C’est une question qu’on ne se serait pas posée il y a encore cinq ans: combien des films dignes d’intérêt découverts à Locarno sortiront en salles en France? Jusqu’à il y a peu, la réponse, évidente, était tous –ou du moins la grande majorité.
Mais aujourd’hui, si le nombre de films en distribution a augmenté, l’audace d’offres différentes s’est en revanche réduite, même si la France reste, et de loin, le pays le plus accueillant au cinéma d’auteur.
Et comme Locarno a parallèlement évolué vers un écart de plus en plus marqué entre productions conformistes, surtout sur sa Piazza Grande, et propositions expérimentales dans plusieurs sections compétitives, les découvertes bien réelles qu’on peut faire grâce à la vénérable institution tessinoise sont promises à des destins de plus en plus aléatoires.
Institution, le Festival l’est plus que jamais, puisque son écran géant de la Piazza figure désormais sur les billets de 20 francs de la Confédération. La ville et le canton lui ont d'ailleurs ofert un bâtiment flambant neuf, avec trois nouvelles salles très ben équipées. Et vénérable assurément, lui qui fête cette année sa 70e édition –comme Cannes, créé deux ans plus tôt mais qui a connu deux années sans tapis rouge.
Les inventions de «Milla»
Rien n’assure donc que les spectateurs français auront la possibilité de découvrir les 5 ou 6 films mémorables parmi les quelque 25 découverts durant les cinq premiers jours du Festival. Du moins peut-on se réjouir que Milla, le deuxième film de Valérie Massadian, cinq ans après le si beau Nana, ait un distributeur.
Séverine Jonckeere et Luc Chessel dans Milla.
C’est la promesse de retrouver cette utopie de cinéma, qui semble inventer pour les corps et pour les mots, pour les instants et pour les lieux, d’autres usages que ceux communément attribués par les films, dans une continuelle redécouverte des moyens de raconter et d’émouvoir.
«Lucky» et «Winter Brothers», prodiges de la présence
On pourrait dire l’inverse, de manière tout aussi élogieuse, de Lucky, premier film de l’acteur américain John Carroll Lynch, et de Winter Brothers, premier film de l’Islandais Hlynur Palmason. L’un est aussi solaire (en Arizona) que l’autre est polaire (dans une zone minière glaciale), le premier est aussi émouvant et drôle que le second est brut d’affects.
Harry Dean Stanton dans Lucky.
La peau, les gestes, la démarche, la voix de Harry Dean Stanton, cowboy très âgé, font peu à peu naître sourires et serrements de gorge, dans ce qui sait être si bien un hymne à la vie dans l’ombre très présente de la mort.
La brusquerie des pulsions du mineur, trafiquant et obsédé joué par l’étonnant Elliott Crosset Hove, la violence sans fard de ce monde de mâles, de travail extrême, de tension à la limite de l’humain hantent le film nordique, avec au fond les mêmes ressources que le film étatsunien: la croyance dans la présence des acteurs, dans la durée, dans les puissances des sons, des ombres et des lumières.
Denis Côté à fleur de peau
Tout autre chose, ou plutôt la même chose, mais complètement différemment: on retrouve l’excellent Denis Côté, aussi talentueux qu’il arbore sa casquettes de documentariste, d’essayiste ou de réalisateur de fiction –où toutes à la fois.
Cédric Doyon, l'un des personnages de Ta peau si lisse
Avec Ta peau si lisse, il accompagne, un à un puis ensemble, six gars un peu particuliers. Des culturistes, des monsieur muscle, des baraques aux corps sculptés par l’effort, la pose, la chimie, le spectacle, mais surtout un songe abstrait qui paraît les habiter.
Pas de jugement, mais une attention de chaque instant dans la manière de les regarder, à l’entrainement, en famille, puis au cours d’un stage campagnard collectif : la peau est un paysage, les triceps sont des aventures, et puis il y a dans leurs yeux une étrange tristesse.
Denis Côté n’a rien à en dire, il regarde et donne à voir, et quand bien n’avait-on aucun intérêt pour ces pratiques, cette attention-là magnifie et rend proche. La surface, huilée, tatouée, tendue au-delà de la nature: le cinéma.
L'expérience surréelle des yeux de la luciole
Encore autre chose? Oui, cette fois radicalement, pour ce qui pourrait n’être qu’un tour de force virtuose et se révèle d’une beauté à la fois triste et inquiétante, juste et métaphysique, contemporaine et abstraite.
Un plan de Dragonfly Eyes
L’artiste plasticien Xu Bing a recueilli sur internet des centaines d’heures d’enregistrement de caméras de surveillance de toute la Chine, rues et parking, temples et bureaux, entreprises et campagnes, accidents incroyables, crimes sanguinaires et immenses plages où rien ne se passe. De ce matériau prélevé à la surface du monde, il a fait la matrice d’une fiction, une histoire d’amour tragique imaginée avec sa femme, la grande poétesse Zhai Yongming.
Presqu’uniquement composé d’images de surveillance, Dragonfly Eyes ne cesse d’excéder son «concept», tout en déplaçant avec subtilité les bases mêmes du récit. Ce qu’on a l’habitude d’appeler les personnages, le lieu, la temporalité obéit ici à d’autres règles, d’autres définitions.
Godard en avance, Tourneur à côté
Locarno est aussi un lieu de retrouvailles. La plus belle du début de la manifestation, en attendant l’hommage à Jean-Marie Straub, aura assurément été l’occasion de revoir, dans la grande salle du tout nouveau palais, une production télé d’il y a 32 ans, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma de Jean-Luc Godard. C’était produit par TF1, et diffusé en prime time… une semaine avant la privatisation de la chaîne.
Jean-Pierre Léaud et Caroline Champetier dans Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma
C’était bouleversant et comique, d’une imparable justesse, ça l’est tellement encore aujourd’hui que ceux qui ne connaissaient pas refusaient de croire que cette peinture goyesque de l’état des images et des rapports humains n’ait pas été conçues hier.
Au moins celui-là on est sûr de le voir en salles à la rentrée. Tout comme les spectateurs, en tout cas ceux qui iront à la Cinémathèque française à partir du 30 août, pourront retrouver la grande rétrospective qui a marqué les esprits au festival cette année, et offert un salutaire refuge quand d'autres titres de la sélection incitaient à la déprime. À savoir le grand programme consacré à Jacques Tourneur.
Célèbre à juste titre pour une poignée de merveilles, notamment comme pionnier du fantastique avec La Féline, Vaudou et Rendez-vous avec la peur et comme orfèvre du film noir avec La Griffe du passé, Tourneur se révèle un incroyable inventeur de situations.
Hugh Sinclair, Marius Goring et Ray Milland dans L'enquête est close.
C’est sans doute encore plus impressionnant dans ses films « mineurs », comme l’admirable L’enquête est close (Circle of Danger, 1951), ou les westerns Stars in my Crown (1950) ou L’Or et l’amour (Great Day in the Morning, 1956). Le Français de Hollywood y perturbe les poncifs du cinéma industriel avec une liberté sidérante, un improbable et fécond alliage de désinvolture, d’élégance et de précision implacable.
Où l'on voit, aussi, comment la série B de l'industrie, à l'époque, aura été le creuset des inventions modernes qui suivirent. Mais où passeraient ces films-là aujourd'hui?