Culture

Le couple mixte est-il encore tabou à Hollywood?

Temps de lecture : 9 min

Une poignée de films et de séries télé pourrait laisser croire à la fin d'un tabou et de préjugés aussi vieux que le cinéma hollywoodien lui-même. Mais le couple mixte, au cœur des tensions raciales qui empoisonnent l'Amérique, n'est pas un sujet si naturel et normalisé.

Extrait du film «Loving» de Jeff Nichols
Extrait du film «Loving» de Jeff Nichols

C’est une info qui, en France, n’a intéressé que la presse people. Normal. L’histoire est classique: l’acteur Jesse Williams de la série Grey’s Anatomy, en instance de divorce avec celle qui a partagé sa vie pendant treize ans, aurait retrouvé l’amour auprès de Minka Kelly, actrice révélée par la série Friday Night Lights. Aux États-Unis, néanmoins, ce n’est pas tout à fait le même genre de presse qui s’est intéressée à l’affaire.

En s’appuyant sur une vague de tweets, les très politisés The Daily Beast ou The Root soulèvent en effet «un angle» qui avait échappé à Voici, Gala et les autres: Jesse Williams est noir et Minka Kelly est blanche –ce qui est loin d’être anecdotique. Car l’histoire en rappelle une autre, pas beaucoup plus ancienne: celle de l’annonce de la relation entre la chanteuse FKA Twigs avec l’acteur de Twilight, Robert Pattinson.

L’angle est simple: un couple mixte, en Amérique, en 2017, heurte. Vous avez d’un côté des femmes noires se sentant trahies par des hommes, semble-t-il avides de respectabilité, qui leur préfèrent des femmes blanches (une longue «tradition» qui va de Kanye West à Harry Belafonte, de Michael Jordan à Taye Diggs, de Quincy Jones à Tiger Woods et maintenant Jesse Williams). De l’autre, vous avez des hommes et femmes blanches ouvertement racistes qui n’hésitent pas à invectiver avec les pires insultes et commentaires.

Une Amérique un peu plus métisse

Si l’élection de Barack Obama en 2008 a pu laisser croire que les vieux démons de l’Amérique ségrégationnistes avaient cédé leur place à une Amérique métissée «ébène et ivoire vivant ensemble en parfaite harmonie», les dizaines de tweets accusant Williams de «laisser tomber les femmes noires» et ceux traitant FKA Twigs de «singe» montrent qu’il n’y a pas forcément besoin de policiers blancs brutalisant ou assassinant de jeunes noirs ou l’élection d’un Président ouvertement raciste pour allumer le feu des tensions raciales en Amérique. Un titre de la presse people suffit.

Car, malgré des statistiques encourageantes –le chiffre des mariages mixtes avec un(e) noir(e) a presque triplé de 5 à 18% entre 1980 et 2017–, le sujet est encore sensible. Et cela ce traduit aussi sur les écrans, au cinéma ou à la télé, même si on aimerait voir Hollywood comme un haut lieu du progressisme en Amérique. Un éditorialiste du Washington Post écrivait encore récemment à quel point il avait été déçu par Flight, «le peu convaincant portrait de l’aventure extra-conjugale de Denzel Washington avec… une femme blanche.»

Ce n’est qu’en 1956 que la clause dite de «miscégénation» est supprimée du Code de Production (dit «Code Hays», du nom de son créateur) régissant les films hollywoodiens. Interdisant depuis 1934 de montrer «les relations sexuelles entre les races blanches et noires», la règlementation doit alors refléter les lois de trente États où le mariage mixte est encore interdit.

Naissance d'un message de haine

La clause n'est en fait qu'une formalité pour des temps marqués par le retour au puritanisme. Car avant elle, Hollywood (et l’Amérique en général) ne s’embêtait pas de tant de rigueur législative pour signifier son dégoût du couple mixte. En 1915, le grand final de Naissance d’une Nation montrait ainsi le héros Ben Cameron, membre du Klu Klux Klan, sauver de justesse Elsie Stoneman (incarnée par Lilian Gish) des mains du métis Silas Lynch (joué par George Siegmann avec une blackface) s’apprêtant à la violer. Quelques minutes plus tôt, on y voyait un autre noir, Gus, poursuivre pour la violer la jeune fille d’un aristocrate qui finissait par se jeter dans le vide pour échapper à son sort.

L’auteur de la pièce dont le film est adapté, Thomas Dixon, un pasteur du sud obnubilé par la pureté de la race, avait ainsi déclaré à un journaliste que le but de sa pièce était «de créer un sentiment de répulsion chez les blancs, et en particulier les femmes blanches, pour les hommes de couleur». Son désir était «d’empêcher le mélange des sangs blancs et noirs par le mariage mixte».

