La Grande-Bretagne n'est plus tout à fait une île. C'est lorsque le trafic dans le tunnel sous la Manche est interrompu qu'on s'en aperçoit le plus. Qui aurait pu penser qu'un jour les Britanniques qui s'étaient tant opposés à son percement maudiraient le climat et les opérateurs de trains dès l'instant où les TGV ne pourraient plus y circuler. Qui aurait pu croire il y a seulement une vingtaine d'années, lorsqu'ils dénonçaient un projet qui allait trahir leur spécificité insulaire et bafouer leur héritage culturel, qu'ils en viendraient à regretter que ce lien fixe qui les rapproche du continent ne remplisse pas sa mission...
C'est pourtant la morale qu'on peut tirer de la mésaventure de milliers de passagers (dont une partie de Britanniques) victimes de la panne d'Eurostar, rendu incapable de relier Londres à Paris et Bruxelles à cause des conséquences du froid hivernal sur la motorisation électrique. Il est vrai que le Tunnel emprunté par ce train rapide a bouleversé les liaisons entre le Royaume-Uni et le reste de l'Europe, à commencer par la France et la Belgique mais aussi tous les autres pays grâce à la continuité des différents réseaux de chemin de fer.
La fin de l'insularité
Ce projet de lien fixe avait pourtant fort mal démarré. Les lobbies étaient nombreux qui avaient compris que «l'amarrage» du Royaume au continent européen n'étaient qu'une vague métaphore. Les nostalgiques d'une Angleterre conquérante, maîtresse des mers et des océans, farouchement jalouse de son superbe isolement, avaient déjà eu l'occasion de faire échec à de précédents projets. Le plus avancé, lancé en 1957 pour des travaux engagés en 1973, avait été abandonné dès 1975. Aussi, lorsque François Mitterrand et Margaret Thatcher, s'entendirent pour lancer un nouvel appel d'offres en 1984, les lobbies contre un quelconque lien fixe se firent entendre à nouveau. La rage, affirmaient-ils, allaient réapparaître! Mais bien que Margaret Thatcher n'y mit pas toute la bonne volonté souhaitable, refusant que l'argent public fut mis à contribution («not a penny», imposa-t-elle), le projet Eurotunnel fut malgré tout retenu.
L'apprentissage de l'Europe
Face à d'autres projets plus futuristes (un pont suspendu pour le trafic automobile et un tunnel ferroviaire, un ensemble de ponts et de tunnels entre des iles artificielles, des tunnels alternativement routiers et ferroviaires), le projet Eurotunnel avait été jugé le plus réaliste, mettant en œuvre des techniques éprouvées. Mais pour le financement, l'aventure était totale car on n'avait jamais vu de chantier d'infrastructure aussi pharaonique financé sur fonds privés, sans contribution publique. On connaît la suite: le montage imaginé déboucha sur un fiasco financier pour les petits porteurs, et le coût initialement avancé de 46 milliards de francs (environ 7 milliards d'euros) dérapa jusqu'à plus de 100 milliards (15 milliards d'euros).
Malgré tout, le projet lancé en 1987 aboutit sept ans plus tard. Après l'inauguration par la reine Elizabeth II et le président Mitterrand le 6 mai 1994, l'Eurostar effectuait sa première traversée en grandes pompes le 14 novembre suivant, alors que des navettes d'Eurotunnel, la société concessionnaire, entamaient leurs aller-retour pour transporter poids lourds et véhicules de tourisme. C'est alors que le Royaume Uni se découvrit, parfois malgré lui, plus européen qu'il ne l'aurait cru.
Des échanges britanniques plus tournés vers le Continent
En réalité, l'entrée en exploitation du tunnel accompagnait la mutation économique du pays, et notamment de son commerce extérieur. Jusque dans les années 1970/80, la majorité des échanges était réalisée avec ses anciens «dominions», colonies britanniques avec lesquelles la Grande-Bretagne conserva des relations commerciales étroites même après les indépendances. Les Etats-Unis entretenaient également des liens commerciaux historiques avec la Grande-Bretagne, qui regardaient donc l'Europe continentale d'assez loin. Mais l'émancipation de ses anciennes colonies obligèrent le Royaume-Uni à trouver de nouveaux débouchés et de nouveaux fournisseurs, de sorte que les trains et les navettes qui empruntaient le tunnel sous la Manche vinrent opportunément compléter l'offre maritime et aérienne déjà en place...
Dix ans près la mise en service du tunnel, le Royaume-Uni avait doublé ses importations d'Europe continentale. A tel point que le déficit de la balance commerciale du Royaume avec les autres pays de l'Union, de 7 milliards d'euros en 2000 d'après Eurostat, était passé à 47 milliards en 2004. Aujourd'hui, plus de 55% des échanges sont réalisés avec l'Europe continentale. Certes, le transport maritime joue toujours un très grand rôle dans les échanges britanniques. Mais le Tunnel a fortement contribué à cet essor, moins par le passage des trains de fret (entre 1,4 million et 2,8 millions de tonnes par an) que par celui des camions sur les navettes de 5 millions à près de 18 millions de tonnes en une douzaine d'années, avant que la crise ne frappe.
Plus de 100 millions de passagers pour l'Eurostar
Dans le trafic de passagers, l'évolution est encore plus probante. Alors que seulement 2,9 millions de voyageurs avaient emprunté l'Eurostar en 1995, ils sont maintenant plus de 8,5 millions à franchir le Channel chaque année dans les deux sens, soit près de trois fois plus en à peine plus de dix ans. Et si l'on ajoute les occupants des voitures particulières transportées par la navette (environ 8 millions de personnes par an), on est alors au-delà de 16 millions de passages par an — dont une petite moitié de Britanniques. La mise en service de la ligne à grande vitesse en Grande Bretagne et de la nouvelle gare de St Pancras International à Londres, en novembre 2007, a donné un coup de fouet au trafic de passagers. Les voyageurs d'affaires apprécient cette liaison rapide entre trois grandes capitales européennes (Londres et sa City, Paris, Bruxelles): leur nombre à bord de l'Eurostar augmente deux fois plus vite que l'ensemble des passagers. Et symbole de l'importance prise par ce TGV sous la Manche, le cap des 100 millions de voyageurs Eurostar a été franchi à la fin août 2009.
A quand une information à grande vitesse ?
Ces succès ne peuvent empêcher des pannes causées par des intempéries, bien que les conditions météo n'aient pas été d'un niveau catastrophiques dans la nuit du 18 au 19 décembre. On peut comprendre que la vitesse accroisse les contraintes auxquelles les trains sont confrontés. Dommage qu'il faille une immobilisation de plusieurs jours pour détecter la cause d'un problème qui aurait pu être anticipé, si telle est bien la raison.
Mais on notera de tout cela que, quels que soient les mauvais tours joués par l'hiver aux TGV, les trains sous la Manche sont devenus un lien dont les Européens ne peuvent plus se passer. Et les Britanniques, aujourd'hui, moins que les autres.
Gilles Bridier