Aktioubé, Kazakhstan
Le 5 juin 2016 avait tout d'un paisible dimanche jusqu'à ce que Dimitri Tanatarov et ses hommes décident de commettre l'attentat le plus sanglant de l'histoire du Kazakhstan.
Au petit matin, le groupe composé de vingt-cinq hommes âgés de 17 à 28 ans s'engouffre dans une rue poussiéreuse d'Aktioubé, une ville pétrolière au nord-ouest du pays, pour cambrioler deux armureries. Une fois les munitions récupérées, ils détournent un autobus, attaquent une base de la garde nationale, échangent des tirs avec les forces de l'ordre puis foncent sur un barrage routier avant de disparaître dans les égouts. Le 11 juin –six jours après le début de l'offensive– les terroristes seront arrêtés ou tués par les forces de sécurité. Leur attentat aura fait vingt-cinq victimes –dont dix-huit des assaillants– et secoué jusqu'aux tréfonds de ce pays d'Asie centrale.
Selon les autorités, Tanatarov –qui succombera à ses blessures après une fusillade– et plusieurs des membres du commando avaient essayé de rejoindre la Syrie l'année précédente, sans y parvenir. Bien obligés de rester au Kazakhstan, les hommes avaient décidé de constituer leur propre cellule et d'attaquer des agents des services de sécurité nationaux.
L'extrémisme islamique plante ses racines
Le mois suivant, le 18 juillet, un autre attentat touchait le Kazakhstan. Ruslan Koulekbaïev, radicalisé lors d'un passage en prison selon la police, ouvrait le feu dans un commissariat d'Almaty, la plus grande ville et centre financier du pays. La fusillade fera huit victimes parmi les policiers, deux parmi les civils et Koulekbaïev sera appréhendé par les forces de l'ordre après une série d'échanges de tirs dans la ville. Aucun lien direct ne pourra être établi entre ces attaques et des groupes extrémistes opérant à l'étranger –ni entre les deux attentats– mais selon les autorités, elles auraient pu être inspirées par des prêches radicaux trouvés sur internet, et dont certains liés à l’État islamique.
Aux yeux du gouvernement kazakh, ces événements allaient sonner le tocsin: ils prouvaient que l'extrémisme islamique avait planté ses racines dans le pays et qu'il était en train de croître. Le Kazakhstan, une contrée de 18 millions d'habitants dont 70% de musulmans, avait été jusque là globalement épargné par ce type d'extrémisme, endémique dans la plupart de ses voisins d'Asie centrale. Avec son gouvernement laïc et son autocrate de président, Noursoultan Äbichouly Nazarbaïev, le Kazakhstan n'avait eu de cesse de vanter sa stabilité dans une région autrement troublée et d'user de sa réputation pour attirer les investissements et soigner sa crédibilité sur un plan international. Mais avec l'attentat d'Aktioubé, un centre névralgique d'une industrie pétrolière vitale pour le pays situé à une centaine de kilomètres de la frontière russe, la façade s'est fissurée.
Aujourd'hui, plus d'un an après, le gouvernement a modifié sa stratégie de lutte contre le terrorisme –et, plus généralement, sa gestion de la radicalisation islamique– afin, espère-t-il, de tuer le problème dans l’œuf. Sauf que les autorités kazakhes semblent toujours avoir un temps de retard, tant elles peinent à mettre en œuvre des mesures qui, selon les experts, devraient être la norme depuis des années, quand elles n'en appliquent pas d'autres risquant de jeter de l'huile sur le feu.
Le spectre de l'extrémisme islamique plane sur l'Asie centrale depuis l'effondrement de l'URSS, en 1991. Après 70 ans d'athéisme d’État, la région allait renouer avec le monde musulman et observer un retour du religieux chez beaucoup de ses habitants. Sauf que l'absence de continuité avait nuit aux connaissances islamiques. Les connexions nouvelles importèrent des interprétations de la foi plus extrêmes, à l'instar du salafisme en provenance du Moyen-Orient et du Nord-Caucase. Et malgré la fin officielle de l'athéisme d’État, bon nombre de ces républiques désormais indépendantes d'Asie centrale étaient toujours aux mains d'hommes forts, souvent les mêmes que pendant la période soviétique, avec des régimes laïcs. Avec la suppression du pluralisme politique, les versions les plus extrémistes de l'islam virent rapidement se multiplier leurs adeptes, dans un mouvement d'opposition aux leaders autoritaires de la région.
