Culture / Société

Dunkerque et les Français: petite leçon d’histoire à destination de Christopher Nolan

Temps de lecture : 8 min

Acclamé par la presse anglo-saxonne, le nouveau film du réalisateur de «Interstellar» fait face à une petite polémique en France. Car bien que salué pour son esthétisme et l’expérience immersive qu’il fait vivre aux spectateurs, «Dunkerque» divise quant à l’importance qu’il donne aux soldats français au cours de l’opération Dynamo, sous-représentés par rapport à la réalité historique.

Tommy (Fionn Whitehead) dans «Dunkerque». © Warner Bros
Tommy (Fionn Whitehead) dans «Dunkerque». © Warner Bros

Christopher Nolan nous avait habitués à des scénarios alambiqués, entre variations de mémoire et dimensions parallèles, si bien que l’on se demandait à chacun de ses films si l’on avait bien tout compris en sortant de la salle. Avec Dunkerque, le réalisateur anglo-américain change de registre pour nous surprendre sur un terrain où on ne l’attendait pas: l’Histoire et la guerre.

Car au lieu de plonger Leonardo DiCaprio dans un rêve ou d’envoyer Matthew McConaughey dans l’espace, le nouveau film du réalisateur américain relate le déroulement de l’opération Dynamo, un moment clé de la Seconde Guerre mondiale souvent tenu à l’écart des manuels d’histoire français.

En mai 1940, les troupes alliées sont en pleine déroute face à l’armée allemande et se retrouvent bloquées entre les soldats du Reich et la mer du Nord dans la poche de Dunkerque. Le seul espoir pour ces 400.000 soldats, pris au piège et à la merci des tirs ennemis, est de rejoindre l’Angleterre, dont les côtes ne se trouvent «qu’à» quarante kilomètre de la plage et du port de Dunkerque. Du 26 mai au 4 juin 1940, l’opération Dynamo se met en place dans le but d’évacuer par bateau un maximum de soldats et ainsi éviter leur capture par l’armée allemande. Alors que Winston Churchill espérait récupérer au mieux 40.000 hommes, l’opération miraculeuse de Dunkerque permet d’en évacuer plus de 330.000. Un pitch royal pour Nolan et son joli budget de 200 millions de dollars.

Comment en est-on arrivé là?

Christopher Nolan le dit lui-même: il a moins voulu faire un film de guerre qu’un film de survie. Mais comment ces soldats alliés, Britanniques en majorité, mais aussi Français, Belges et Néerlandais se sont-ils retrouvés pris dans cette nasse?

Le 10 mai 1940, après neuf mois d’attente, les Allemands passent à l’offensive à l’Ouest et attaquent en Hollande, en Belgique et en France. Pensant assister à une redite du plan Schlieffen de 1914, Français et Britanniques se précipitent en Belgique. Mais pendant qu’ils effectuent cette manœuvre classique, les Allemands font passer plusieurs divisions blindées par un massif jugé infranchissable par les Alliés: les Ardennes, au sud-est de la Belgique. La suite est bien connue: c’est la sortie victorieuse des Allemands, la déroute à Sedan (encore!) puis le Sichelschnitt, le «coup de faucille», la course à la mer des divisions blindées allemandes qui prend tout le monde de cours. Il faudra toute la ruse d’un Guderian, le commandant des troupes allemandes, pour continuer sa poussée en contrevenant aux ordres qui lui demandent de rester sur place. Car devant lui, c’est le désert et la panique. Tant et si bien que le 20 mai, les troupes allemandes ont atteint la mer: le corps expéditionnaire britannique (le BEF, commandé par Lord Gort) est littéralement pris au piège avec plusieurs corps d’armées français.

Ce même jour, les autorités britanniques ont déjà décidé d’évacuer le BEF: les discussions de Churchill avec le général français Gamelin et de Lord Gort avec le général Billotte ont stupéfait les Anglais. Ils ont appris que les Français ne disposent plus de la moindre réserve stratégique et que l’encerclement des troupes en Belgique ne peut être rompu. Le général Weygand –très anglophobe– qui a remplacé Gamelin comme commandant en chef des armées françaises, a décidé d’ajourner une contre-offensive de trois jours pour réorganiser ses forces, ou ce qu’il en reste. Le Royaume-Uni risque d’être tout bonnement privé d’armée!

