frôlé l'apocalypse nucléaire
Société

La semaine où le monde a frôlé l'apocalypse nucléaire

Temps de lecture : 17 min
Nate Jones
J. Peter Scoblic

En 1983, les États-Unis ont simulé une guerre nucléaire avec la Russie, et sont passés à deux doigts d'en déclencher une pour de vrai. Avec Trump et la Corée du Nord, nous n'aurons peut-être pas autant de chance la prochaine fois.

C'est l'un des grands mystères de la Guerre froide: comment le monde a-t-il fait pour ne pas disparaître lors de la deuxième semaine de novembre 1983?

Une grande partie de notre survie est due aux actions –ou plutôt à l'inaction– d'un officier de l'armée de l'air américaine, Leonard Perroots, mort en janvier dernier. Que nous ayons frôlé l'anéantissement, au contraire, est imputable au bellicisme rhétorique et militaire de Ronald Reagan, à la terreur qu'il a suscité chez les Soviétiques et au tragi-comique d'un malentendu qui aurait pu nous coûter très cher. Jamais dans l'histoire deux pays n'avaient investi autant de ressources humaines, financières et techniques pour deviner les intentions de leur adversaire, comme l'ont fait les États-Unis et l'URSS. Et pourtant, leur myopie fut telle que les Soviétiques confondront une simulation de l'Otan avec le préambule d'une véritable offensive, tandis que Reagan demeurera persuadé de faire son maximum pour maintenir la paix.

Pendant des décennies, le gouvernement américain a gardé secrets des chapitres entiers de cette quasi-catastrophe, mais aujourd'hui, les leçons de cet effroyable automne nous parviennent tout juste. Elles n'auraient pas pu mieux tomber.

Rares sont ceux qui pourraient se méprendre et assimiler Donald Trump à Ronald Reagan, sauf que les ressemblances entre notre époque et le début des années 1980 sont réellement frappantes. Avec ses déclarations contradictoires sur le renforcement et la diminution de la force de frappe nucléaire américaine, Trump embrouille ses amis autant que ses ennemis, alors que les États-Unis et la Russie modernisent leurs arsenaux. Au lendemain de l'annexion de la Crimée par la Russie, les pays baltes ont intensifié leurs exercices militaires et l'Otan a renforcé ses moyens militaires dans les zones les plus vulnérables d'Europe de l'Est. Le Kremlin a qualifié les missiles américains de «menace certaine pour la Fédération de Russie» et l'Europe s'est une nouvelle fois retrouvée à portée de missiles de croisière après le déploiement par Moscou d'un nouveau système d'armement nucléaire enfreignant un traité historique signé voici trente ans. Parallèlement, la Russie n'a eu de cesse d'envoyer des avions tester les résistances de l'espace aérien européen et la patience des navires de guerre américains, sans compter que les opérations en Syrie ont dangereusement rapproché les troupes russes et américaines. Avec la frappe américaine contre une base aérienne syrienne approvisionnée par la Russie, les coûts d'une erreur de jugement n'ont fait qu'augmenter. Comme l'a écrit il y a peu Mikhaïl Gorbatchev: «On dirait que le monde se prépare à la guerre, […] la menace nucléaire semble de nouveau réelle».

Mais si aucun des deux camps ne veut la guerre, alors pourquoi tant d'experts craignent-ils que les États-Unis et la Russie s'y précipitent? Pour comprendre le volcanisme de notre époque, revisiter ce qui s'est passé en 1983 pourrait être utile.

«Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers»

Au XXe siècle, la question stratégique la plus déconcertante a sans doute été: comment éviter une guerre nucléaire –et que faire si la prévention échoue?

Au début des années 1970, les Soviétiques avaient compris qu'il était impossible de gagner une guerre nucléaire, et ce dans aucun sens du terme. Certaines armes américaines allaient survivre à l'offensive et une seule ogive thermonucléaire était suffisante pour réduire Moscou à néant. Néanmoins, les Soviétiques voyaient un avantage –fût-il à la Pyrrhus– à attaquer les premiers: plus ils détruiraient de munitions, moins leur ennemi en disposerait pour riposter. Comme un National Intelligence Estimate, un document du renseignement américain venant d'être rendu public, le détaillait en 1987:

«La stratégie de guerre nucléaire [des Soviétiques] […] ne les prédispose pas à faire preuve de retenue s'ils estiment très probable la survenue d'une guerre nucléaire. Ils pensent d'ailleurs qu'une telle réserve pourraient mettre en péril leurs chances dans cette guerre. Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers afin de maximiser les dommages infligés aux forces américaines, tout en minimisant les dégâts subis par la société et les forces soviétiques.»