Au cours des décennies ultérieures, l'Asie centrale connut plusieurs attentats terroristes (l'Ouzbékistan fut le plus durement touché), mais avec leurs manières fortes –arrêter, tuer ou expulser les djihadistes–, les services de sécurité de la région parvinrent à mater la plupart des groupes extrémistes. En exil, des organisations comme le Mouvement islamique d'Ouzbékistan, qui entendait renverser le gouvernement ouzbèke, s'implantera en Afghanistan, puis au Pakistan et s'alliera avec les Taliban. D'autres extrémistes d'Asie centrale leur emboîteront le pas et pousseront vers le sud pour intégrer des succursales d'Al-Qaïda aux ambitions internationales.
Et si l'État islamique se rabattait sur l'Asie centrale?
Un évolution qui s'est accélérée après le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, puis encore davantage en 2014 avec la proclamation du califat par l’État islamique en Irak et au Levant. Le Soufan Group, un cabinet d'intelligence et de sécurité, estimait en 2015 que 2.000 combattants d'Asie centrale avaient rejoint le mouvement djihadiste en Irak et en Syrie –dont environ 300 Kazakhs. Des ressortissants d'Asie centrale ont aussi été les auteurs des attentats revendiqués par Al-Qaïda et l’État islamique parmi les plus terribles de ces dernières années –l'aéroport d’Istanbul, l'attaque au camion de Stockholm ou encore l'attentat du métro de Saint-Pétersbourg. Et on a craint que le recul de l’État islamique en Irak et en Syrie ne le fasse se rabattre sur l'Asie centrale.
Le Kazakhstan avait su se protéger de cette tendance. Mais comme l'illustrent les attentats d'Aktioubé et d'Almaty, le pays est davantage menacé par des terroristes locaux que par des groupes extrémistes internationaux. Si le Kazakhstan a connu quelques incidents en 2011 et 2012 –l'été 2016 aura alourdi la pression pesant sur Astana et sa manière de voir le problème extrémiste. Après les attentats, le gouvernement a institué un Ministère des affaires religieuses et de la société civile qui, en étroite collaboration avec les communautés religieuses, vise à élaborer des politiques de prévention de l'extrémisme. Globalement, le nouveau ministère entend sensibiliser la jeunesse, améliorer les connaissances islamiques et mettre en œuvre une «propagande informationnelle», selon ses propres termes –soit la promotion de ce qu'il estime être l'interprétation correcte de l'islam.
Si les autorités réagissent, il semble qu'elles tirent les mauvaises leçons de la récente vague de terrorisme. Selon le gouvernement kazakh, les auteurs de l'attentat d'Aktioubé seraient des adeptes de «mouvements religieux radicaux et non-traditionnels», soit une paraphrase officielle pour des écoles islamiques conservatrices, et auraient été influencés par des forces étrangères. Si cela est apparemment exact, l'accent mis sur l'extérieur minimise le rôle de facteurs domestiques. Et la rhétorique gouvernementale divise aussi les musulmans kazakhs entre les «traditionnels» –ceux qui pratiquent un islam sunnite modéré– et les «non-traditionnels» –les adeptes de courants plus conservateurs, qui se développent dans le pays depuis vingt-cinq ans. Une distinction qui pousse le gouvernement à se focaliser sur des signes extérieurs d'appartenance religieuse, et notamment vestimentaires.
«Nous voyons ces vêtements comme non-caractéristiques du Kazakhstan et les gens tout de noir vêtus ou portant de longues barbes comme influencés par des valeurs étrangères», nous explique Berik Aryn, vice-ministre des affaires religieuses et de la société civile, lors d'un interview menée à Astana.