C’est alors que s’organise, avec les moyens du bord, l’opération au cœur du film de Christopher Nolan: l’évacuation des troupes britanniques de la poche de Dunkerque, qui se réduit comme peau de chagrin à partir du 24 mai 1940, tandis qu’à la frontière belge, autour de Lille, les combats font rage.

Des soldats Alliés font la queue sur la plage de Dunkerque en attendant de pouvoir embarquer, pendant l'opération Dynamo. Historyweb.fr

Où sont passés les Français?

À partir de ce sauvetage qui paraissait voué à l’échec, Nolan dépeint le récit d’une course contre la mort en suivant trois groupes de personnages dans trois espaces-temps différents.

Il y a d’abord les jeunes soldats britanniques, bloqués sur la plage durant une semaine, qui vont lutter pour embarquer sur un bateau et rentrer chez eux sains et saufs. En mer, les passagers d’un little ship britannique vont répondre à l’appel de mobilisation et traverser la Manche pour secourir les soldats coincés à Dunkerque. Leur voyage durera une journée. On suit enfin deux pilotes de la Royal Air Force, qui vont tenter une heure durant de protéger depuis les airs les navires chargés de soldats attaqués par l’aviation et les torpilles sous-marines allemandes.

Alors qu’à la fin du film, tous les morceaux de la chronologie éclatée de Nolan s’assemblent, une question subsiste malgré la beauté de ce dont on vient d’être témoin: mais où sont donc passés les Français?

Nulle part. Et pourtant, ils sont des dizaines de milliers à lutter pied à pied autour de Dunkerque pour protéger l'évacuation:

«40.000 Français ont mené une résistance acharnée contre 160.000 Allemands pour protéger le périmètre et permettre aux Britanniques d’évacuer. Ils se sont sacrifiés», explique Dominique Lormier, historien spécialiste de la période et auteur de La Bataille de Dunkerque.

Le spectre des Français plane cependant sur le film. Il y a le capitaine Winnant, du corps expéditionnaire britannique, qui affirme que «l’arrière-garde tient, les Français la protège» et le commandant Bolton, qui n’embarque pas et reste «pour aider les Français». Puis ce groupe de soldats français qui se présente pour monter à bord d’un navire et qui se fait violemment chasser par les Britanniques, qui se réservent le maximum de places. Plusieurs clins-d’oeil de Nolan à l’implication, pas assez saluée, des Français dans l’opération.

Mais il lui a été reproché à de multiples reprises que Dunkerque ne montre quasiment pas les Français qui ont défendu la ville pendant toute l’opération. Le seul d’entre-eux que l’on voit fait une apparition d’une vingtaine de secondes et semble assez antipathique, gratifiant Tommy, l'un des soldats britanniques que Nolan suit sur la plage, d’un sarcastique: «Allez l’Anglais, bon voyage!». On suit aussi Gibson, qui s’avère être un soldat français ayant volé un uniforme britannique pour avoir une chance de s’en sortir et de quitter les lieux. Lorsqu’il est découvert, il est perçu comme un pleutre par ses camarades, qui essayent de le sacrifier pour s’en sortir.

Un choix de réalisation

Mais Christopher Nolan est cinéaste et filmer, c’est choisir son sujet –et son cadrage. Et le réalisateur a fait le choix de la survie immersive. On peut regretter, sur le plan historique, que rien ne nous soit montré du bombardement de la ville par les Allemands. Et encore moins des combats qui font rage pour protéger le port et les plages afin que cette opération d’évacuation se déroule aussi bien que possible. C'eût été l’occasion –hélas manquée– de rappeler aux spectateurs américains que les Français ne sont pas franchement en 1940 les fameux cheese-eating surrender monkeys qu’ils aiment tant. Car en 1940, 60.000 soldats français meurent en six semaines, 123.000 sont blessés et 2 millions sont faits prisonniers. Sans parler des 21.000 morts civils. Un bilan supérieur aux pires mois de la bataille de Verdun, qui fit 163.000 morts français en un peu moins de dix mois.

De ces hommes qui ont défendu la poche de Dunkerque, des 18.000 morts, des 35.000 soldats qui vont partir pour quatre ans de captivité, de ceux qui ont tenu Lille jusqu’à la dernière cartouche, il n’est pas ou très peu question dans le film de Nolan. Cela s’explique largement par son choix de se focaliser sur l’évacuation même.

