Le centre de gravité du nucléaire civil mondial vient ostensiblement de se déplacer vers l'Orient. En passant par les Emirats Arables Unis qui veulent se doter de réacteurs nucléaires. «Les Coréens ont été retenus, mais le choix de l'opérateur des centrales ne semble pas avoir été fait», commente-t-on laconiquement chez Areva.
Pour le champion français du nucléaire, les jeux sont faits à Abu Dhabi. Le consortium sud-coréen mené par Kepco (Korean Electric Power Corp) a emporté la première tranche du programme civil nucléaire émirien, damant le pion au consortium français pourtant composé de la fine fleur des entreprises concernées avec EDF, GDF-Suez, Total, Areva, Vinci et Alstom. Ce contrat, d'une vingtaine de milliards de dollars, porte sur la conception, la construction et l'assistance au fonctionnement de quatre centrales nucléaires civiles de 1.400 mégawatts chacune. Un second contrat portant sur l'exploitation des quatre centrales nucléaires - y compris le retraitement, deuxième tranche du programme d'une valeur elle aussi d'environ 20 milliards de dollars, reste à attribuer.
Accompagnement diplomatique
Toutes les précautions avaient été prises pour que ce contrat n'échappe pas à la partie française. Notamment, à la mi-janvier 2008, Nicolas Sarkozy accompagné d'une importante délégation française avait signé à Abu Dhabi un accord de coopération pour le développement des utilisations pacifiques de l'énergie nucléaire. En fait, la coopération entre la France et les Emirats dans ce domaine est ancienne, puisque cet accord en prolongeait un autre signé entre les deux parties en 1980.
Mais cette fois, les liens entre la France et les Emirats Arabes Unis portaient sur tout ce que peut recouvrir la construction d'un outil nucléaire, de la production d'énergie au dessalement de l'eau de mer, et concernaient aussi bien la recherche fondamentale que la fourniture de matières et de technologies, la gestion du combustible et des déchets, la sûreté et l'information... Bref, le dossier était bien bordé pour que, au moment de la décision, les Emirats Arabes Unis optassent presque naturellement pour la proposition française en matière de réacteur.
Des liens historiques
D'autant que la France et les Emirats entretiennent de longue date des relations suivies dans des domaines stratégiques. Ils sont même devenus le premier partenaire de la France au Moyen-Orient, insistait Nicolas Sarkozy lors de sa visite de 2008. On se souvient que, au début des années 90, les Emirats avaient acquis quelque 400 chars Leclerc et une soixantaine d'avions de combat Mirage 2000. Puis, à la fin de la décennie, ils avaient commandé une douzaine de patrouilleurs d'attaque de type Lewa III fabriqués à Cherbourg par CMN et impliquant des échanges de participation entre le chantier normand et son homologue à Abu Dhabi.
Par ailleurs, à cette époque, le système de communications militaires de Thomson avait été retenu par l'Emirat. Mais surtout, une nouvelle commande de Mirage 2000 et la modernisation d'une trentaine des précédentes livraisons étaient engrangées par Dassault en novembre 1998. Et aujourd'hui, la France vante les mérites de ses Rafale pour remplacer les Mirage des Emirats.
Des relations stratégiques
Si l'on ajoute que la France et Abu Dhabi ont également signé en 2008 un accord de présence des forces françaises sur le territoire des Emirats Arabes Unis (portant sur 400 militaires français), prolongeant un autre accord de défense ratifié en 1995, on voit mieux les liens qui rapprochent les deux partenaires et sont à l'origine d'un véritable basculement stratégique dans une région d'influence plutôt anglo-saxonne.
Cet accord a très vite débouché sur des réalisations concrètes puisque, à l'été dernier, une base française a été installée juste en face des côtes iraniennes. Mais le dialogue entre Paris et Abu Dhabi ne se borne pas au secteur militaire, puisque le Louvre a été retenu par Abu Dhabi pour parrainer, pendant une vingtaine d'années, un musée national des beaux arts; le Louvre Abu Dhabi doit ouvrir en 2012 sur la base d'un projet de l'architecte Jean Nouvel.
Ajoutons à ce panier garni que GDF Suez est un partenaire de longue date des Emirats pour ses approvisionnements en gaz et que Total a ouvert son capital, depuis longtemps, aux capitaux du Golfe. Les membres du consortium français n'étaient donc pas des inconnus à Abu Dhabi.
Erreur de casting
Dans ces conditions, le consortium français en lice pour le contrat portant sur quatre réacteurs nucléaires furent-ils trop sûrs d'eux? Face au Coréen et un autre consortium comprenant le Japonais Hitachi associé à l'Américain General Electric, on a pu dans un premier temps s'étonner de l'absence d'EDF, l'exploitant en France du parc nucléaire et à ce titre l'un des électriciens de la planète les plus compétents dans ce secteur. Et les introductions de GDF Suez et de Total ne furent peut-être pas les plus pertinentes pour ouvrir les portes du marché du nucléaire.
On a également beaucoup critiqué la partie française pour ses négociations en ordre dispersé, son dossier à la fois un peu décalé par rapport à l'appel d'offres, et sa proposition financière insuffisamment compétitive. Au point que, dans la dernière ligne droite, EDF — qui ne l'avait pas souhaité au début du projet — fut invité à rejoindre le consortium français.
On peut faire confiance aux Coréens pour n'avoir pas attendu la contre-attaque française sans avoir peaufiné une réplique encore plus compétitive. Le résultat est là: le consortium français, malgré la relation historique de Paris avec Abu Dhabi, malgré l'implication de Nicolas Sarkozy, malgré la présence de plusieurs leaders mondiaux, a perdu la compétition. Abu Dhabi a-t-il voulu marquer une distance dans des relations qui menaçaient d'être trop exclusives? La France, malgré tout, n'est que le 7e fournisseur des Emirats et le 3e européen.
Le poids de sa diplomatie et son expérience n'ont pas joué. Elle n'a su capitaliser ni sur l'exploitation de ses 58 réacteurs, ni sur la gestion des déchets, ni sur l'avancée technologique de son EPR (réacteur de troisième génération) qui n'a pas été un avantage face à une technologie coréenne peut-être moins sophistiquée mais surtout moins coûteuse. La partie française a perdu parce que son offre, présentée sur fond de batailles pour le pouvoir dans le secteur, était moins performante. Ce qui est peut-être encore plus grave.
Gilles Bridier
Image de une: A Abu Dhabi, en novembre 2009. Steve Crisp / Reuters