Internautes, il est temps de vous réveiller et de demander votre part du gâteau à tous ces sites que vous rendez un peu plus riches chaque jour. Malgré ses ennuis récents, Yahoo pèse 2,8 milliards d'euros, et Google, qui ne lâchera pas le moindre centime à ses investisseurs et encore moins à vous, dispose de 15,4 milliards. Et il y a fort à parier qu'un jour Facebook amassera plus d'argent que ces deux géants réunis. Mais ces sites n'auraient jamais pu faire autant de bénéfices sans vos informations personnelles. Alors, on partage ?
Il faut se rendre à l'évidence, ces entreprises ne vous considèrent même pas comme des êtres humains. Pour elles vous n'êtes que des « utilisateurs » - sans doute le terme le plus laid et le plus déshumanisant de tout ce nouveau jargon Internet, puisqu'il renvoie à la consommation ou bien la manipulation de quelque chose de précieux, sans doute de manière addictive. Le Larousse donne du verbe « utiliser » les définitions suivantes : «Recourir à quelque chose, à quelqu'un pour un but, un usage... Tirer profit de quelqu'un ou de quelque chose ; exploiter. »
Mais notre « utilisation » du Web ce n'est pas grand chose après tout. Car peut-être que vous, très cher Internaute, vous servez du Web, mais au final, c'est plutôt lui qui se sert de vous. Vous êtes devenu ce « quelque chose » dont quelqu'un « tire profit ». Et le pire dans tout ça, c'est que vous le faites gratuitement.
La valeur de vos informations personnelles
On sait tous que notre comportement online est surveillé et analysé. Certains font des pieds et des mains afin de protéger leur vie privée, mais la majorité d'entre nous tolère cette intrusion. La plupart des sites Web ne se cache même pas de cette pratique, puisqu'ils en font mention dans leurs « conditions d'utilisation » (argh, encore ce mot !)certes en jargon légal incompréhensible, mais elle s'y trouve. Ce qu'ils ne vous disent pas, c'est quelle quantité de données ils collectent à votre propos exactement, ce qu'ils en tirent, et la valeur que représentent ces informations pour eux et leurs associés. La réponse à toutes ces questions tient en deux mots : un paquet.
Pour avoir un aperçu de l'ampleur des dégâts, si vous n'avez pas effacé votre historique de navigation depuis quelques temps, ouvrez-le. Dans la barre de recherche, tapez le nom de votre moteur habituel (« Google search », « Yahoo search », « Bing »). Je l'ai fait pour Google et je ne me rappelais pas avoir effectué autant de recherches aussi détaillées au cours des deux derniers mois. N'oublions pas que ce sont ces mêmes informations qui permettent à Google de faire son beurre en vous proposant des publicités ciblées, avec une précision dont peu d'autres entreprises sont capables. Comme l'a récemment déclaré son PDG Eric Schmidt,« Les annonceurs sont prêts à dépenser beaucoup d'argent pour cet hyper-ciblage. »
Il suffit d'écouter ce qu'ont à dire les cadres des grandes entreprises du Web lorsqu'ils assistent à des conférences sur l'industrie, puisque c'est en général à ce genre d'évènements qu'ils se montrent les plus loquaces. Lancez-les sur la valeur de vos données personnelles, et les voilà qui s'agitent, ne sachant par où commencer. Voici un extrait du discours exalté du vice-président de Yahoo s'adressant le mois dernier à ses investisseurs, et leur expliquant « ce qu'il y a de formidable » avec les utilisateurs de Yahoo :
A chacun de leur passage, ils laissent derrière eux une véritable empreinte virtuelle de leurs informations personnelles. Ils me disent ce qui les intéressent. Ils me disent ce sur quoi ils effectuent des recherches. Ils me disent quels genres d'articles ils lisent. Ils me disent s'ils ont déjà envie de s'occuper de leurs impôts de l'année prochaine. Ils me disent si telle ou telle destination les intéresse pour passer des vacances. Et caetera, et caetera. Et cette formidable empreinte, si précieuse, c'est l'utilisateur lui-même qui nous la fournit en naviguant sur Yahoo.