Des propos similaires ont été tenus par Nazarbaïev. Lors d'une réunion avec les leaders religieux du pays, le 19 avril, le président conspuait l'uniforme religieux conservateur comme «incompatible» avec les traditions nationales, en affirmant que «les Kazakhs ne s'habillent en noir que pour les enterrements» et qu'une interdiction de tels accoutrements pourrait être nécessaires. Une loi serait effectivement en préparation et pourrait être présentée au parlement fantoche du Kazakhstan d'ici la fin de l'année. Si elle est adoptée, cette mesure rejoindrait d'autres législations controversées, comme celles ayant cours en France et en Belgique. Qui plus est, le point de vue soulève de bien difficiles questions sur la place de l'islam dans une identité kazakhe encore jeune, des questions qui ne risquent pas d'être débattues librement compte tenu de la restriction de l'espace informationnel national.
Aussi, il est assez probable que l'approche soit contre-productive et ne fasse qu'augmenter la radicalisation dans le pays. «Se focaliser sur les manifestations extérieures de la foi d'un individu est très dangereux», explique Serik Beissembaïev, chercheur à l'Institut de politique et d'économie internationale, un think tank d'Astana. «Ce sont les croyances intérieures qui poussent à l'extrémisme».
Des racines profondes
Beissembaïev, qui travaille depuis des années sur la radicalisation islamiste au Kazakhstan, s'est notamment entretenu avec des djihadistes emprisonnés. Selon lui, les racines sociales du mouvement sont profondes. La pauvreté, un manque global de perspectives et le ressentiment que génère une corruption diffuse dans le pays contribuent à l'expliquer. Un rapport publié l'an dernier par Transparency International va dans ce sens: les groupes extrémistes, du Nigeria à l'Indonésie, ciblent leurs potentielles recrues en mettant l'accent sur la désillusion qu'elles peuvent ressentir face à la corruption d’État. En outre, Beissembaïev affirme qu'en stigmatisant un habit religieux, le gouvernement kazakh pourrait radicaliser davantage des musulmans qui considèrent déjà l’État laïc comme une entrave à leurs droits de piété. «Ce qui place le gouvernement au milieu d'une bataille faisant rage dans le monde entier entre les “vrais croyants” et les “infidèles”».
En plus de cette probable interdiction de certains vêtements religieux conservateurs et de la promotion de bonnes pratiques islamiques, les très influents services de sécurité kazakh ont choisi une approche particulièrement stricte du contre-terrorisme. Ces services jouissaient déjà de prérogatives très élevées en matière de surveillance, mais ont profité des attentats de 2016 pour faire pression sur le gouvernement pour qu'il renforce des lois migratoires nationales héritées de l'époque soviétique. De nouvelles mesures exigent que les Kazakhs s'enregistrent auprès des autorités lorsqu'ils passent plus d'un mois dans une ville. Pour Dosim Satpaïev, directeur d'un cabinet de conseils stratégiques basé à Almaty, cette réaction est typiquement contre-productive. Satpaïev, qui a participé à un groupe parlementaire formé après les attentats pour réfléchir à une nouvelle législation de lutte contre le terrorisme et l'extrémisme, explique que les services de sécurité ont fait pencher la balance dans leur sens, en réussissant à étendre encore un peu plus leurs pouvoirs. Ce qui, selon lui, ne pourra pas entraver la croissance de l'extrémisme tant que la corruption et la défiance à l'égard de l’État demeureront aussi élevées dans le pays.
«Pour lutter contre des idéologies [extrémistes] qui sont très efficaces en matière de recrutement, le gouvernement doit trouver un contre-récit capable de les combattre», précise Satpayev. «Mais le gouvernement ne dispose pas vraiment d'une telle arme.»