En d'autres termes, non seulement les Soviétiques se tenaient prêts à riposter sur-le-champ à toute offensive américaine (un dangereux automatisme toujours d'actualité), mais ils prévoyaient de tirer leurs missiles si jamais, selon eux, les États-Unis étaient en train de se préparer à attaquer –un coup de Trafalgar atomique, en quelque sorte.

Avec l'élection de Reagan, c'est ce moment que l'Union soviétique vit se rapprocher. Jimmy Carter avait pris un certain nombre de décisions provocatrices –le déploiement des missiles Peacekeepers, l'augmentation du budget militaire et l'exigence de voir l'armée américaine se doter d'une meilleure capacité de combat, et par conséquent de victoire, en cas de guerre nucléaire. À l'instar des Soviétiques, les stratégistes américains savaient que la «victoire» n'était qu'une fiction, mais si jamais la dissuasion échouait, ils voulaient un plan B. Malheureusement pour les Soviétiques, l'alternative était des plus funestes.

Les «Euromissiles» asséneront le coup de grâce. À la fin des années 1970, les Soviétiques se mettent à déployer des missiles nucléaires SS-20 dans la partie occidentale de l'URSS –des missiles susceptibles de détruire les forces de l'Otan dans une frappe préemptive. En réaction, Carter appuie une décision de l'Otan visant à déployer des missiles de croisière Gryphon et des missiles balistiques Pershing II dans plusieurs pays européens. Les Pershing pouvaient atteindre la Russie en moins de dix minutes et les Gryphon s'abattre sur Moscou en moins d'une heure, en échappant probablement aux radars soviétiques. Ou pour citer Herb Meyer, à l'époque vice président du Conseil des agences de renseignement américain, de tels missiles étaient susceptibles de toucher leur cible «à peu près aussi vite que les dignitaires du Kremlin se lèveront de leur chaise».

Aux yeux des États-Unis, les missiles sont un signe de solidarité avec leurs alliés européens et visent à faire reculer les Soviétiques avec leurs SS-20. Mais aux yeux de l'URSS, il s'agit bien d'armes offensives, faites pour décapiter le leadership soviétique avant qu'il n'ait le temps de dire ouf. Mikhaïl Gorbatchev les décrira comme «un pistolet pressé sur notre tempe».

Le KGB mandate alors un groupe de réflexion interne afin de savoir si les Occidentaux se préparent à tirer les premiers. Il en résulte l'Opération RYaN –un acronyme signifiant «attaque de missile nucléaire» en russe–, rassemblant 300 agents chargés de surveiller 292 indicateurs différents, de la localisation des têtes nucléaires aux «documents fondateurs» que les Américains chercheraient à interdire de consultation aux Archives nationales. Selon des documents depuis déclassifiés de la Stasi, la police politique d’Allemagne de l'Est, les données ainsi collectées allaient être analysées par un système informatique rudimentaire. Son but: calculer si les Soviétiques devaient se lancer dans une guerre préemptive et couper l'herbe atomique sous le pied des Américains.

Contradictions de Reagan

Les craintes des Soviétiques s'intensifient avec l'élection de Reagan. Reagan n'a pas la moindre envie d'une guerre nucléaire –en réalité, il espérait mener avec les Soviétiques une «approche diplomatique sereine», comme il le note dans son journal– sauf que dans les premières années de sa présidence, ses désirs de dialogue sont contredits par sa rhétorique et sa dénonciation récurrente du système soviétique. Par exemple, en février 1983, Reagan suit les conseils de son pragmatique secrétaire d’État, George Shultz, et s'entretient pendant deux heures avec l'ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine. Sauf qu'à peine deux semaines plus tard, lors d'un discours devant l'Association nationale des évangéliques, il lance sa célèbre diatribe sur l'Union soviétique qualifiée d'«empire du mal».

Dans l'esprit de Reagan, cela n'a rien de contradictoire. Il est persuadé qu'en étant franc sur les intentions des États-Unis –dont la noblesse lui semble évidentes– et sur celles de l'Union soviétique –tout aussi indubitablement malfaisantes–, il fera comprendre aux communistes que toute agression est futile et que leur système de gouvernement est inévitablement condamné, ce qui mettra fin à la Guerre froide. Ce sera l'une des plus grandes ironies de l'histoire de l'administration Reagan: en voulant si confusément clarifier les choses, Reagan incitera les dirigeants soviétiques à croire mordicus que les États-Unis s’apprêtaient à frapper les premiers.

