Dernier tour de piste pour la réserve parlementaire. Sans surprise, vendredi 4 août, les sénateurs ont réintroduit la fameuse réserve dans le projet de loi pour la confiance dans la vie politique, dans un dispositif légèrement dépoussiéré. Normalement, elle devrait disparaître à l'Assemblée. L'arrêt de cette pratique n'a que trop traîné.
«On va voter contre mercredi», nous confirme Paula Forteza, députée LREM des Français de l'étranger, qui porte le texte pour le parti d'Emmanuel Macron. La réserve, c'est un peu moins de 150 millions d'euros chaque année, répartis entre parlementaires, députés et sénateurs, à leur bon vouloir et à destination des communes et associations. S'y ajoute une réserve ministérielle de cinq millions d'euros pour les communes. Des réserves ministérielles ont existé dans d'autres ministères –aux Sports ou à l'Economie et aux Financees– mais la ministre de la Justice Nicole Belloubet a expliqué, sur les bancs de l'Assemblée, que de telles pratiques ont disparu en 2013.
La réserve est vraisemblablement née sous Pompidou pour encourager les parlementaires à travailler sur les projets de loi de finances. Les parlementaires les plus actifs étaient remerciés par le gouvernement par la possibilité de verser quelques subventions à qui ils souhaitaient. De plus en plus connue, elle est finalement répartie entre chaque sénateur et député et encadrée pour plus de transparence depuis la précédente législature.
1.Un financement utile
Parmi les nombreux arguments en faveur de leurs cagnottes, la principale inquiétude –et peut-être la seule légitime– est la réallocation des fonds. Dès juin, dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d'Etat soulignait: «Le gouvernement devra veiller à ne pas priver, à l’occasion de cette réallocation, un certain nombre d’organismes publics ou privés de ressources indispensables pour assurer les missions de service public qui leur sont confiées.» En connaissance de cause: l'institution a reçu 250.000 euros de réserve parlementaire en 2016, de la part de la présidence de l'Assemblée. La loi de finances 2018 devrait garder ces sommes. «On va s'assurer que ces fonds ne disparaissent pas, nous confirme Paula Forteza. Et qu'ils seront réutilisés avec les mêmes objectifs.» La ministre de la Justice a garanti que les sommes allouées à la réserve ne seront pas diluées.
2.Une pratique anticonstitutionnelle
La critique contre la réserve s'est faite se fond sur trois points. À la ministre de la Justice, membre du Conseil constitutionnel avant sa nomination, les arguments «constitutionnels». Nicole Belloubet l'a rappelé plusieurs fois: le versement d'une subvention n'entre pas dans les prérogatives d'un parlementaire. L'article 24 de la Constitution indique que «le Parlement vote la loi», «contrôle l'action du gouvernement» et «évalue les politiques publiques». Pas une ligne sur l'équipement en défibrillateur d'une commune ou l'aide au fonctionnement d'une association sportive. Deuxième argument «constitutionnel» en faveur de la suppression: la pratique contrevient à l'article 40, celui-ci veut que les parlementaires ne puissent pas, par un amendement, alourdir les comptes de l'État. Le fonctionnement actuel, où le parlementaire propose une subvention au ministere de l'Intérieur, est un moyen de contourner l'obstacle.
«Il est aujourd'hui anachronique de distribuer des subventions, affirme Nicole Belloubet au Parisien. Les élus doivent exercer un pouvoir budgétaire collégial, c'est plus conforme à leur rôle constitutionnel. Je suis drastique sur ce sujet pour des raisons de principe.»
Ces deux arguments ont permis à la ministre de la Justice, dans les premiers jours du débat, de défendre la réserve ministérielle, après qu'elle a découvert son existence au sénat le 27 juin. La Constitution ne voit en effet aucun mal à ce que le pouvoir exécutif verse de l'argent. La suppression de cette pratique a depuis été ajoutée au projet de loi par les assemblées, avec l'accord du gouvernement.
La réserve aurait pu disparaître bien plus vite. «On utilise une loi qui à mon sens n'était pas nécessaire, note Hervé Lebreton, président de l'Association pour une démocratie directe, qui fut le premier a révéler les montants de la réserve. Il suffisait que le gouvernement ne propose pas ces crédits en loi de finances. J'imagine que c'était plus facile de supprimer la réserve au Parlement, plutôt que de les mettre devant le fait accompli.» La ministre de la Justice a expliqué, devant les députés, qu'elle souhaitait «le Parlement puisse en débattre publiquement». L'occasion d'entendre la même défense, à base de soutiens aux petites communes, de connaissance du terrain, d'élu ancré dans son territoire. «C'est un débat assez épuisant, confirme la députée Forteza. À chaque étape, on a les mêmes débats avec les mêmes arguments.»
