Culture

Elisabeth Moss, la Meryl Streep de notre génération

Temps de lecture : 9 min

L'actrice de «Mad Men» et «The Handmaid's Tale» enchaîne les séries télé comme d'autres actrices avant elle, mais dans un monde où ce format a acquis une influence très différente.

Elizabeth Moss dans «The Handmaid's Tale». © George Kraychyk/Hulu.
Elizabeth Moss dans «The Handmaid's Tale». © George Kraychyk/Hulu.

Juillet 1997. Vingt ans presque jour pour jour. Sur l’écran géant de ma salle de cinéma de province, il y a comme une incongruité. Deux des actrices les plus populaires de la télé, Courteney Cox de Friends et Neve Campbell de La Vie à cinq, sont à l’affiche de Scream, un des plus gros films de l’été.

A l’époque, c’était une révolution, une anomalie, un glitch dans la matrice. Car elles n’étaient pas censées être là. Les actrices qui s’engageaient sur la voie de la télé étaient en effet traditionnellement perçues comme des comédiennes de seconde zone, peu importe les millions de téléspectateurs devant leur poste. Contrairement à nombre de leurs homologues masculins qui réussissaient régulièrement le passage du petit écran au grand (Denzel Washington, Will Smith, Michael Douglas, Tom Hanks, Clint Eastwood, Steve McQueen, George Clooney...), aucune rédemption pour elles. À la vie, à la mort. Mais Campbell et Cox, si elles n’ont pas eu la carrière au cinéma qu’elles auraient pu espérer, ont ouvert la voie. Et au bout de la route, vingt ans plus tard, elles ont trouvé leur héritière, «la reine de la peak TV», couronnée ainsi par le New York Magazine: Elisabeth Moss, 35 ans ce 24 juillet 2017.

Rien ne la destinait pourtant à ça. Comme dans ces clichés que les célébrités utilisent en long et en large dans les portraits de Vanity Fair, Elisabeth Moss est une enfant de la balle, née à Los Angeles et élevée dans le très bohème Laurel Canyon par un père musicien de jazz et une mère joueuse d’harmonica dans des groupes de blues. Oui, elle est ce genre d’actrices qui raconte que quand elle avait douze ans, elle ne connaissait pas Nirvana ou Oasis car elle écoutait Ella Fitzgerald et Gershwin. Probablement ce genre de petites phrases que diraient aussi, au hasard, Shia LaBeouf, Blake Lively, Kristen Stewart, Zooey Deschanel, Jake Gyllenhaal ou Leonardo DiCaprio, eux aussi élevés dans la Cité des Anges par des parents artistes.

En fait, pas grand-chose ne la différencie de tous ces acteurs et actrices qui se sont rabattus sur le théâtre et le cinéma comme, autrefois, les petits gars du Nord se rabattaient sur la mine, ne connaissant finalement que ça. Les studios de tournage comme seul horizon. Dès son septième anniversaire, elle est donc au turbin à enchaîner les pubs, les séries et les téléfilms. Et à quinze ans, «parce que c’était plus facile», elle préfère cette voie à celle de sa passion, le ballet. Même son appartenance à la scientologie, un héritage de ses parents dont elle a fait étalage à une certaine époque, n’est pas si étonnant dans ce contexte. «J’ai l’impression que ça m’a donné une santé mentale et une stabilité que je n’aurais probablement pas eues sans ça», disait-elle au Times en 2010, soit le même genre d’arguments avancés par Tom Cruise ou John Travolta avant elle.

«Comme faire partie d’un groupe de gens inférieurs»

Sa singularité, ou sa chance, est d’avoir été choisie, l’adolescence même pas terminée, pour incarner Zoey, la benjamine du président Bartlet dans À la Maison-Blanche. Sur sept saisons et cent-cinquante-cinq épisodes, elle n’apparaît qu’à vingt-cinq reprises, mais marque bien plus les esprits que les deux autres First Daughters par le couple qu'elle forme avec Charlie Young, l'assistant noir du président, et le cliffhanger vertigineux dont elle est l'héroïne à la fin de la quatrième saison. Dire les dialogues d’Aaron Sorkin n’est pas de ces choses qu’on confie à des amateurs et autres jeunes starlettes qui rêvent de célébrité. Ces dialogues se méritent. Et ils vous forment. «C’était ma salle de classe», disait-elle en 2015.

