Sur la liste très prisée des mots les plus recherchés sur Google en 2016, elle n’a pas démérité. Aux côtés de «Pokémon Go» et de «Brexit», l’empathie a été la définition la plus demandée l’an dernier. Une requête qui n’a rien d’étonnant quand on voit à quel point le terme est devenu le mot-clef, ambiance Loto Bingo, de toute prise de parole publique.
Charlize Theron, très inquiète pour le sort de son pays d’adoption, qui profite de la Marche des femmes pour rappeler notre besoin «d’empathie et de compassion». Richard Gere qui, de passage à la Berlinale, tacle son nouveau président en rappelant «l’empathie nécessaire» pour les réfugiés. Ou encore la pétition lancée sur change.org par un psychiatre américain, Dr John D. Gartner appelant à la destitution de Donald Trump, dans laquelle il rappelle le manque d’empathie du nouveau président des États-Unis. Pourtant, se mettre à la place des autres ne suffira pas à garantir la paix sur Terre. On vous explique pourquoi.
Des cours d’empathie pour les élèves de 6 à 16 ans dans les écoles danoises, un programme similaire dans des classes pilotes de primaire au Canada ou encore des ateliers sous forme de jeux de rôle proposés à l’université Pierre et Marie Curie à Paris pour garantir l’empathie des futurs médecins, «il y a une vraie renaissance de la réflexion autour de l’empathie», explique Andreas Pinotti.
Pour le professeur d’esthétique à l’université de Milan, auteur de L’Empathie. Histoire d’une idée de Platon au Posthumain (éd. Vrin), «la notion –que l’on trouve dans les textes anciens pour désigner une passion physique, puis au XVIIIe siècle pour expliquer cette idée d’une communion de l’homme avec l’autre et avec la nature– connaît un regain d’intérêt aujourd’hui via les neurosciences. La discipline, à laquelle on demande de répondre à toutes nos interrogations, s’intéresse de près à ce sujet».
Un enjeu politique
Dans les années 1990, l’équipe de neurologues de Giacomo Rizzolatti découvre l’existence des «neurones miroirs», qui nous permettraient de nous mettre dans la peau de l’autre. L’empathie devient alors cette compétence morale qui fonderait notre humanité. Déjà en 1982, dans Blade Runner, le film de science-fiction de Ridley Scott, c’était le test imaginaire de Voight-Kampff qui démasquait les non-humains en détectant l’absence d’empathie.
Peu à peu, la notion devient la dimension essentielle censée garantir notre vie en société, tout en infiltrant le discours autour de l’école ou de l’entreprise. En 2011, l’essayiste américain Jeremy Rifkin –qui a longtemps eu l’oreille de Bill Clinton– prédit que notre civilisation entre dans l’ère de l’empathie. Il lui dédie même un ouvrage entier (Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie).
«À ce moment-là, le sujet est sorti de sa dimension purement sociétale pour devenir un enjeu politique, explique Roman Krznaric, philosophe britannique qui a ouvert le Musée de l’empathie à Londres en septembre 2015. Philosophes, politiques s’accordent aujourd’hui pour dire que nous vivons dans un monde du “eux contre nous”. La solution: l’empathie, qui devrait nous permettre de répondre à ce problème.»
Problème: vous, petit être égocentrique, ne voyez le monde que via votre propre prisme. Mais les nouvelles technologies, qui ont déjà su capitaliser sur votre nombrilisme, ont décidé de corriger cette micro-erreur de programmation et les ingénieurs s’attellent désormais à l’avènement d’une nouvelle thérapie morale globalisée. Dernier exemple, fin janvier 2017, à l’occasion du hackathon organisé par Netflix: des ingénieurs ont planché sur «Netflix For Good», appli qui vous permettrait de faire un don à des ONG, directement depuis la plateforme de VOD, après avoir visionné un film ou un documentaire qui vous aurait chamboulé.
Pleurer en réalité virtuelle
Mais ces nouveaux dispositifs technologiques ont surtout tapé dans l’œil d’organisations non-gouvernementales pour sensibiliser les individus aux catastrophes humanitaires. En 2015, l’ONU commande à des cinéastes Clouds Over Sidra, un film en réalité virtuelle tourné à 360° dans lequel on peut suivre le quotidien de Sidra, jeune Syrienne de 12 ans, réfugiée dans le camp de Zaatari. Pari réussi. Quand le film est diffusé à l’occasion de la 3e Conférence internationale humanitaire, 3,8 milliards de dollars sont récoltés pour les personnes touchées par la crise. Bien plus que ce que les organisateurs avaient projeté.