Le message avait, pour lui, d’être sans ambiguïté –contrairement aux grands divertissements qui ont inondé les écrans jusque dans les années 1950 avec leur obsession pour... les grands singes. Panique sur la ville (1954), Bride of the Gorilla (1951), The Monster And The Girl (1941) jouaient ainsi sur les peur de la miscégénation, tout comme King Kong (1933), métaphore ultime de la peur des hommes blancs de perdre leurs femmes aux mains de «créatures» venues en Amérique enchaînées.

La mixité comme problème

Il faudra attendre 1967 pour que Devine qui vient dîner?, l’histoire d’une jeune fille blanche présentant pour la première fois à ses parents son fiancé noir (incarné par Sidney Poitier), fasse bouger les lignes à Hollywood. Sorti six mois à peine après le jugement Loving vs. Virginia de la Cour Suprême déclarant l’interdiction du mariage mixte inconstitutionnelle, le film de Stanley Kramer est en parfaite adéquation avec l'ère du temps et remporte les Oscars du meilleur scénario original et de la meilleure actrice après un immense succès au box-office. «Une histoire d’amour d’aujourd’hui», clamait alors la phrase d’accroche sur l’affiche.

Hollywood transforme donc la formule en machine à récompenses et à billets: l’amour plus fort que la couleur de peau devient une technique narrative parfaite pour des producteurs hollywoodiens en quête de grands messages progressistes à envoyer au monde. Jungle Fever (1991), Zebrahead (1992), Made in America (1993), Corrina Corrina (1994), Liberty Heights (1999), A l’ombre de la haine (2001), Save The Last Dance (2001), Loin du Paradis (2002), Collision (2008), Harcelés (2008), la liste est longue.

Rien que cette année, Loving et A United Kingdom, tous les deux basés sur des histoires vraies, sont sortis sur le sujet.

Mais derrière la bonne volonté affichée de ces films, les seuls vraiment à montrer des couples mixtes dans le cinéma hollywoodien, il y a un constat affligeant: la plupart parlent de la difficulté pour leurs personnages à vivre une histoire d’amour avec un homme ou un femme noire quand on est blanc(he). Comme si, peu importe le contexte, un couple mixte était un problème, un problème pour les voisins, pour les collègues, pour les amis, pour la police, pour la société. C’est toujours un problème.

Révolution en cours

Mais ces derniers mois, certaines choses semblent changer. On a vu apparaître récemment de timides histoires d’amour ne faisant jamais mention de la couleur de peau comme dans le film Netflix The Incredible Jessica James avec Jessica Williams et Chris O'Dowd. Dans Everything Everything, la difficulté à s’aimer pour Amandla Stenberg et Nick Robinson ne vient, par exemple, pas de la pigmentation de la peau de la jeune femme mais d’une maladie. L'actrice de 18 ans disait ainsi à Popsugar que ce qui lui avait plu dans le projet était «le fait que l’histoire porte sur un couple mixte, que c’était écrit comme ça, sans pour autant que ce soit un thème traité dans le film».

Et il y a bien sûr la très médiatique nouvelle romance de Peter Parker avec Liz Allan jouée par Laura Harrier dans Spider-Man: Homecoming. Elle le disait elle-même à LOVE Magazine: «Etre une femme de couleur et jouer le love interest dans un film comme ça, c’est très excitant». Comprendre: rare, très rare.

A la télé surtout, le sujet semble moins heurter. Dans The Walking Dead, Parenthood, Glee, The Flash et bien sûr l’ensemble du Shondaland, particulièrement Scandal, on a vu des histoires d’amour entre personnages blancs et noirs, sans que l’enjeu dramatique porte sur la couleur de peau. Mais tous ces beaux exemples, sous le voile du progressisme, ont une constante: l’homme reste blanc. Le tabou ultime, la peur de l’homme noir, elle, n’est pas totalement oubliée.

Déjà, au temps de la clause de miscégénation, des passe-droits étaient acceptés par la censure pour montrer des couples mixtes, mais ils ne concernait que la femme noire. Il était alors question de personnages à la peau claire pouvant être incarnée par des actrices blanches. Dans l’adaptation de 1936 de la très populaire comédie musicale Show Boat, dans laquelle la femme du héros se révèle être à moitié noire, il faut ainsi que cette dernière soit incarnée par l’actrice blanche Helen Morgan pour passer la censure. Idem avec la version de 1951 dans laquelle le personnage est joué par Ava Gardner –malgré l’intense lobby de Lena Horne pour obtenir le rôle. Dans L’Héritage de la chair en 1949, l’histoire d’une noire à la peau très claire tombant amoureuse d’un médecin blanc, c’est la blanche Jeanne Crain qui obtiendra le rôle malgré le lobby de Lena Horne et Dorothy Dandridge.