Et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Dès son investiture, Reagan avait promis de «réarmer» l'Amérique en doublant le budget de la défense dans les deux ans. Il autorisera le développement du bombardier B-1 et de la bombe à neutrons. Ordonnera le déploiement de 3.000 têtes nucléaires supplémentaires. Et accélérera le développement du Trident II, un missile balistique lancé par sous-marin, et du bombardier furtif B-2.

Ses projets d'utilisation de cet arsenal seront encore plus provocateurs. En mai 1982, le New York Times révèle un document de planification confidentiel du Pentagone disant que les États-Unis doivent être en capacité de mener une guerre nucléaire dans les six mois, en faisant des pauses pour recharger les silos et tirer de nouvelles salves, tout en gardant suffisamment d'ogives pour une deuxième guerre. En octobre 1982, c'est le Los Angeles Times qui annonce que Reagan a signé un décret présidentiel ordonnant que les États-Unis soient en capacité de remporter une guerre nucléaire.

On le répète: la «victoire» était une fiction, mais rien n'indique que Reagan ait saisi le concept. En 1982, il demande au Congrès 4,3 milliards de dollars pour un effort de défense civile censé protéger des millions d'Américains d'une attaque nucléaire. Le 23 mars 1983, dans son célèbre discours télévisé sur la «Guerre des étoiles», il en appelle à un bouclier de défense capable de rendre les armes nucléaires «impuissantes et obsolètes». Reagan précise qu'il ne veut que «sauver des vies [plutôt] que d'avoir à les venger», sauf qu'avec un bouclier anti-missiles effectif, les Soviétiques sont désormais vulnérables à une attaque américaine.

Et certains stratèges soviétiques allaient donc en conclure que les États-Unis étaient peut-être bien en train de préparer une guerre.

«Ces actions visaient à créer de la paranoïa»

À cette époque, l'ancien directeur du KGB, Iouri Andropov, est secrétaire général de l'Union soviétique. S'il a souvent été qualifié de paranoïaque, un profil psychologique de la CIA récemment déclassifié le décrit pourtant comme un «homme sophistiqué, […] probablement mieux informé sur les affaires étrangères et sur certains sujets domestiques que tous les dirigeants soviétiques depuis Lénine». Reste que cet homme sophistiqué est persuadé qu'il va peut-être devoir se lancer dans une guerre nucléaire pour sauver son pays. Des angoisses qu'il essaye de transmettre aux Américains: en juin 1983, durant une entrevue avec Averell Harriman, ancien ambassadeur de Roosevelt que Reagan a envoyé pour «jauger» les intentions soviétiques, il mentionne le risque de guerre nucléaire à quatre reprises.

Au lieu de rassurer les Soviétiques, l'administration Reagan n'a de cesse de se servir de l'armée pour les déstabiliser. Les navires américains se rapprochent des côtes soviétiques et un appareil est envoyé en direction de l'espace aérien soviétique, avant de faire demi-tour à la dernière minute. En réaction, les Soviétiques seront obligés de se précipiter sur leurs propres jets. Selon une histoire de la Guerre froide, anciennement classifiée et rédigée par la NSA, «ces actions visaient à créer de la paranoïa, ce qui fut une réussite».

Des opérations qui culminent en avril et en mai 1983, lorsque trois groupes aéronavals américains, composés de quarante navires, effectuent un exercice massif dans le Pacifique conçu pour simuler une guerre totale avec les forces soviétiques. Les navires de la Navy iront même jusqu'à feindre le bombardement d'un site militaire russe dans les îles Kouriles. Un incident à l'origine d'un câble diplomatique soviétique et auquel Andropov répond personnellement en ordonnant à ses troupes de «tirer pour tuer», si jamais des forces américaines en viennent à pénétrer de nouveau le territoire soviétique.

Un ordre aux mortelles conséquences. Le 1er septembre 1983, au petit matin, les radars soviétiques captent ce qu'ils croient être un avion espion traversant l'espace aérien soviétique. «Vu la paranoïa régnant depuis avril», note l'histoire de la NSA, «il était impensable qu'une telle incursion soit tolérée sans réaction». Un avion de chasse Soukhoï Su-15 sera donc chargé de l'abattre.

Malheureusement, «l'avion espion» était un 747 commercial –le vol 007 de la Korean Air Lines– reliant New York à Séoul. Ses 269 passagers périront. Parmi eux, soixante-deux Américains, dont un député en exercice et vingt-deux enfants de moins de 12 ans.

