Profiter des incroyables audiences télévisuelles du Tour de France pour diffuser du savoir historique, voilà qui sur le papier est une très bonne idée. Lors de l’étape du 18 juillet, par exemple, il a été rappelé fort utilement aux téléspectateurs, dont j’étais, que le village de Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, est le seul de France à avoir reçu du gouvernement israélien le titre de «Juste parmi les nations» pour avoir caché des milliers de Juifs durant l’Occupation. On a aussi évoqué la triste mort de François de France, fils de François Ier décédé d’une pleurésie subite au château de Tournon-sur-Rhône. Une mort suspecte qui avait valu à l’un des membres de sa suite –probablement innocent– de mourir écartelé. Et qui de mieux placé pour narrer ces histoires que Franck Ferrand, passionné d’histoire et grand vulgarisateur?
Et bien, c’est un peu là que le bât blesse, figurez-vous. Car en effet, dans ses commentaires, comme le rapportent ici où là des internautes, entre de nombreux rappels géographiques ou historiques tout à fait solides, Franck Ferrand n’est pas le dernier à prononcer quelques approximations qui sentent bon l’histoire de France à l’ancienne. Comme, par exemple, lorsqu’il parle des «Sarrasins» que Charles Martel aurait arrêtés à Poitiers. (Outre le fait que la bataille a eu lieu plus près de Tours, le terme de Sarrasins n’est plus employé aujourd’hui –et les effets réels de la bataille sont encore débattus).
Celui qui se définit comme un homme qui aime à déchirer le voile de la «vérité officielle» n’hésite pas non plus, lorsque le Tour de France arrive à la Planche des Belles Filles, à nous raconter une légende selon laquelle des jeunes filles, voulant échapper à des pillards suédois durant la Guerre de Trente Ans (1618-1648), se seraient noyées en sautant du haut de cet éperon rocheux dans un étang en contrebas. Or, cette légende populaire n’est attestée en rien; il est impossible de se jeter dans l’étang du haut de l’éperon; et les «belles filles» seraient des belles «fahys», des forêts de hêtres, nom donné à cet endroit depuis le XVIe et qui par proximité aurait donné naissance à cette légende. Qui n’est pas mentionnée comme telle, ce qui est, disons-le, fâcheux.
Tout cela, pourrait-on dire, passe encore: ce goût pour une histoire romancée, une France de cartes postales, d’imagerie d’Épinal, colle parfaitement avec le Tour de France. Mais le problème, c’est quand Franck Ferrand profite du micro pour diffuser ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler des contre-vérités, mais qui ne sont rien d’autre que des mensonges, à une heure de très grande écoute. Le tout sur un de ses sujets de prédilection: Alésia.
Alésia jacta est
Oui, alors je sais: depuis qu’Abraracourcix en a fait son cheval de bataille, PERSONNE NE SAIT OÙ EST ALÉSIA.
Bon, sauf que si. Sauf chez une poignée d'«historiens» qui, encore aujourd'hui, affirment que le site de la bataille ne se trouve pas comme on le croit à Alise-Sainte-Reine (Côte d'Or), mais dans le Jura, à Chaux-des-Crotenay. Il serait assez long et vain de démonter les «arguments» de ceux qui se sont «penchés» sur ce «site archéologique» du Jura et y ont même effectué des «fouilles» (oui; vous l’aurez compris, je suis d’humeur taquine aujourd’hui), mais enfin, cette idée que le site d’Alésia se trouverait dans le Jura est une aimable plaisanterie. Le site d’Alise été fouillé abondamment au XIXe et d’autres campagnes de fouilles ont eu lieu dans les années 1990. Des nombreuses découvertes attestent du sérieux de cette thèse. Il y avait une place forte. Il y a eu un siège. Et les objets retrouvés à Alise datent de la fin de la période dite de la Tène, soit l’époque où le siège s’est déroulé. Et les descriptions du site par César sont aussi précises que peuvent l’être les précisions d’un auteur moins soucieux de détails que de sa gloire –et qui ne dispose pas de cartes d’état-major. Ce qui a pu apparaître suspect aux yeux de certains, c’est le caractère très officiel et très instrumentalisé des fouilles d’Alésia sous le Second Empire. Les traits du visage de la statue de Vercingétorix qui borde le plateau ne sont d’ailleurs pas sans rappeler fortement Napoléon III, son commanditaire. Une statue qui, par ailleurs pose de gros problèmes historiques: moustaches, épée, collier, tout est à peu près bidon. Ce qui nous ramène aux cyclistes!
En choisissant, alors que le Tour de France passait à côté d’Alise Saint-Reine, de ne pas en dire un mot le 7 juillet, mais de s’étendre sur à l'inverse le site de Chaux-des-Crotenay le lendemain, un site qu’ils présente comme le site «véritable» par opposition au site «officiel», Franck Ferrand a profité d’une antenne nationale pour propager des idées fausses. Fausses mais séduisantes. Car la bonne vieille ficelle de «On ne vous a pas tout dit», de «Il y a la vérité officielle», du «Voilà ce qu’on ne veut pas que vous sachiez», reconnaissons-le, ça fonctionne.
