Où acheter du vent à prix d'or? Il suffit pour cela d'être au mauvais endroit au bon moment. Pour les fêtes de fin d'année voici deux coffrets (38 euros l'unité) sous l'imaginatif logo «cuisine molécul'R». Deux coffrets qui se proposent de vous initier à l'élaboration de nouvelles sensations gustatives.
Faudrait-il encore, sur Slate, expliquer ce qu'il en est de la «cuisine moléculaire»? Cette entreprise hier furieusement tendance commence (crise aidant?) à tourner vinaigre. Avec cette entité caoutchouteuse nous sommes dans le sillage de quelques célébrités mondiales: le chef catalan Ferran Adria qui officie à El Bulli; Heston Blumenthal en son Fat Duck anglais. En France une forme de trinité (Pierre Gagnaire, Marc Veyrat, Thierry Marx) a aussi fait profession de cuisiner ce concept provocateur et souvent rentable.
Déstructurer, restructurer, payer.
Résumer la «cuisine moléculaire»? On pourrait dire que c'est la volonté affirmée de déstructurer-restructurer des aliments; d'associer les productions obtenues en se moquant bien des harmonies organoleptiques traditionnelles. Objectif: créer des sensations gustatives également inconnues et coûteuses. Pour cela on fait appel à toute la gamme des nouvelles techniques de décomposition de la matière. Des spécialistes autoproclamés de physico-chimie gravitent autour des chefs pour les aider à pianoter sur une gamme infinie de substances inédites. Loin de traiter comme par le passé les aliments issus de la terre des airs ou des mers on va moléculariser, atomiser, gélifier, insuffler, revitaliser à la diable. C'est la grande célébration pour des épousailles modernes, celles des souvenirs de carpe et des promesses de lapin.
Prenons Marx, Thierry Marx (restaurant du Château Cordeillan-Bages à Pauillac). Il se présente: «chef iconoclaste qui a composé une carte à son image: patchwork de cuisine moléculaire à l'avant-garde des textures et des saveurs, et de tradition réinventée». Sa carte? Cela donne: «Adepte d'écumes, de fumets et de quintessence, le saucisson est 'virtuel', le pavé de blonde d'Aquitaine est empaqueté de papier cristal et la tomate iceberg, juchée sur son cylindre de glace, tombe dans une eau tiède d'herbes potagères semée de pavots en fleur.» Menu de 90 à 175 euros.
Tous les chefs français n'adhèrent certes pas cette croisade moléculaire. Parmi les opposants officiellement déclarés on compte Jean Bardet. Cuisinier hors norme, enfant atypique de la «nouvelle cuisine» il se plait à régler l'affaire en quelques aphorismes: «Aux fourneaux nous avons plus de cinq siècles de tradition. Le reste, le moléculaire, n'est que baliverne»; «On n'abandonne pas facilement les lentilles pour les spumas»; «Mettre une seringue à la place de la fourchette? Cela m'effraie»; «La cuisine ne se fait qu'à la narine»; «Je ne vois pas -je ne verrai jamais- l'intérêt qu'il peut y avoir à mettre un yogourt sur une huître. Fût-il bulgare. Fût-elle de Cancale».
Mais, fin d'année oblige, revenons à nos deux coffrets initiatiques. Coffret est peut-être d'ailleurs ici un abus de langage. Il ne s'agit plus que de boîtes de la taille de celles des chaussures pour très jeunes enfants; et de boîtes faites dans un carton à bas prix. Deux boîtes incroyablement légères.
Intéressons-nous à la première, dénommée «Kit Gélification Spaghetti & Cie». Il s'agit ici de «transformer un liquide en gelée aux formes amusantes». «Grâce au ''Kit Gélification'' réalisez facilement des gelées à la forme très originale: spaghetti, coeurs ou étoiles, enrobage et nappage, nous assure le fabricant. Sur un amuse-bouche, dans une verrine ou en accompagnement d'une entrée ou pour décorer un dessert. Ces gelées, à base de carraghénane kappa (farine d'algue alimentaire), apportent une touche savoureuse et décorative nouvelle en cuisine. Personnalisez-les aux saveurs et couleurs de vos envies et surprenez vos convives... surprenez-les en leur servant des spaghettis contenant la sauce (tomate, pesto...).» En pratique le kit contient cinq sachets de 2 g de carraghénane, une «seringue alimentaire», deux «tuyaux à spaghetti», un mini «emporte-pièce cœur» et un «emporte-pièce étoile». A peine de quoi jouer à la dinette.
Vous êtes inquiet?