Pour Reagan, il s'agit d'un «acte de barbarie». Mais cette accusation selon laquelle les Soviétiques ont assassiné des centaines de civils est contraire aux rapports du renseignement américain. Selon les conclusions de la NSA –dans un document rendu public récemment– la méprise des Soviétiques fut authentique. «C'est l'entourage de Reagan qui insista pour dire que les Soviétiques n'avaient pas pu prendre le 747 pour un [avion espion].» Sans doute que l'explication alternative était encore plus effrayante. Comme l'écrit Reagan dans ses mémoires: «Si, comme d'aucuns en ont fait l'hypothèse, les pilotes soviétiques avaient simplement pris l'avion de ligne pour un appareil militaire, quel genre d'imagination fallait-il pour penser à un militaire soviétique le doigt sur un bouton nucléaire et s'apprêtant à commettre une erreur encore plus tragique?»

«Emploi limité de têtes nucléaires contre des cibles fixes prédéterminées»

C'est à ce moment délicat que les États-Unis et leurs alliés décident de simuler une attaque nucléaire sur l'Union soviétique et ses alliés du Pacte de Varsovie. Effectué par des soldats alliés dans toute l'Europe, la simulation, surnommée Able Archer 83, fait partie d'un exercice militaire orchestré par le QG de l'Otan à Bruxelles, le ministère britannique de la Défense et le Pentagone, son objectif est de «tester les procédures de commande et de personnel, avec un accent tout particulier mis sur la transition entre des opérations conventionnelles et des opérations non-conventionnelles, y compris l'usage d'armes nucléaires».

Le scénario de la simulation –et d'un possible déclenchement d'une guerre nucléaire aux yeux des Occidentaux– débute par un soudain changement de direction au Kremlin. S'ensuivent des guerres par procuration en Syrie, en Iran et dans le sud-Yémen, qui dégénèrent en guerre Est/Ouest quand la Yougoslavie, non-alignée, décide de se ranger aux côtés des Occidentaux. Selon ce scénario, les forces soviétiques envahissent la Finlande le 3 novembre et la Norvège le 4, avec un conflit qui se répand dans toute l'Europe. Le 4 novembre, les forces du Pacte de Varsovie ont envahi l'Allemagne de l'Ouest.

Le 7 novembre, Able Archer 83 débute lorsque des officiers de l'Otan –stationnés en Belgique, à Washington, à Londres, sur le territoire européen et dans des bases aériennes alliées– répètent leurs techniques de combat dans le cadre d'une guerre nucléaire. Ils simulent des procédures de communication transatlantiques et chiffrées, de chargement et de manutention nucléaires, et vont même jusqu'à enfiler des tenues de protection et s'installer dans un «QG militaire alternatif» pour s'entraîner à réagir à des attaques biologiques, chimiques et nucléaires.

Selon le scénario de l'exercice, le matin du 8 novembre, les officiers de l'Otan sont incapables de repousser l'avance de l'ennemi par des moyens conventionnels. Ils demandent donc la permission d'un «emploi limité de têtes nucléaires contre des cibles fixes prédéterminées», soit de détruire une ville soviétique pour prouver la résolution de l'Otan. (Durant la Guerre froide, les États-Unis comme l'URSS avaient adopté le concept de «sommation nucléaire». Selon David Abshire, à l'époque ambassadeur américain à l'Otan, les Américains avaient choisi Kiev comme «ville d'avertissement», quand les Soviétiques s'étaient décidés pour Boston).

Sur le terrain, les soldats s'exercent au déploiement de leurs armes et les capitales européennes accordent à l'Otan la permission de «détruire» des villes d'Europe de l'Est par des attaques nucléaires. Ce qui ne suffit pas non plus à stopper l'ennemi. Dès lors, le 10 novembre, le chef militaire de l'Otan demande la généralisation des attaques. Washington, et les autres capitales, la lui accordent: le 11 novembre, l'ordre est donné et l'attaque simulée sur le terrain. Une guerre nucléaire totale venait d'éclater pour de faux. Able Archer 83 est terminé.

On parle souvent d'Able Archer 83 comme d'un simple exercice de commandement –un entraînement évident, qui n'aurait pas dû être interprété autrement–, mais l'impression n'a pas été partagée par tout le personnel de l'US Air Force. Selon un sergent technicien en fonctions au moment de la simulation, l'exercice a été «affreusement réaliste».