«Ils ne veulent pas voir un homme noir avec leur femme»

Récemment, Kelly Lynch racontait une conversation qu’elle avait eu avec Denzel Washington avec qui elle a tourné Programmé pour tuer en 1995, un film réécrit au dernier moment pour supprimer une histoire d’amour entre elle et l’acteur:

«Je lui ai demandé pourquoi il ne croyait pas que l’homme qu’il jouait ne pouvait pas être attiré par moi. Après tout, ce n’était pas une histoire d’amour fleur bleue. C’était même plutôt très bien écrit et émouvant. Et il m’a dit: “tu sais quoi Kelly, je déteste le dire, mais les hommes blancs amènent des femmes au cinéma et ils ne veulent pas voir un homme noir avec leur femme”. J’étais là, incrédule, et il me dit que c’est la vérité, que c’est à quoi ressemble le public. Alors je lui demande ce qu’il pense de Bodyguard. Je lui dis qu'après tout, c’était un gros succès. Et là il me dit que c’est différent, que c’est un homme blanc.»

À l’époque, 63% des Américains non-noirs déclaraient dans un sondage qu’ils s’opposeraient à un membre de leur famille souhaitant épouser un(e) noir(e). Mais dix ans plus tard, la situation n’avaient pas beaucoup changé. Le studio Columbia refusait alors à Will Smith de jouer face à Cameron Diaz dans Hitch, laissant à Eva Mendes, d’origine cubaine, le rôle du compromis issue d’une minorité «visible», toujours plus satisfaisant qu’une femme blanche.

«Il y une sorte de mythe accepté par tous que si vous avez deux acteurs noirs, un homme et une femme, dans les rôles principaux d’une comédie romantique, les gens autour du monde ne voudront pas le voir. On a dépensé à peu près 50 millions de dollars pour faire ce film et le studio pensait que ça ne pouvait donc pas passer compte tenu de leur investissement. Alors on a eu l’idée d’un acteur noir et d’une actrice blanche qui pourrait marcher dans le monde entier. Mais là c’est un problème aux États-Unis», déclarait alors l’acteur au Birmingham Post en 2005 pendant la promo du film.

Briser les tabous

Aujourd’hui encore, trouver un homme noir en couple avec une femme blanche au cinéma ou à la télé, sans que toute l’intrigue tourne autour de ça, reste un exercice périlleux. On en trouve bien sûr –dans Happy Endings ou Grey’s Anatomy (avec, justement, Jesse Williams) à la télé et Diversion au cinéma par exemple– mais les doigts d'une main vous suffiraient pour en faire l'inventaire complet.

Après tout, un des plus gros succès de l’année est un film dans lequel ce genre de relations tourne vraiment, vraiment très mal. Cinquante ans tout juste après Devine qui vient dîner?, le constat de Get Out, dont la prémisse est exactement similaire au film avec Sidney Poitier, ne va en effet pas dans le sens d’une histoire qu’on aimerait aller voir de l’avant.

Le film de Jordan Peele, un homme noir, lui-même dans la vie un enfant de couple mixte et lui-même en couple avec une femme blanche, ne fait pas un constat très optimiste de l’Amérique en 2017. Son héros, incarné par Daniel Kaluuya, a en effet beau être accueilli par ses beaux-parents blancs avec un «si j’avais pu, j’aurais voté une troisième fois pour Obama», la suite de son séjour ne va pas aussi bien se terminer que celui de Sidney Poitier. Derrière les beaux visages souriants de l’Amérique blanche et libérale ou ceux des beaux communiqués de presse annonçant fièrement le casting d’acteurs «plus divers» dans des superproductions, il y a encore des préjugés tenaces.

Pour une véritable révolution, pour une véritable fin du tabou du couple mixte, il faudrait que les studios osent, par exemple, sexualiser Finn et en faire plus qu’un sidekick sympa dans la nouvelle trilogie Star Wars. Il faudrait qu’ils osent remplacer un Peter Parker éternellement blanc par le métis Miles Morales (officiellement le nouveau Spider-Man dans les comic-books depuis 2009). Il faudrait qu’ils osent offrir à Michael B. Jordan, Chadwick Boseman ou John Boyega des premiers rôles qui ne soient pas uniquement des personnages célèbres ou liés à un contexte «urbain».

Il faudrait que, de temps en temps, ces jeunes acteurs puissent aussi tomber amoureux, à l’écran, de Rooney Mara, Emma Stone ou Jennifer Lawrence dans des histoires où ils sauveraient le monde sans que le vilain ne soit un troll raciste les aspergeant de sa haine et de ses préjugés liés à une pigmentation de peau trop foncée.

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