Inspiré notamment par les affaires ayant secoué la campagne électorale ainsi que par les propositions du président du MoDem François Bayrou, le projet de loi pour la confiance dans la vie publique est arrivé en séance publique, lundi 24 juillet, à l'Assemblée nationale, après avoir été voté en première lecture par le Sénat. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet a estimé devant les députés qu'une partie des réformes, traitant du lien entre parlementaires et argent, «semble [...] renvoyer [à la question] plus large du rôle du Parlement et des parlementaires ainsi que de leur rapport au territoire au sein duquel ils sont élus». Une question qui sous-tend en filigrane l'ensemble des débats sur ce texte emblématique du début du quinquennat.
Outre un mic-mac –rapidement réparé par une seconde délibération– sur les emplois familiaux, les sénateurs avaient longuement débattu de problèmes d'argent, notamment les indemnités de frais de mandat (IRFM) et la réserve parlementaire. Le système de la réserve, apparu il y a plusieurs dizaines d’années, est devenu de plus en plus transparent grâce notamment au combat d’Hervé Lebreton, professeur de mathématiques du Lot-et-Garonne. Il consiste à débloquer, au moment de la discussion budgétaire, des crédits qui sont ensuite distribués par les parlementaires –et les ministres– à des associations ou des communes. La réserve représente 80 millions d’euros à l’Assemblée nationale et un peu plus de 50 millions d’euros au Sénat. On peut y ajouter une réserve ministérielle, qui n’est pas complètement transparente, de l’ordre de 5 millions d’euros minimum pour le ministère de l'Intérieur.
Selon le gouvernement, la réserve doit être supprimée pour le symbole. Ce système est vu par le Groupe d'États contre la corruption (Greco), une instance du Conseil de l'Europe, comme une source possible de corruption. La réserve «est longtemps restée une source de financements opaque et inconnue du grand public voire de bon nombre de parlementaires eux-mêmes, et qui ne reposerait sur aucune base légale», constatait-il en 2013. La loi votée cette année-là, qui impose la transparence sur son attribution, «a finalement donné une existence légale et un cadre juridique certainement imparfait à une pratique qui aurait clairement dû disparaître», ajoutait-il. Bien sûr, ce n’est pas l’avis de tous les parlementaires.
«Autonomie» et «marge de manœuvre»
Leur première excuse pour conserver les crédits de la réserve: l'argent. Tout cela représente une proportion non négligeable du budget de petites communes et d'associations, qui peut être attribuée par un élu au contact quotidien avec la population –au point de devenir parfois la super-assistante sociale d'un territoire, là où il est théoriquement le représentant de la nation entière.
Pour compenser cette perte, les sénateurs avaient imaginé un fonds similaire auquel les parlementaires seraient associés. En commission, les députés LREM se sont contentés d’une promesse du gouvernement d’une réattribution de ces crédits au moment de la discussion budgétaire. «Si cet argent est supprimé pour désendetter le pays, autant laisser la réserve! Mais les députés LREM ne répondent pas encore à cette question, nous explique Ugo Bernalicis, député France insoumise du Nord. L’alternative serait de dire qu'on augmente les dotations aux collectivités locales et qu'on oblige à une part de budget participatif.» Lundi, le rapporteur de la commission des finances a défendu en séance la création, en loi de finances, d'une dotation reprenant les crédits des réserves et les distribuant aux communes et associations.
Autre argument, le fait que les parlementaires votent le budget mais n’aient pas le droit d’en distribuer une partie. «Nous devons continuer à disposer d’une certaine autonomie et d’une certaine marge de manœuvre, car nous votons le budget de l’État et celui de la Sécurité sociale», expliquait ainsi Marc Laménie, sénateur LR des Ardennes, en défense de la réserve. «Il n’est pas inintéressant, pour nous, de pouvoir vérifier sur le terrain comment sont répartis par le préfet les crédits que nous avons votés», renchérissait Eric Doligé, sénateur LR du Loiret. Une conception originale de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif.
C’est ainsi que sénateurs puis députés de tout bord ont exprimé leur souhait de participer largement à une commission de distribution de la dotation d'équipement des territoires ruraux, dont la répartition est assurée par le préfet. D’ailleurs, Philippe Dominati, sénateur LR de Paris, se veut rassurant: «Lorsque j’ai utilisé ma réserve parlementaire, je l’ai fait pour faire gagner du temps à l’exécutif.» En effet, il estime diriger de meilleure manière les subventions que les préfets. «Si, au motif que nous votons le budget de l’État, nous devons siéger dans toutes les commissions qui prennent des décisions en matière d’attribution d’argent public, nous y passerons toutes nos journées!», s’est amusé, en réponse à ces inquiétudes, François Patriat, sénateur LREM de la Côte-d’Or. Pour les parlementaires des départements ruraux, le message important dans ces débats est de montrer qu’ils continuent à prendre soin des petites communes.