«L'extrémisme est là pour durer»
Selon Satpaïev, le gouvernement a fermé les yeux sur la montée de l'extrémisme islamique au Kazakhstan. Lorsque ses voisins ont été touchés par ses attentats, Astana était persuadée que la modération religieuse de sa population et son niveau de vie élevée allaient la protéger. À la fin des années 1990, Satpaïev dit avoir participé à des réunions où on le traitait d'hystérique lorsqu'il s'inquiétait de l'extrémisme islamique. «Ils me disaient “Nous ne sommes pas l'Ouzbékistan, nous sommes un îlot de stabilité”», se souvient-il.
Les attentats d'Aktioubé et d'Almaty semblent avoir enfin modifié cette perception, mais la fenêtre d'opportunité s'est peut-être refermée. «C'est trop tard maintenant», dit Satpaïev, «l'extrémisme s'est répandu et il est là pour durer».
Tanatarov, que les autorités décrivent comme le cerveau de l'attentat d'Aktioubé, est né dans la misère de cette ville. Très tôt orphelin, il sera élevé par sa grand-mère et son frère aîné. Tanatarov n'était pas un bon élève et traînait une réputation de marginal. Selon un ami d'enfance que nous avons interviewé et qui a préféré rester anonyme, Tanatarov aimait boire et fumer, adorait la musculation et rêvait d'une carrière dans l'armée. Sauf que le manque de moyens et les difficultés de son enfance l'ont affligé d'un complexe d'infériorité. Après un an de service militaire en 2008, il n'a pas pu entrer dans l'armée et a vivoté de petits boulots en petits boulots. Selon les dires de son ami, Tanatarov aurait même été sans domicile à un moment de sa vie –il dormait dans sa voiture. Environ un an plus tard, il se convertissait à l'islam. Il allait ensuite travailler pendant plusieurs années sur des chantiers, cesser de boire et de voir ses anciens amis.
Les détails de son implication dans l'attentat de juin 2016 restent flous. Selon les autorités kazakhes, Tanatarov aurait rejoint un groupe salafiste et décidé de recruter des membres pour sa cellule. Balgabek Mirzaïev, un théologien employé par le gouvernement et qui s'est entretenu avec les terroristes survivants, nous affirme que quelques membres du commando se connaissaient depuis un certain temps. Ils écoutaient les prêches d'imams ultraconservateurs du Caucase et les vidéos traduites d'Abou Bakr al-Baghdadi, le «calife» de l’État islamique. Selon l'acte d'accusation officiel, Tanatarov aurait invité quarante-quatre personnes chez lui la veille de l'attentat, sous prétexte de fêter la naissance d'un enfant, mais en réalité pour trouver des recrues pour sa cellule. Tanatarov et quelques-uns de ses camarades allaient passer une vidéo de l’État islamique et en appeler à des représailles contre les forces de l'ordre kazakhes. Choqués, vingt-deux hommes quitteront les lieux. Les individus restant prendront part à l'attentat le lendemain.
Le gouvernement très critiqué
Si cette version officielle a des zones d'ombre, plusieurs membres du commando ont un profil similaire: la pauvreté, la vie faite d'expédients et de petits trafics et parfois même la prison. Aïmane Oumarova, une avocate d'Almaty qu'on retrouve dans plusieurs procès du terrorisme kazakh, dresse le même genre de portraits. Elle explique comment les jeunes pauvres et désœuvrés sont nombreux à purger des peines pour extrémisme islamique dans les prison du pays. Elle est très critique de l'approche choisie par le gouvernement pour lutter contre le terrorisme: rien n'est fait pour la prévention, les lois anti-terroristes servent parfois à mater des opposants politiques et sont souvent contraires aux droits de l'Homme.
«L'extrémisme islamique et le terrorisme sont des problèmes très graves contre lesquels le gouvernement devrait lutter», dit-elle. «Mais mon travail, c'est de faire en sorte que le gouvernement n'en profite pas pour tricher.»
Et avec un gouvernement qui préfère arrêter et enfermer de potentiels terroristes plutôt que d'essayer d'endiguer la radicalisation d'une partie de la jeunesse, Oumarova n'est pas optimiste quant à l'avenir de son pays.
«Toutes les conditions sont remplies, le problème n'ira qu'en s'aggravant», dit-elle. «Notre avenir sera celui de la violence extrémiste.»