Alors, elle enchaîne dans la foulée de la série politique, conclue en 2006, sur Mad Men, une autre série. Cette fois dans un rôle plus adulte, celui de Peggy Olson, l’ambitieuse secrétaire devenue conceptrice-rédactrice. On l'a un peu oublié aujourd'hui, mais la création de Matthew Weiner, première série de la chaîne AMC, autrefois spécialisée dans le film de patrimoine, était loin d’être la plus attendue de l’été télévisuel en 2007. «On était encore dans un monde où, en tant qu’acteur, vous n’étiez pas vraiment supposé faire de la télévision. C’était comme faire partie d’un groupe de gens inférieurs», disait récemment Moss au New York Magazine. Après tout, aussi acclamés furent Sex & The City, Six Feet Under, Battlestar Galactica, Lost, Les Soprano ou The Wire au début des années 2000, aucune de ses séries n’a réellement permis à leurs actrices de sortir du carcan de la télé, hormis pour ceux qui n’étaient là que «de passage» (Sarah Jessica Parker, par exemple).

Enchaîner sept ans de À la Maison-Blanche avec à nouveau sept ans de Mad Men revenait donc pour la jeune actrice à s’enfermer délibérément dans un ghetto, peu importe le succès, peu importent les récompenses. C’était comme signer un contrat spécifiant très explicitement qu’elle ne tournerait jamais de sa vie avec Brad Pitt, Julia Roberts ou Tom Cruise. Elle pourrait devenir une régulière aux Emmys et aux Golden Globes mais serait interdite d’entrée aux Oscars.

Elle rejoindrait les rangs de ces comédiennes, dont on a souvent oublié le nom, qui n’ont jamais eu droit qu’à des apparitions au cinéma tout en enchaînant les premiers rôles à la télé, des actrices comme Dana Delany (China Beach, Desperate Housewives, Body of Proof…), Susan Dey (The Partridge Family, La Loi de Los Angeles…), Patricia Wettig (Génération Pub, Brothers & Sisters…), Sharon Gless (Cagney & Lacey, Queer as Folk, Burn Notice…), Catherine Bell (JAG, American Wives…) et, peut-être la plus célèbre de toutes, Heather Locklear (Hooker, Dynastie, Melrose Place, Spin City…).

«Peak TV»

Mais en sept ans, le paysage télévisuel a eu le temps de changer. Radicalement. Tandis que les studios hollywoodiens se sont focalisés encore davantage sur les franchises et en particulier celles avec des super-héros, les chaînes de télé, elles, ont fait l’inverse: elles ont étendu leurs univers, jouent la carte de l’inédit, de l’original, de l’innovant, de la qualité. Et elles l’ont fait massivement: sous l’impulsion de l’exemple AMC (qui enchaînera sur Breaking Bad et The Walking Dead), toutes les chaînes (et services Internet) se sont mises à produire leurs séries maison, ouvrant un âge d'or dont on récolte encore aujourd'hui les fruits: la fameuse peak TV et ses 454 programmes de fiction en 2016. Un record!

Et personne n’a plus profité de cette révolution que Lizzie Moss dont Jenji Kohan, la créatrice de Orange Is the New Black, dit aujourd'hui qu'elle est «la Meryl Streep de notre génération». Telle Peggy Olson, elle a gravi, avec une étonnante efficacité, les échelons au sein de la liste des actrices qui comptent. «Au générique de Mad Men, mon nom apparaît après celui de Jon Hamm, qui est la star, rappelait ainsi Moss en 2014. Mais quand j'ai tourné le pilote, je n'étais pas forcément dans cette position. Je suis en quatrième position sur la feuille d'appel. Mais Matt m'a mis deuxième au générique. J'imagine qu'il savait ce qui allait se passer.»

Mais elle ne l'a pas fait en allant voir ailleurs (malgré des apparitions régulières dans un certain cinéma très indépendant, dont The Square, Palme d'or à Cannes cette année) mais en embrassant qui elle était vraiment: une pure actrice de télé.

Quand on lui propose le rôle principal de The Handmaid’s Tale, adaptation du roman dystopique de Margaret Atwood, elle ne se fait donc prier que quelques jours pour finalement dire oui, à une condition: «Je ne pouvais pas signer quelque chose qui était un tel engagement et ne pas avoir, à ce point dans ma carrière, mon putain de mot créatif», a-t-elle expliqué au New York Magazine. «Je fais ce métier depuis vingt-huit ans. Je ne sais pas tout mais je pense savoir quelque chose de la façon dont on le fait.»

Des actrices comme les autres

En tant que productrice, elle a donc son mot à dire sur tout, y compris le casting (c’est elle qui choisira Samira Wiley, Joseph Fiennes ou Alexis Bledel) et le style visuel (c'est encore elle qui suggère Reed Morano, la directrice de la photographie du film Lemonade de Beyoncé, qui l’a dirigée dans Dans la brume du soir). La jeune trentenaire comprend en effet que son monde a changé. Qu’importe le cinéma, les acteurs qui comptent sont à la télé, tout simplement parce que c’est là que sont les histoires, les vraies. Elle comprend surtout qu’elle ne fait plus tout à fait le même métier que ses aînées.