Les récentes élections législatives leur fournissent un exemple supplémentaire. «Si le clientélisme était si répandu, les partis traditionnels auraient gardé leur majorité et les candidats En Marche! n'auraient pas été élus si nombreux», croit savoir Pierre-Henri Dumont, député LR du Pas-de-Calais. C'est que la pratique n'a pas été si honnête que ça. On a vu des députés arroser leur mairie. On a vu des présidents de métropole utiliser leur réserve de sénateurs pour fortifier leur majorité. On a vu également des sénateurs verser des fonds à l’association dont leur femme était présidente… «En allouant 200.000 euros à la construction d'une crèche, on fait sans doute plaisir au maire, mais surtout, on contribue à l'aménagement du territoire», veut rassurer Aurélien Pradié, député LR du Lot. «Devrait-on revenir là-dessus sous prétexte qu’il y aurait des abus ici où là?», s’interroge Pierre-Yves Collombat, sénateur radical du Var. L’argument massue en faveur de l’absence de dérive: la transparence. Puisque tout est transparent, il ne peut y avoir de problème.
«Sans transparence, impossible de construire la confiance»
Les parlementaires ont eu une autre occasion de parler d’argent lors des débats: au sujet de leur indemnisation. Pour l’instant, celle-ci s'inscrit dans une enveloppe qu’ils peuvent utiliser comme ils le souhaitent. Tant et si bien que certains, comme Jean-Luc Mélenchon ou Pascal Terrasse, ont acheté des biens immobiliers avec. D'autres l’ont utilisée pour payer leurs vacances. Maryse Joissains a utilisé ses indemnités pour financer sa campagne électorale! Ce manque de transparence a été également l’objet des inquiétudes du Greco quant à la corruption. Pour l’instant, la transparence de ces dépenses n’a pas été votée, alors qu'elle existe dans d’autres pays européens. Seul un contrôle partiel des assemblées aura lieu, en fonction du règlement de celles-ci. L’association Regards Citoyens, qui a lancé une campagne en faveur de la transparence de l’utilisation de ces frais, a publié les relevés de cinq anciens députés et deux députés réélus. «Sans transparence, impossible de construire la confiance», conclut l'association.
Avoir des frais transparents, c’est risquer selon Alain Tourret, député LREM du Calvados, d’être obligé de manger au McDo. Les citoyens n'apprécieraient pas de voir qu'un parlementaire dîne dans un trois étoiles et le renverraient au fast-food. Ce député a vécu la transparence de son IRFM: des mails apparaissant dans les MacronLeaks montraient qu’ils utilisait son IRFM pour ses voyages ou une télévision. Il a annoncé ensuite le remboursement à sa charge de ces frais.
D'autres utilisations ne seraient plus possible selon Sébastien Huyghe, député LR du Nord, qui détaille des dépenses originales comme «la chambre d'hôtel que l'on réserve pour une femme qui dort depuis huit jours dans sa voiture alors qu'aucune aide d'urgence n'est mobilisable» ou encore le «panier de la ménagère que l'on remplit parce qu'une famille ne peut pas nourrir les enfants pour le dîner». Loin des dépenses habituelles d’une indemnité de représentation… Philippe Gosselin, député LR de la Manche, s’inquiète de son côté pour la comptabilité. Comment justifier de ses frais dépensés lors d’une kermesse ou une tombola, où les tickets de caisse n’existent pas: «Une usine à gaz!» Les millions de Français qui se font rembourser leurs frais professionnels contre justificatifs apprécieront, a tancé Lætitia Avia, député LREM de Paris.
Toujours revient le même argument: la réserve et les indemnités permettent aux parlementaires de rester accrochés à leur territoire. L'expression «élu hors-sol» a été utilisée une dizaine de fois lors des débats au Sénat et à l'Assemblée. «Aucun député ne pourra se prévaloir d'une plus-value liée à son action, à sa présence sur le terrain ou à sa connaissance des problématiques locales et à sa capacité à agir pour les traiter», se désole le député Sébastien Huygue. Avec la suppression de la réserve, s’inquiète Paul Molac, député LREM du Morbihan, «comment alors le parlementaire rencontrera-t-il des vrais gens, avec des problèmes réels, des besoins et des attentes?» Selon lui, distribuer de l’argent public est «un des moyens» pour «garder le lien avec les citoyens, avec leurs besoins et attentes qui sont différents selon territoires». Une argumentation qui ne tient pas selon Aurore Bergé, primo-députée LREM des Yvelines:
«La réserve parlementaire est un outil politique pour montrer qu’on agit en faveur du territoire et concrètement; mais c'est un outil discrétionnaire. On peut imaginer plutôt aider les communes en les dirigeant vers des fonds européens. Le lien avec le territoire, on l'a avec le travail qu'on y fait, pas l'argent qu'on distribue.»