Pour Chris Milk, qui a collaboré à la réalisation du film, la réalité virtuelle est aujourd’hui «l’ultime machine à empathie». Largement convaincues par les avantages de ce nouveau média, les Nations Unies ont, depuis, produit une dizaine d’autres films en VR visant à déclencher «l’empathie humanitaire». L’expérience a même été tentée récemment par des chercheurs américains qui ont proposé à des volontaires de se mettre dans la peau de vaches conduites à l’abattoir grâce à un casque. Résultat : une amélioration de la conscience des enjeux environnementaux chez les participants…
«La simulation devient de plus en plus réaliste à mesure que la qualité des produits technologiques augmente, explique Nicolas Nova, chercheur en histoire des cultures numériques. Avant la réalité virtuelle, il y avait les jeux vidéo, le cinéma et le livre : des médias qui ont permis de créer de l’empathie. Aujourd’hui, la réalité virtuelle a une diffusion moins massive, mais cette interactivité très forte vous oblige à vous impliquer et à vous mettre en scène dans la vie d’un autre.»
Tout occupée qu’elle est à accoucher de ce fantasme de l’homme augmenté, voilà que la technologie chercherait aujourd’hui à bricoler ce que le sociologue Gérard Mermet appelle «l’homme amélioré». Car ce que toutes ces expériences révèlent, en creux, c’est que sans un petit chimiste venu stimuler notre taux d’ocytocine (hormone de l’empathie, que l’on retrouve à haute dose chez la femme enceinte) ou un technicien de labo nos neurones miroirs, nous aurions du mal à faire naturellement preuve d’empathie, voire de compassion à l’égard d’autrui. Un aveu d’échec d’autant plus inquiétant que, selon certains spécialistes,
ces technologies ne parviendraient même pas réellement à nous rendre meilleurs.
«Oui, la réalité virtuelle peut stimuler l’empathie d’une certaine manière, concède Frederic Tordo, psychologue clinicien et membre fondateur de l’Institut pour l’étude des relations hommes-robots (IERHR). Mais je suis convaincu que pour avoir réellement de l’empathie pour votre prochain, vous avez besoin de données sensorielles. Le voir, l’accompagner, en chair et en os.»
Contre l'empathie
Un constat partagé par Roman Krznaric, qui s’inquiète du caractère contre-productif de ces expériences: «Le vrai risque, c’est qu’en diffusant des centaines d’images de conflits ou de drames, on finisse par être complètement anesthésié.» Doit-on si rapidement tirer un trait sur cette révolution technologique? Oui, surtout quand on regarde le sort réservé au «siècle de l’empathie» de Jeremy Rifkin. Il y a sept ans, le predictologue s’émerveillait de l’élan de solidarité pour Haïti, Fukushima ou les Révolutions arabes. Dans une interview à M le Monde, il décrivait alors ce «puissant sentiment d’altruisme» permis par les réseaux sociaux (la technologie, cette éternelle promesse), censé nous permettre de comprendre ce que se produisait à des kilomètres de nous. Un optimisme qu’il avait également, alors, pour la situation des réfugiés. Et que l’avenir est rapidement venu contredire...
En voulant faire de l’empathie une valeur cardinale (quitte à ce que ce soit fait au forceps), on aurait commis une erreur de jugement. C’est ce qu’avance Paul Bloom, dont le livre Against Empathy, paru en décembre, a fait l’événement outre-Atlantique. Un livre dans lequel l’auteur regrette la fâcheuse tendance de la culture occidentale à survaloriser les émotions et à inciter les dirigeants à être portés par leurs sentiments plutôt que par leur raison. En nous demandant de nous focaliser sur la souffrance de certains, nous minimisons de fait celle des autres. Et l’empathie peut devenir une arme dangereuse quand, par exemple, un politique vous incite à vous mettre à la place de la famille d’une victime innocente tuée par un réfugié (vous voyez où on veut en venir?).
«Si vous suivez une psychothérapie, vous ne voudriez pas que votre thérapeute s’effondre quand vous êtes triste», résume l’auteur, qui reproche à l’empathie de vous placer vous, encore une fois, au centre du débat. «C’est la limite ce genre de procédé : pour qui suis-je empathique ?, interroge Frederic Tordo. Avec la réalité virtuelle, j’incarne le personnage,
je suis empathique pour moi-même. Plutôt que d’essayer de nous rendre empathique,
il s’agirait peut-être de songer à nous apprendre la compassion même si nous ne sommes pas concernés.» Et d’arrêter d’avoir besoin de s’apitoyer sur son sort (virtuel) pour s’intéresser à ce qui se passe autour.