En propageant l’idée qu’Alésia est dans le Jura, Ferrand règle des comptes et récidive. En 2014, sa préface d'un livre de Danielle Porte, Alésia, la supercherie dévoilée, lui avait valu de vivre critiques du monde universitaire. Sur le FigaroVox, il avait répliqué à ses contempteurs. Trois d’entre eux avaient répondu sur le même site avant que Ferrand ne réponde à son tour que les «Amis du Muséoparc» (comprendre: on refuse d’admettre qu’Alésia est ailleurs, parce que le Musée d’Alésia rapporte des sous) ne sont que des «mandarins» qui «se drapent dans leurs titres» et qui (ET ALORS ÇA C’EST HYPER GRAVE) s’appuient notamment sur un atlas édité par Princeton et sont «tout juste bons à attendre un verdict de la bouche de leurs confrères anglo-saxons». Anglo-Saxons! Les gens qui ont brûlé Jeanne d’Arc! Fachoda! Waterloo! Trafalgar! La Marmite! Les hamburgers! FRANCE, TES HISTORIENS SONT À LA BOTTE DES ANGLO-AMÉRICAINS! En octobre de l’année dernière, un texte signé par plus de vingt chercheurs taillait une nouvelle fois en pièces l’argumentaire de Ferrand –et de Danielle Porte.
La nouvelle passe d’armes a donc eu lieu sur le Tour de France, à la télévision, alors même que Franck Ferrand avait affirmé à Libération, le 30 juin dernier, qu’il ne parlerait pas d’Alésia car «le Tour de France n’est pas un lieu de polémique». On admire l’élégance du procédé. Et l’entêtement du commentateur.
Obsession pour «ce qu'on nous cache»
Mais Franck Ferrand n’en est pas à son coup d’essai: dans son émission L’Ombre d’un doute, diffusée sur France Télévisions de 2011 à 2015, il a multiplié les sujets «polémiques» et qui font de l’audience: «Jack l’Éventreur démasqué», «Mayerling: Suicide ou attentat» on en passe et des meilleures sur la franc-maçonnerie de Napoléon ou sur Nostradamus. Il semble avoir un goût prononcé pour «ce qu’on nous cache», pour les faits historiques a fort potentiel romantique («Jeanne d’Arc, femme providentielle»: la pucelle d’Orléans est une de ses héroïnes) et semble également partager avec Laurànt Deutsch ce que l’on appellera un amour assez modéré pour la République et la Révolution, comme en témoigne une de ses émissions qui a fait le plus grand bruit: «Robespierre, bourreau de la Vendée?» On y parlait tout bonnement de génocide, tout en disant qu’on en parlerait pas, car comme le dit Stéphane Courtois, interviewé dans l’émission: «Si on parle de génocide, c’est une tache sur l’histoire de la Révolution française et comme vous savez, en France, on ne peut pas toucher à la Révolution Française, c’est sacré.»
Le terme de génocide appliqué à la Vendée est un non-sens historique. Il y eu des massacres, oui, des exactions, hélas, mais il n’y eu ni dans l’intention, ni dans les faits, le souhait d’exterminer toute la population du département, et encore moins sur des bases ethniques. Pour résumer, et aux yeux de l’écrasante majorité des historiens français et étrangers: crime de guerre, sans aucun doute; crime contre l’humanité, certainement pas. La tribune publiée par Pierre Serna sur cette émission est de loin la plus complète, qui rappelle au passage que Stéphane Courtois n’est pas spécialiste de la Révolution française, et que Bernard Gainot, qui connaît quant à lui fort bien le sujet et a été interrogé en préparation de l’émission, a été coupé au montage. Ce qu’il avait à dire ne convenait pas à Franck Ferrand.
Quant à l’idée qu’en France, il soit impossible de toucher à la Révolution, il suffit de consulter n’importe quelle bibliothèque pour voir que cela est faux. De feu Pierre Gaxotte, historien réactionnaire qui ne faisait pas dans la dentelle au Dictionnaire critique de la Révolution française, ceux qui jettent un regard parfois suspicieux sur la Révolution et sur son intérêt même ont pignon sur rue et ont tiré et tirent encore à des milliers d'exemplaires.
Un «historien de garde» à une heure de grande écoute
Franck Ferrand a naturellement le droit d’avoir, sur l’histoire de France, des opinions tranchées et à contre-courant, non de la pensée des «mandarins» comme il se plaît à le dire, mais tout simplement des historiens qui tentent de faire leur travail sérieusement. Mais qu’on lui confie la charge, à une heure de grande écoute, de parler d’histoire alors que nombre de ses vues sont pour le moins contestables? Qu’il s’inscrit très clairement dans cette mouvance dite des «historiens de garde», adeptes du roman national, avec une vision très réactionnaire et identitaire de l’histoire de France (mais bien entendu, ce sont les autres historiens qui ont une vision «politisée» de l’histoire)? Voilà qui ne laisse pas d’étonner.
On pourra opposer naturellement qu’il s’agit là de querelles de spécialistes et que cela n’a guère d’intérêt pour le grand public, mais on se trompe, je crois. Car en diffusant, entre autres informations parfaitement valides, répétons-le, ses vues controversées de l’histoire de France, Franck Ferrand fait plus qu’induire les téléspectateurs en erreur: il instille une défiance à l’égard de toute une profession, celle des historiens, accusés de propager une pensée officielle et totalitaire, garants du «politiquement correct» et qui voudraient faire taire ceux qui ont un autre regard sur l’histoire et les faits et qui ne «sont pas du sérail». L’archétype d’une pensée complotiste. L’histoire n’a vraiment pas besoin de cela.
Fort heureusement pour elle, le Tour de France ne passait pas cette année en Vendée, ni à Orléans. Mais préparez vous pour l'an prochain: le 7 juillet 2018, la 105e Grande Boucle partira de Noirmoutier, là où eut lieu dans les premiers jours de 1794 une des grandes batailles de la Guerre de Vendée.