Christopher Nolan et Kenneth Branagh (le commandant Bolton) sur le tournage de Dunkerque. © Warner Bros

Une plage anglaise

Mais alors que dire de la manière dont il la traite? Car ce sont près de 340.000 soldats qui ont été évacués et plus d’un millier de navires ont pris part à cette opération, dont beaucoup de navires civils, avec à bord des volontaires, comme le montre le film. Mais parmi tous ces soldats, environ 130.000 étaient Français, soit 39% des évacués. Où sont-ils? Ni sur les plages, ni dans les navires, ni même en Angleterre à la fin du film, à part les rares exceptions mentionnées ci-dessus. C’est tout de même fâcheux. Certes, l’évacuation des Français a démarré après –mais ils furent les derniers évacués et près de 50.000 les deux derniers jours.

De la même manière, il n’est nulle part fait mention de la participation navale des Français à l’effort d’embarquement, qui débute le 29 mai et auquel 300 navires français participent. Les pertes sont pourtant là pour montrer qu’elle n’eut rien de symbolique. Trois destroyers français furent ainsi envoyés par le fond, sans parler des navires auxiliaires.

Pour donner un peu de profondeur historique à l’effort des Britanniques, on estime que les petites embarcations civiles ont contribué à l’évacuation de 10% seulement des soldats pris au piège. Une vision de l’événement très anglo-saxonne, donc, bien que Christopher Nolan ait insisté sur le fait qu’il était important pour lui de rendre hommage à l’héroïsme des Français:

«À la fin du film, un personnage prend une décision [il s’agit du commandant Bolton, qui n’embarque pas et reste pour aider les Français] qui était très importante à mes yeux pour saluer l'héroïsme des troupes françaises. Sans elles, les forces britanniques n'auraient jamais pu s'échapper de Dunkerque et il est important que nous, Anglais, intégrions davantage ce point dans notre récit national.»

«On ne gagne pas des guerres avec des évacuations», comme Churchill le dit à ses compatriotes une fois l’opération Dynamo terminée. D’autant que si 200.000 soldats britanniques ont pu regagner l’Angleterre, ils sont rentrés les mains vides, abandonnant derrière eux près de 2.500 pièces d’artillerie, 65.000 véhicules dont de nombreux blindés, 450.000 tonnes d’approvisionnement et de munitions et 150.000 tonnes de carburant. Un désastre. La Grande-Bretagne n’a plus d’armée digne de ce nom. Mais elle possède le meilleur fossé antichar du monde –la Manche– et son aviation se reconstitue. Pour elle, la prochaine bataille se déroulera dans le ciel, à l’été 1940, avec le Blitz.

Le triste sort des évacués français

Et quid des Français évacués? Ils sont bien accueillis par les Britanniques, qui les logent dans des camps de fortune. Mais malheureusement, les nouvelles sont de moins en moins bonnes. Le gouvernement britannique, à la demande du gouvernement français, aide au rembarquement de ces soldats vers la France, proposant à ceux qui le souhaitent de rester, voire de s’engager dans l’armée ou la marine. Mais la plupart veulent rentrer en France, pour poursuivre la lutte ou pour revoir les leurs. Pour nombre d’entre eux, ce sera finalement la capture et les camps de prisonniers.

De Gaulle tentera bien, en vain, de rallier ceux qui n’ont pas rembarqué lorsqu’il arrive à Londres, mais Pétain a déjà prononcé son honteux discours. Pour tout le monde, la guerre est terminée.

Ca n’est pas chez les évacués de Dunkerque que de Gaulle va trouver ses premières recrues, mais chez ceux de Narvik, dont deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, 200 chasseurs alpins et une compagnie de chars. Deux ans plus tard, ce sont eux qui formeront le noyau de la 1e Brigade française libre, également composée de Centrafricains, de Kanaks, de Caldoches, de Tahitiens, d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, qui sauvera l’armée britannique du désastre en Libye en tenant tête aux troupes de Rommel, à un contre dix, à Bir Hakeim pendant deux semaines.

Si Christopher Nolan cherche vraiment un sujet pour parler du courage des soldats français, d’où qu’ils viennent, le prochain est tout trouvé.

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