Le fabriquant vous rassure avec la définition des ingrédients de marque Kalys. «La carraghénane kappa est extraite d'algues rouges, souligne-t-il. La seringue, les tuyaux et les emporte-pièces sont de qualité alimentaire. Produit certifié Casher. Conditionné dans un atelier utilisant: blé, soja, sulfites, gluten. A conserver à l'abri de la chaleur et de l'humidité, dans le conditionnement d'origine. Durée de conservation après ouverture : 6 mois.» Et deux recettes en prime: «Spaghetti de fruits rouges» et «Spaghetti au chocolat blanc coco».
Extraits de la première, la plus simple: «(...) Remplir la seringue avec le sirop. Fixer un tuyau en silicone à son extrémité puis y injecter la préparation de manière à le remplir entièrement. Renouveler l'opération pour remplir tous les tuyaux disponibles. Placer les tuyaux remplis dans un récipient contenant de l'eau froide et quelques glaçons. Laisser prendre en gelée 5 à 15 minutes (Plus l'eau sera froide, plus la gélification sera rapide. Appuyer sur l'extrémité du tube pour vérifier la prise en gelée du spaghetti). Remplir la seringue avec de l'eau (ou de la préparation encore liquide). La fixer sur l'extrémité d'un tube rempli de préparation gélifiée et éjecter le spaghetti, de préférence directement sur le plat à servir. Renouveler l'opération autant de fois que de spaghettis souhaités. (Si la pression est forte, maintenir l'embout de la seringue rentrée dans le tuyau avec votre doigt. Manipuler délicatement les spaghettis).»
Question pratique et intéressée aux volontaires: parviendrez-vous au terme de cette création? Si oui pourriez-vous m'indiquer ce qui manque (ou ce qu'il y a de trop) dans le déroulé de cette recette?
Passons au «Kit Sphérification». Il «permet de réaliser facilement chez vous les fameuses perles ou sphères liquides qui donnent du talent à votre cuisine ! Dans une boisson ou un cocktail, sur une verrine ou un amuse-bouche, en accompagnement d'une entrée ou pour décorer un dessert,... ces perles élégantes apportent une touche savoureuse et décorative à votre cuisine comme à vos apéritifs. Personnalisez-les aux saveurs et couleurs de vos envies. Epatez vos convives en servant des caviars multicolores et aux parfums inédits ou un Kir royal aux perles de cassis!»
Contenu: cinq sachets de 2 g d'alginate de sodium, cinq sachets de 6 g lactate de calcium, cinq pipettes et une cuillère percée. Prévoir en outre le sirop ou le jus de votre choix (pas trop acide, ni trop riche en calcium), c'est lui qui apportera saveur et couleur à vos perles; de l'eau peu chargée en calcium (< 30mg/litre); un mixer à pied plongeant ou «blender» indispensable pour mélanger efficacement l'alginate à votre préparation; deux récipients de type saladiers pour le bain de «trempage» et le bain de «rinçage». Attention: même avec l'aide d'une vidéo pédagogique on peut ne pas sphérifier de manière vraiment sphérique.
Lactate et algues rouges
Séduits? D'autres kits vous attendent. Vous y découvrirez toute la gamme des nouveaux «texturants»: agar agar et carraghénane extraits d'algues rouges; alginate de sodium extrait d'algue brune; le guar issu d'une herbacée et le xylitol, matière première végétale. Sans oublier le xanthane et le lactate, produits de fermentation. Tous sont désormais proposés à la ménagère férue de moléculaire par la société Kalys qui depuis plus de 15 ans fournit des additifs et des ingrédients d'origine végétale aux secteurs de l'agro-alimentaire, de la nutrition, de la pharmacie et des sciences du vivant. Depuis peu Kalys propose «une gamme complète d'ingrédients naturels pour s'initier à une cuisine ludique et facile d'accès».
Concurrente: l'entreprise «Algues de Bretagne» dont le siège est à Rosporden (Finistère) et qui vient de mettre au point «le premier procédé industriel de cuisine moléculaire». Au bout de la chaîne: un nuage de perles constituées d'une coque d'algues au sein de laquelle on a encapsulé différentes substances. Pour l'heure «citron & poivre» et «vinaigre & échalotes» ; des perles bien évidemment destinées aux huîtres. Compter entre 7 et 8 euros la toute petite verrine, et prévoir d'ensemencer dix perles par huître. On croque la capsule et les saveurs diffusent dans la bouche.... Rien n'interdit de comparer le résultat obtenu avec l'association traditionnelle de vinaigre de vin d'Orléans et des échalotes grises finement hachées. Rien n'interdit non plus de déguster ses huîtres, vidées de leur eau, nimbées de leur seule fraîcheur océane.
Jean-Yves Nau
Image de une: Reuters/Vincent West Oeufs pour faire une tortilla, 2006.