Car durant ses sept années dans Mad Men, la télévision est peut-être restée un ghetto mais un ghetto dans lequel tout le monde a désormais envie de rentrer. De Matthew McConaughey (True Detective) à Nicole Kidman et Reese Witherspoon (Big Little Lies) en passant par Kevin Spacey (House of Cards), des dizaines d’acteurs et actrices qui ont construit leur carrière sur le cinéma n’hésitent plus à franchir ce mur autrefois interdit.

Alors, quand The Hollywood Reporter organise une séance photo, presque inimaginable il y a dix ans, avec les personnalités féminines de l’année à la télé, on retrouve à la fois la vétérante Moss, la révélation Chrissy Metz (This Is Us), Oprah Winfrey et les oscarisées Reese Witherspoon, Nicole Kidman et Jessica Lange. S’il y a passage de flambeau, il ne va pas dans le sens que l’on croit.

Au tour des actrices de télé de profiter d’une reconnaissance et d’un prestige qu’on leur a souvent déniées. Elles ne sont plus seulement ces figures sur lesquelles on avait du mal à mettre un nom à force de ne voir que leur personnage, ce visage qui partageait nos dîners chaque soir pendant deux, cinq, dix ans. Désormais, avec des petites saisons d’une dizaine d’épisodes, une meilleure production value et une profusion d’histoires «de niches», ce problème d’identification et de récurrence trop forte dans la vie du public ne se pose plus. L’argument, souvent avancé par Hollywood, n’est plus recevable –à moins, peut-être, de jouer dans des phénomènes d’audience comme Game of Thrones, The Big Bang Theory ou The Walking Dead. Désormais, elles sont des actrices comme les autres, capables, en théorie, de passer de la télé au cinéma.

Féministe à l'écran comme dans la vie

Elles deviennent même, au-delà de leur(s) personnage(s), des icônes comme seuls les actrices de cinéma étaient autrefois capables de le devenir, quand la personne sur l’écran se mêlait à la personne publique pour ne former qu’un tout –ce qu’on appelle communément une «star». En d’autres temps, Marilyn était par exemple la blonde pulpeuse qui jouait la blonde pulpeuse. Aujourd’hui, Elisabeth Moss est la féministe qui joue la féministe. A l’écran comme en dehors, elle cultive et revendique cette image qui fait sa singularité, sa «marque». «Quand quelqu’un associe le GIF de Peggy marchant dans le couloir avec la boîte et sa cigarette avec la Journée internationale des droits de la femme ou la campagne d’Hillary Clinton, je me dis toujours que c’est vraiment très cool!», a-t-elle déclaré.

Elle est donc tour à tour l’incarnation de la seconde vague du féminisme dans Mad Men, une détective enquêtant sur le viol d’une pré-adolescente dans Top of the Lake, créée par la seule femme Palmée d'or Jane Campion, et une esclave sexuelle luttant contre la société patriarcale autoritaire de The Handmaid’s Tale, mais aussi une fervente militante pour le Planning Familial et une défenseuse de l’égalité salariale. Elle est aussi celle qui s’assure, en tant que productrice, que quatre des cinq réalisateurs de la série soient des femmes. «Je veux juste l’égalité. Nous voulons juste les mêmes chances pour les femmes que pour les hommes», disait-elle au Hollywood Reporter, ajoutant qu'elle est «une fervente croyante en les droits des femmes et qu'elle n'en a vraiment rien à foutre des gens qui ne le sont pas».

Alors, pourquoi faire autre chose que de la télé? Combien d’actrices rêveraient de jouer des rôles aussi sophistiqués, intenses que ceux que tient Moss, mais aussi Julianna Margulies (Urgences, The Good Wife), Keri Russell (Felicity, The Americans) ou Edie Falco (Les Soprano, Nurse Jackie)? Jennifer Aniston a, par exemple, bien réussi sa transition de la télé au cinéma mais elle le paye au prix d’une bonne quinzaine de (très inégales) comédies romantiques en quinze ans. Et les Anne Hathaway (La Famille Green) ou Michelle Williams (Dawson) sont rares, très rares: cette dernière, avant de trouver le salut avec Brokeback Mountain, s’est usée les semelles pendant plus de cinq ans à faire des films indépendants que personne n’a vus. Alors être une Elisabeth Moss, ça ne rapporte pas d’Oscars ni le glamour éternel de la star de cinéma, mais est-ce vraiment ça le métier d’actrice?

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