3.Une source d'inégalités
Parmi les nombreux arguments: la transparence des subventions, obtenue après une longue bataille d'Hervé Lebreton, qui a du aller jusqu'au tribunal administratif pour cela. «Le dispositif est devenu parfaitement équitable et transparent», argumente par exemple le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur après l'échec de la commission mixte paritaire. Et lorsqu'il parle d'équité, c'est entre parlementaires: depuis que le montant est transparent, chaque sénateur a souhaité en avoir autant que son voisin. C'est le cas depuis 2015 au Sénat, et 2012 à l'Assemblée, modulo quelques avantages pour les postes les plus prestigieux. Mais elle n'est pas repartie équitablement entre les associations et communes des circonscriptions: il est impossible de satisfaire toutes les demandes. «La réserve est inégalitaire par essence, poursuit la député Forteza. On ne connaît pas les critères d'attribution.» Ceux-ci ne sont pas transparents et font naître le soupçon de favoritisme.
4.Une pratique électoraliste
«La ruralité sera la première victime d'une suppression de la réserve», veut croire Jean-Pierre Sueur. Si lui ou les autres sénateurs de tous les bancs ont ardemment défendus dans tous les rangs la réserve, c'est qu'elle rapporte avant tout aux «collectivités territoriales», que la chambre représente. Les élections sénatoriales sont en septembre et les sénateurs veulent montrer à leurs grands électeurs qu'ils sont de dignes représentants. La suppression de la réserve équivaudrait à franchir une ligne rouge pour Philippe Bas, sénateur LR de la Manche et rapporteur de la loi au Sénat. La pratique est «utile aux communes rurales et il n’y a pas de crédits qui puissent se substituer à elle en faveur de l’investissement local».
Au Sénat, les principaux bénéficiaires de la réserve sont des grands électeurs. «Je trouve compliqué de donner de l’argent à des municipalités où nous avons nos grands électeurs», témoignait ainsi auprès de ses confrères André Gattolin, sénateur LREM, qui préfère financer des associations. Très peu de sénateurs distribuent des subventions hors de leur circonscription. Mediapart avait par exemple calculé qu'en 2011, Gérard Larcher a distribué 83% de sa réserve, soit 2.600.891 euros, à des communes de départements concernés par le renouvellement sénatorial la même année, favorisant les maires centristes, susceptibles de l'élire au perchoir. Il était alors candidat à sa réélection. Hélas pour lui, le Sénat a basculé à gauche...
Mais le clientélisme ne concerne pas que les maires et les sénateurs. Eric Alauzet, député LREM du Doubs –réélu en 2017 après cinq ans de réserve parlementaire– expliquait en séance :
«J'ai pu aider beaucoup d'associations. (...) J'ai également aidé des communes. Sans doute cela m'a-t-il valu la reconnaissance des citoyens de ma circonscription. Bien sûr, ce n'est pas cela qui décide d'une élection. Mais reconnaissez tout de même, que cela contribue, (...) à nous gagner la sympathie de nos concitoyens et éventuellement, le moment venu, un petit soutien de leur part lors du scrutin.»
Avec le cumul, les sénateurs sont aussi maires ou président d'agglomération, encourageant les conflits d'intérêts. Mediacités avait ainsi montré comment Gérard Collomb finançait avec sa réserve exclusivement des communes de la métropole de Lyon dont les maires étaient du centre ou divers droite, lui permettant de consolider sa majorité à la tête de l'agglomération qu'il présidait. Le ministre de l'Intérieur était alors sénateur du Rhône, maire de Lyon et président de la métropole. Plus largement, en 2016, près de deux millions d'euros ont été versés par des sénateurs à la commune dont ils sont maires. L'an dernier, l'intégralité de la réserve d'Hubert Falco, sénateur du Var et maire de Toulon, soit près de 150.000 euros, est allée à la requalification de la rue Alézard, dans le centre de sa ville. 73 députés et maires avaient fait pareil la même année.
Quant à la réserve ministérielle, si elle a été supprimée «par symétrie», comme l'expliquait Yaël Braun-Pivet, rapporteure du texte lors de la deuxième lecture du texte, le clientélisme était tout autant symétrique. Bernard Cazeneuve a principalement donné à des communes de la Manche (657.000 euros de subventions), où se trouvait sa circonscription. Nicolas Sarkozy en avait fait lors de son passage à l'Intérieur un système en faveur de ses amis politiques, au point de la récupérer alors qu'il était à l'Elysée.