Un sentiment que confirment de nombreux documents depuis déclassifiés, attestant qu'Able Archer 83 n'a pas été un jeu de guerre comme les autres. Selon un rapport, avant le début de l'exercice, les forces de l'Otan ont été placées en état d'alerte générale –soit celui d'une véritable guerre. Un autre document statue que «des appareils américains ont simulé les procédures de manutention des ogives, notamment en sortant des hangars avec des têtes nucléaires factices» (le sergent technicien affirme même que de réelles armes nucléaires furent manipulées durant l'exercice). D'autres documents encore indiquent qu'en préparation d'Able Archer 83, les États-Unis allaient déployer 16.000 soldats supplémentaires en Europe, sur des vols en silence radio. Et c'est là peut-être le détail le plus édifiant: les officiers de l'Otan s’exercèrent à des procédures jusqu'ici inédites ordonnant l'usage d'armes nucléaires.

Au sein du personnel de l'US Air Force, on a pu aussi redouter le réalisme de l'opération et le fait qu'il puisse donner l'impression que l'Otan était en train de préparer une véritable attaque. Selon Tod Jennings qui, en tant que sergent d'état-major, passera Able Archer 83 dans un bunker près d'Oslo à relayer des ordres nucléaires par télétype, l'exercice fut si réaliste que ses camarades et lui-même allaient finir par se demander: «Et si les Soviétiques pensent que nous sommes réellement en train de déployer des armes nucléaires et que nous déguisons la chose en exercice? Et s'ils nous attaquent?»

Selon le sergent technicien, durant des exercices antérieurs, les scénarios choisis faisaient délibérément pschitt. Ils se terminaient sur «une atténuation, une désescalade, une disparition du conflit». Au contraire, avec Able Archer 83, «je crois que l'administration n'a pas cessé de se dire: “et si on pimentait encore un peu les choses”. Ben vous savez quoi? La réponse a été dix fois pire que ce qu'ils prévoyaient».

L'instinct d'un homme

Selon un compte-rendu de l'exercice effectué en 1990 par le Conseil consultatif du renseignement étranger de la Maison-Blanche (PFIAB), mais seulement déclassifié en 2015 après douze ans de bataille juridique, «les Soviétiques menèrent des actions militaires et de renseignement qui n'avaient jusqu'ici été observées que durant de réelles crises». On notera notamment le déploiement «sans précédent» de trente-six vols de renseignement, «sans doute pour déterminer si les forces navales américaines se déployaient en soutien d'Able Archer 83». De même, l'ampleur de la réaction soviétique fut «inédite», avec par exemple le «transport par hélicoptères d'armes nucléaires de leur site de stockage à des unités de lancement». Toutes les opérations aériennes, à l'exception des vols de renseignement, furent suspendues, «probablement pour garder le maximum d’appareils disponibles pour le combat». Selon les conclusions du rapport du PFIAB, il est donc plus que probable que «les chefs militaires soviétiques aient été sérieusement préoccupés par l'idée qu'Able Archer 83 ait été un faux exercice, camouflant la préparation d'une véritable attaque».

Une hypothèse confirmée par de nombreux officiers soviétiques, affirmant que l'état d'alerte des missiles nucléaires soviétiques avait été relevé au niveau «combat» durant Able Archer 83. Selon un témoignage, l'alerte aurait même atteint le sommet de la hiérarchie militaire russe, le maréchal Nikolaï Ogarkov, chef de l’état-major, surveillant les événements d'un bunker dans la périphérie de Moscou. Le sergent technicien américain est du même avis. Il déclare avoir reçu des briefings quotidiens montrant que les Soviétiques augmentaient leur niveau de disponibilité opérationnelle. «Parfois, leur attitude changeait d'heure en heure, parfois même à la minute près.» Les États-Unis et l'URSS avaient commencé à gravir l'échelle menant à la guerre. Pourquoi se sont-ils arrêtés?

C'est là qu'intervient Leonard Perroots, un agent du renseignement militaire américain dont le rôle sera crucial dans cette histoire. Quand débute Able Archer 83, cet homme originaire de Virginie Occidentale a plus de trente ans d'expérience derrière lui dans les services de renseignement de l'US Air Force en Europe. Tout en supervisant Able Archer 83, il remarque que les forces soviétiques (les vraies, pas celles de la simulation) ne cessent d'augmenter leurs niveaux d'alerte. Mais au lieu de réagir comme il se doit, Perroots ne fait rien. S'il avait relevé le niveau d'alerte des dispositifs militaires européens –ce qui n'aurait pas été absurde–, les Soviétiques auraient pu en conclure que exercice était bel et bien une préparation d'attaque déguisée. L'instinct de Perroots permettra d'arrêter la course vers la guerre et sans doute d'éviter une passe d'armes nucléaire.

