Usain Bolt a couru son dernier 100 mètres, ce samedi soir, en compétition individuelle lors des Championnats du monde d’athlétisme de Londres (4-13 août). Son départ à la retraite est un petit drame pour l’athlétisme. La discipline reine des Jeux olympiques va perdre son représentant emblématique et son pouvoir d’attraction n°1. Et elle aura toutes les difficultés à se passer d’un athlète de cette dimension qui a non seulement marqué l’histoire de son sport, mais l’a aussi ouvert aux non initiés, captivés par la personnalité fascinante du Jamaïcain, sprinter et «showman» de génie.
Dans le cadre du stade olympique, antre des Jeux de 2012, Bolt est la star incontournable de ces Mondiaux qui ont fait le plein avec 700.000 billets écoulés –record de la compétition pulvérisé. Ce succès public est essentiel pour l’athlétisme, dévasté par ses affaires récurrentes de dopage et de corruption organisée et clairement en perte de vitesse et de crédibilité au-delà de l’événement proposé dans la capitale britannique.
Pour contrer ces vents contraires et garder le contact avec l’audience qui pourrait se détourner de ce sport –celle du public jeune particulièrement —, Sebastian Coe, le président de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), a pris des mesures de fond et d’autres plus cosmétiques liées à l’organisation de ces championnats. La scénarisation habituelle de l’épreuve a été ainsi revue avec un raccourcissement des sessions nocturnes afin de mieux dynamiser le spectacle des séries et des finales à travers une programmation résolument hostile aux temps morts. Décision accessoire en apparence, essentielle par ailleurs.
L'ère du spectateur zappeur
Le but d’un événement sportif n’est plus seulement de couronner un champion, aussi impérial soit-il comme Usain Bolt, mais de s’inscrire aussi dans le cadre le plus adapté possible aux nouveaux modes de consommation du sport. Le contenu doit être valorisant et efficace jusqu’à son terme. Comme dans un scénario, ses héros s’inscrivent au cœur d’une histoire faite pour nous tenir en haleine d’un bout à l’autre.
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Aujourd’hui, en conséquence, nombre de sports s’interrogent sur le rythme de leurs compétitions. Dans un monde de plus en plus zappeur, ludique et concurrentiel, il s’agirait de tenter de créer les modèles les plus optimaux pour parvenir à capter l’attention jusqu’au bout sans craindre de voir le téléspectateur ou l’internaute s’échapper pour de bon vers une autre diffusion sportive. «Faites plus avec moins», n’est-ce pas, après tout, l’objectif de toute entreprise capitaliste en 2017?
Le basket, le rugby, le tennis, le golf, le baseball, comme d’autres, ont ce souci en tête alors que les audiences se fractionnent et que la jeunesse n’a que l’embarras du choix pour trouver le «produit» qui lui convient le mieux. Lors de la saison 2017-2018, la NBA, le championnat professionnel américain toujours très à l’écoute du cœur des réseaux sociaux, a décidé, par exemple, de réduire le nombre de temps morts de 18 à 14 par match pour accélérer le déroulement des rencontres, en particulier dans les dernières minutes.
«Tous les autres sports se penchent sur le format et la durée du déroulement des matches, avait déclaré sans fard Adam Silver, le patron de la ligue, voilà quelques mois. Le public et surtout les “millenniaux” ont des capacités de temps d’attention qui se réduisent. Comme entreprise, c’est quelque chose que nous devons prendre en compte.»
Nouveaux formats
Toujours aux États-Unis, le baseball, sport suivi par un public plus âgé que celui du basket, est de son côté sous le feu de la critique en raison de la durée de plus en plus longue de ses rencontres qui peuvent franchir régulièrement la barre des trois heures. La NFL, le championnat de football américain, s’est penché aussi sur ses propres dérives chronophages. Et depuis quelques mois, le circuit européen de golf tente de son côté d’introduire des formats de tournoi plus courts et plus séduisants pour essayer d’attirer vers lui une clientèle plus jeune.
Le tennis n’en finit plus quant à lui de s’interroger sur sa trop grande propension à étirer ses rencontres dans d’interminables prolongations. Histoire de grappiller quelques secondes, le rugby vient de décider, lui, que le demi de mêlée n’aurait plus besoin d’attendre le signal de l’arbitre pour introduire le ballon. Étrange période où tout exige d’aller plus vite alors qu’hier, tout allait justement et effectivement plus vite.
Dans les années 1930, une rencontre de baseball durait deux heures. Il y a quarante ans, une partie de golf de Jack Nicklaus ne prenait pas plus de trois heures quand Jordan Spieth met plus de quatre heures aujourd’hui. Une finale de Grand Chelem en tennis était expédiée en moins de deux heures à une période où les changements de côté n’existaient pas toujours, où il n’était pas question de faire rebondir sa balle vingt fois avant de servir ou de s’essuyer les mains avec une serviette après chaque échange. Un match de rugby n’était pas sans cesse freiné dans sa progression par une vérification vidéo un peu longuette. En réalité, ce n’est pas que le jeu ou le sport qui a changé en profondeur (cela a été le cas techniquement et physiquement et de quelle façon), mais aussi tout ce qui a été accepté et toléré autour, souvent sur ordre implicite de la télévision.
Ralentir pour savourer
C’est une tendance générale. Les retransmissions sportives à la télévision sont regardées par un public de plus en vieillissant à l’image des journaux dont les versions papiers restent encore prisées des seniors. Le reste de la masse de l’audience se disperse à travers le streaming, légal ou illégal, qui a transformé les modes de consommation et les automatismes. En vérité, le public n’est plus aussi exactement mesurable et il est donc difficile de savoir ce qu’il recherche exactement au milieu de ses pérégrinations et de ses détours par les mobiles ou réseaux sociaux. Mais le marketing qui dirige tout, à l’image du transfert de Neymar au PSG, a imposé la règle générale qu’il n’y aurait donc plus une seconde à perdre puisque, c’est bien connu, «le temps, c’est de l’argent».
Sauf qu’il n’y a pas non plus aussi conservateur qu’un passionné lié à un sport en particulier et qui ne se retrouve pas forcément dans ce nouveau séquençage imposé. L’amateur aime aussi déguster longtemps devant son poste de télévision. La réforme envisagée de la Coupe Davis, avec un passage à des matches au meilleur des trois manches au lieu de cinq pour fluidifier le week-end, a ainsi suscité l’ire des accros de l’épreuve sur les réseaux sociaux au point –conséquence?– qu’un vote organisé à ce sujet au sein de la Fédération internationale de tennis a tourné à un fiasco pour les tenants de la réforme: retoquée!
Il y a quelques jours, lors du dernier tour du British Open de golf, tandis que Jordan Spieth et Matt Kuchar, en lutte pour la victoire venaient d’être avertis par le juge-arbitre qu’ils étaient trop lents dans leur progression, le spectacle a justement basculé dans une dimension historique lors d’une séquence de trente minutes où il ne s’est rien passé au niveau du jeu, mais qui restera dans les annales. Trente minutes pendant lesquelles Spieth a pu croire qu’il avait perdu le tournoi en s’étant égaré au-delà d’une butte avant de finir l’épreuve en vainqueur nanti de ce souvenir inoubliable.
Et paradoxe: toute sa vie, Usain Bolt a passé son temps à défier le chronomètre, mais il a toujours pris soin de le prendre pour partager et mettre en scène ses triomphes une fois la ligne franchie dans des tours d’honneur aussi joyeux qu’interminables. Le temps, comme l’improvisation, n’est pas toujours l’ennemi du champion, du téléspectateur et du sport en général.