L’ironie de l’histoire, c’est que ces arguments ont été employé ensuite par la ministre de la Justice pour justifier le maintien de la réserve ministérielle. Ces fonds, de l’ordre de 6 millions d’euros pour leur part connue, sont distribués par des ministres arbitrairement. En 2016, par exemple, les montants les plus importants sont allés à la circonscription de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur à l’époque, et à son département de la Manche. Un système tout autant discrétionnaire et clientéliste que la ministre de la Justice, puis la rapporteure du texte Yael Braun-Pivet, ont défendu en disant que son attribution est transparente (au moins pour le ministère de l'Intérieur) et que le montant total est faible. Cet échange au Sénat où la ministre répond à Philippe Bas, président de la commission des lois, illustre le double discours de la Garde des sceaux, la seule différence entre les deux pratiques étant qu'il est plus concevable qu'un ministère distribue des subventions:
«Premièrement, la réserve ministérielle sert à subventionner des dossiers d’investissement des collectivités locales qui sont liés à des dépenses exceptionnelles. Elle est donc très utile.
–Comme la réserve parlementaire!
–Deuxièmement, son montant est très modeste: 5 millions d’euros. Troisièmement, cela relève de la procédure budgétaire de droit commun.
–Comme la réserve parlementaire!
–Quatrièmement, à titre principal, ces crédits sont inscrits dans le projet de loi de finances au sein de la mission “Relations avec les collectivités territoriales”, dans le programme 122 “Concours spécifiques et administration”.
–Comme la réserve parlementaire!
–Cinquièmement, et enfin, la procédure d’instruction est claire et suit des règles qui sont fixées par le décret du 16 décembre 1999 relatif aux subventions de l’État pour les projets d’investissement.
–Comme la réserve parlementaire!»
«Un texte clairement anti-parlementariste»
«Le projet de loi propose des dispositions contre les parlementaires mais qui ne s’étendent pas au gouvernement, s’agace Ugo Bernalicis. Le gouvernement veut une réforme à minima parce que c’est avant tout une stratégie de communication.» Un constat partagé par Arnaud Viala, député LR de l'Aveyron: «Le texte est clairement anti-parlementariste dans son périmètre, nous explique-t-il. C'est une réaction épidermique et insuffisamment réfléchie aux affaires.» Concernant la réserve ministérielle, Paula Forteza, député LREM des Français de l'étranger, a annoncé lundi soir le souhait du groupe majoritaire de la supprimer, suppression confirmée par la ministre de la Justice sous des vivats venus de tous les bancs. Quant à l'argument de la réforme à minima, Aurore Bergé, contactée par Slate.fr, rappelle que ces deux textes étudiés s'accompagnent d'une troisième loi à la rentrée pour réformer la Constitution, qui devrait notamment reprendre les différentes annonces d'Emmanuel Macron devant le Congrès.
Ces différents arguments cachent une inquiétude chez ces nouveaux et anciens élus. Quel rôle doit avoir un parlementaire, quand les différentes réformes (limitation du cumul, réduction annoncée du nombre de parlementaires...) lui imposent de se concentrer de plus en plus sur son mandat? En commission, Manuel Valls, député apparenté LREM de l’Essonne, a résumé le débat:
«Qu’est-ce aujourd’hui qu’être député? Quelle est sa mission, qu’il s’agisse de contrôler l’exécutif, de voter et d’évaluer la loi mais aussi de représenter les territoires? Faute de mener cette réflexion, le texte que nous allons voter risque d’être pour partie remis en cause dans les années qui viennent, soit par l’évolution constitutionnelle, soit par la réalité des pratiques, soit encore parce que l’Assemblée nationale comptera beaucoup moins de députés.»
Certains députés tentent de ne pas perdre leur lien avec les électeurs et leurs donnent des gages. Aurore Bergé s'engage à publier l'ensemble de ses rencontres avec des lobbyistes. «L'absence de transparence crée le soupçon, explique-t-elle. Les électeurs veulent savoir si les décisions qu’on prend sont motivées par un point de vue politique ou par des sollicitations d’intérêt privés. Il y a beaucoup de comportements qui ne passeront pas par la loi mais par les pratiques qu’on va instituer.» Elle va également mettre en place une permanence tournante pour rencontrer les élus et électeurs de sa circonscription.
Les députés de la France Insoumise investissent eux Internet pour discuter avec leurs administrés. Julien Dive, député LR de l’Aisne, a de son côté mis en place un conseil de circonscription où certains électeurs se réunissent pour discuter avec l’élu des projets de loi prévus. Dans la même veine, Arnaud Viala organise des petites commission sur les projets législatifs annoncés: «Pour chaque sujet, je rassemble des spécialistes, des personnes de la circonscription intéressées par le projet de loi. Pour les premières lois de cette législature, je n'ai pas eu le temps.» La faute à la procédure d'urgence activée par le gouvernement.