«La réserve parlementaire apparaît, de l’aveu même des principaux intéressés, comme un moyen “d’exister un peu sur le terrain”», notait dans une analyse de la constitutionnalité de la pratique la chercheure Elina Lemaire. Ce souhait de s'attacher au terrritoire contrevient lui aussi à la Constitution, qui veut que les parlementaires soient élus de la Nation. «Un parlementaire ne représente pas son territoire, confirme Hervé Lebreton. S'ils le souhaitent, ils peuvent changer la Constitution et devenir des travailleurs sociaux de leur circonscription.» Ce rôle de parlementaire-travailleur social se retrouve par exemple dans le plaidoyer de Philippe Gosselin, député LR de la Manche :
«Cette subvention parlementaire permet cependant de répondre tout simplement aux attentes quotidiennes de nos collectivités, souvent les plus petites et les plus fragiles, celles où des centaines de milliers de nos concitoyens s'engagent, parce qu'ils croient en la République et en l'intérêt général. Ils sacrifient leurs week-ends ou leurs soirées pour aménager un bout de chemin, restaurer une partie de stade ou des vestiaires....»
5.De nombreux conflits d'intérêts
Au delà du clientélisme, on compte aussi de nombreux exemples de conflits d'intérêts. Des cas où la réserve n'a été attribué que parce que les parlementaires avaient un lien privilégié avec la commune ou l'association subventionnée. C'est le cas par exemple de Isabelle Debré, sénatrice LR des Hauts-de-Seine, qui a financé la refonte du site de la ville de Préfailles (Loire-Atlantique), commune où elle a une résidence secondaire. Ou de Laurent Fabius, ancien ministre et député de Seine-Martime, qui avait aidé une commune de l'Ariège où il passait ses vacances. Gérard Larcher a financé Savenay (Loire-Atlantique), commune dont son ancien conseiller technique est le maire. Parfois, c'est encore plus surprenant.
Quand Philippe Marini, ancien sénateur LR de l'Oise, ne donnait pas de sous à la ville de Compiègne dont il est le maire, c'est pour en donner à l'association d'équitation présidée par sa femme ou à la mission archéologique à laquelle participe sa fille. Jean-Christophe Lagarde, député de Seine-Saint-Denis, avait lui distribué des sous de sa réserve à des associations présidées par ses adjoints ou son assistant parlementaire. Et même si l'association Adiflor a l'objectif honorable d'encourager la pratique du français à l'étranger, c'est bien Louis Duvernois, sénateur LR des Français de l'étranger et par ailleurs président d'honneur de l'association, qui lui attribue une partie de sa réserve: 266.000 euros en quatre ans. Dans la même veine, Jean-Pierre Raffarin avait attribué 150.000 euros vers la fondation qu'il préside.
6.La réserve coûte cher et prend du temps
Surtout que l'efficacité de cette pratique est remise en cause. Un rapport de la Cour des comptes estimait qu'au moins 85 équivalent temps-plein travaillent sur ce seul dispositif au ministère de l'intérieur. Pour une efficacité qui restait à démontrer. La pratique «présente uniquement la particularité de mobiliser le Parlement durant très longtemps et de lui faire perdre beaucoup d’énergie sur des sujets mineurs au détriment de sujets importants», estimait de son coté un directeur du Trésor cité Elina Lemaire.
7.Une pratique non contrôlée
Le problème, c'est que la réserve parlementaire n'est pas contrôlée. Les ministères se contentent de vérifier la validité de la demande. Le ministère «n'interfère pas dans le choix des bénéficiaires ou des projets» rappelaient en 2014 les ministres de la justice et de l'intérieur à la Cour des comptes. La raison: la séparation des pouvoirs et l'indépendance du parlement. «Ce n'est pas au ministère de remettre en cause le choix des élus», confirmait Philippe Gosselin, vaillant défenseur de la réserve. Rien ni personne n'empêchait donc certains élus de distribuer à leurs amis ou à leurs proches.
L'an dernier, le cabinet du président de l'Assemblée, Claude Bartolone, nous rappelait que c'était grâce à lui que la transparence des subventions avait été été obtenue. Le contrôle, nous avait-on expliqué, c'est «le suffrage universel»: si les électeurs ne sont pas satisfaits de la manière dont les fonds étaient utilisés, ils pouvaient ne pas les reconduire aux élections suivantes. Avec un taux de renouvellement de 75% à l'Assemblée après les dernières élections législatives, il a été entendu.