Malgré son sang-froid, Perroots est chamboulé par l'épisode. Alors, en janvier 1989, juste avant son départ à la retraite, il écrit une lettre revenant sur Able Archer 83 et mettant l'accent sur sa perplexité face à des services de renseignement bien silencieux sur le fait que les États-Unis et l'URSS aient pu passer à deux doigts d'une guerre atomique. Il envoie son courrier au PFIAB qui, choqué, décide d'agir. Il en résultera un rapport constitué de centaines de documents et de plus de soixante-quinze entretiens avec des responsables américains et britanniques.

Sauf qu'à cause du niveau de confidentialité très élevée du rapport du PFIAB, nous commençons tout juste à comprendre qu'une guerre nucléaire peut être déclenchée sur un malentendu. Et les dangers que cela représente. À la mort de Perroots, en janvier dernier, sa lettre était toujours classifiée, vingt-huit ans après sa rédaction.

Versatilité psychologique et absence de sang-froid

Personne ou presque ne sait que le monde a frôlé une guerre nucléaire en 1983, mais Reagan modifiera son regard sur les Soviétiques. Le 18 novembre, il écrit dans son journal: «J'ai l'impression que les Soviétiques sont tellement sur leurs gardes, tellement paranoïaques d'une attaque que nous devons leur dire que personne ici n'a la moindre intention de les agresser, et ce sans rien leur céder pour autant.»

Lorsque Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985, le président américain s'associe avec le réformateur soviétique pour démanteler les Pershing II, les Gryphon ou encore les SS-20, ce qui ne sera qu'un début dans la réduction de l'arsenal nucléaire. Aujourd'hui, les accords New START le limitent, dans chaque pays détenteur de l'arme atomique, à 1.550 ogives stratégiques et 700 missiles et bombardiers. Able Archer 83 marquera un tournant dans les relations entre Washington et Moscou.

Malheureusement, ces relations ont fait marche arrière. L'annexion de la Crimée par la Russie et son invasion de l'Ukraine orientale fait ressurgir des souvenirs de l’impérialisme soviétique et de sa course à l'armement. Ses quelque 330.000 soldats déployés aux portes de l'Europe et ses missiles Iskander menacent les Pays baltes. En octobre 2016, l'Otan réagissait en annonçant le déploiement de milliers de soldats pour prévenir d'une éventuelle agression. Et en février dernier, le New York Times révélait que la Russie avait déployé un nouveau missile de croisière, en contradiction avec les accords si durement obtenus par Reagan et Gorbatchev. Ce que confirmera quelques semaines plus tard le général Paul Selva, un haut responsable militaire américain, devant une commission du Congrès.

De son côté, Donald Trump –dont la versatilité psychologique est un sujet de préoccupation– est passé maître en incertitude militaire, à force de déclarations confuses, contradictoires et parfois même va-t-en-guerre. Et les risques d'un malentendu ou d'une erreur de jugement ne se limitent pas à la Russie –la Corée du Nord est un autre adversaire de taille, qui œuvre depuis des décennies à l’élargissement de son arsenal nucléaire. Les États-Unis et la Corée du Sud ont récemment mené un exercice militaire conjoint d'envergure, qui aura mobilisé des dizaines de milliers de soldats. Et à l'instar des Soviétiques des années 1980, les Nord-Coréens ont pu craindre que de tels exercices ne soient en réalité la préparation déguisée d'une véritable attaque.

Able Archer 83 nous rappelle non seulement comment les armes nucléaires sont les quelques rares menaces existentielles pesant sur les États-Unis et leurs alliés, mais aussi l'humilité nécessaire à la conduite d'une bonne politique de défense. Les États-Unis sont convaincus qu'il suffit de bien exprimer ses intentions et de bien connaître celles de leurs adversaires pour mener une telle stratégie. Ils ont aussi tendance à se croire maîtres des conséquences de leurs actions. Deux phénomènes qui n'ont rien d'obligatoirement vrai. Il arrive que les malentendus, le hasard et les accidents écrivent aussi l'histoire. En 1983, c'est le sang-froid d'un homme qui nous aura évité l'anéantissement. Malheureusement, ce n'est pas pour cette qualité que Donald Trump est le plus connu.

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