Et puis il y a aussi Tim Kendall « directeur de la monétisation » chez Facebook, qui estime que les données collectées grâce aux réseaux sociaux ont certainement plus de valeur que celles récupérées par les moteurs de recherche. Après s'être rendu compte que sous la pression de leur amis Facebook, les utilisateurs avaient tendance à fournir des renseignements exacts, transformant donc votre entourage en vérificateurs bénévoles, Kendall a indiqué : « L'authenticité des informations personnelles que les gens nous fournissent est vraiment formidable en terme de produit et de service pour nos utilisateurs. Et au final ça profite aussi aux annonceurs, qui peuvent compter sur des données fiables. »
Encore une fois, nous ne sommes pas sans ignorer que le moindre de nos faits et gestes online est observé et analysé pour faire marcher le business des annonceurs, mais ce que nous ignorons, c'est jusqu'où cette pratique peut aller. Imaginez : alors que vous dînez à la maison avec des amis, un parfait inconnu s'assoit à votre table, note chacun de vos commentaires, enregistre le moindre de vos mouvements et ceux de vos invités, et vend toutes ces informations au plus offrant. Personne ne tolèrerait une chose pareille dans la vraie vie. Pourtant, c'est exactement ce que fait Facebook.
Une question de violation économique
Ce n'est pas tant une question de violation de la vie privée, concept légèrement passé de mode à l'ère de la célébrité-minute Youtubienne et des wannabe-stars de la télé-réalité. Mais plutôt de violation économiquee. Publiez un blog ou créez une chaîne sur YouTube, et Google, après avoir pris la sienne vous versera une partie des recettes publicitaires. Mais lorsqu'il s'agit de vos données personnelles, les recettes vont entièrement dans la poche de Google. Ou de Yahoo, ou de Facebook, ou de Twitter, etc. Entre eux, ils se vantent de collecter des données extrêmement précieuses, mais vous ne toucherez jamais le moindre centime de ce que vous leur rapportez.
L'argument principal de ces mastodontes du Web, c'est que l'argent dégagé par la vente de vos informations permet à leurs services de rester gratuits. Ce qui pourrait être un argument valable, si c'était vrai. La raison principale pour laquelle les entreprises du Web ne rendront jamais leurs réseaux sociaux ou leurs moteurs de recherche payants, c'est que si jamais cela arrivait, tout le monde irait voir ailleurs. Quel pourcentage de tweets ou de vidéos YouTube seriez-vous prêt à payer pour en avoir l'accès ? Qui plus est, la quantité d'informations collectées, tout ce que vous achetez, regardez, investissez, dites, créez, lisez, qui sont vos amis, où vous allez, every breath you take, every move you make, augmente de façon exponentielle chaque année. La « gratuité » d'un site ne doit pas constituer un titre de propriété pour les informations personnelles s'y trouvant.
Ce n'est pas non plus un « permis » de partager ou de vendre ces mêmes informations à des compagnies tierces, même si cette pratique est devenue monnaie courante. Microsoft et Google paient à Twitter une redevance pour pouvoir utiliser ses tweets. Yahoo s'est rapproché un peu plus de Facebook, et paiera pour obtenir régulièrement des données sur ses membres. (Facebook a sans doute l'attitude la plus insolente vis-à-vis du partage des données utilisateurs, il suffit de voir les réactions autour des nouveaux paramètres de confidentialité du site, sans parler de son design phisher-friendly.)
Imposer nos propres « conditions d'utilisation»
Et le mois dernier, c'est TiVo qui a signé avec Google un accord donnant accès à ce dernier aux informations de ses clients. Mais ceux-ci n'ont pas touché le moindre sou récupéré par TiVo. Ce qu'ils auront, par contre : de toutes nouvelles pubs. Comme l'admettent volontiers les annonceurs, toute publicité est intrusive. Je ne comprends pas leur logique qui voudrait qu'en remplaçant une pub indésirable par une autre qui l'est tout autant, leurs clients soient plus heureux. Plutôt que des pubs ciblées, je préfèrerais une part du bénéfice.
Habituellement, les données partagées avec des sociétés tierces sont représentées par de gros ensembles où sont mis en valeur les comportements et les tendances au sein de certains groupes. Théoriquement, cela devrait profiter aux gens dont on analyse les données, tout comme un vote démocratique aide à la prise de décisions et à la politique d'un pays. Mais au lieu de ça, tout ce qu'on a, c'est des pubs. Les bénéfices vont directement dans la poche des directeurs et des investisseurs, ou bien s'entassent dans les coffres des sociétés.
Peut-être que la solution à cette récupération galopante de nos informations personnelles c'est nous-mêmes qui la détenons. Peut-être devrions-nous envoyer à toutes ces sociétés qui s'accaparent nos données notre propre version de leurs « conditions d'utilisation », et qui diraient : « En collectant, stockant, échangeant, revendant et exploitant mes informations personnelles à des fins commerciales, vous acceptez de me payer une redevance de 70 euros par mois ».
Les premiers mails les feront certainement ricaner, mais au bout du centième ils finiront bien par être agacés. Et si ça peut mener à un procès collectif, peut-être nous prendront-ils enfin autant au sérieux que nos données personnelles.
Kevin Kelleher
Traduit par Nora Bouazzouni
Image de une : goute d'eau, Mescon (Creative Commons)