Les chroniqueurs de Slate.fr vous conseillent les livres qu'ils ont préférés cette année; quels sont les vôtres? Ecrivez-nous à [email protected]
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Jacques Attali vous conseille La Fin de la Souffrance de Pankaj Mishra
Ce livre, comme souvent, m'est arrivé d'une façon étrange; son éditeur français, Buchet Chastel, qui fait de gros efforts pour publier des auteurs indiens, m'a envoyé plusieurs de ses publications récentes. J'ai attendu longtemps avant de les feuilleter. Et puis un jour, j'ai regardé plus sérieusement cette pile et mon regard s'est arrêté sur La fin de la souffrance —d’un auteur inconnu de moi, Pankaj Mishra— parce que le sous titre en est: le Bouddha dans le monde. J'espérai y trouver un exposé moderne du bouddhisme, cette philosophie née il y a 25 siècles en Inde, presque chassée de son pays par l’indouisme dont elle remettait en cause la structure de castes, pour partir dominer le reste de l’Asie, c'est-à-dire plus du tiers de l’humanité. Et je n'ai pas été déçu.
Cet auteur, dont je ne savais rien (et dont j'ai appris plus tard qu'il était devenu un des écrivains et romanciers indiens les plus prometteurs) n’est, au moment où il commence ce livre, qu’un jeune apprenti journaliste, décidé à écrire un livre sur le Bouddha en mettant ses pieds dans ceux de l'Eveillé; en allant vivre partout où il a vécu. C'est en cela que ce livre est fascinant: Il est d'abord un passionnant récit de voyage, où on suit un jeune indien de la classe moyenne émerveillé de sa découverte des contreforts de l'Himalaya, dans cette Inde si particulière, où vécut le Bouddha au début de sa vie. Il est ensuite un passionnant récit historique, qui réussit à rendre vivant l’incroyable histoire de la redécouverte du bouddhisme et de l'indouisme par des occidentaux, au 18ème siècle (et d'abord, étrangement, par des Français), venus écouter, traduire, et faire connaitre l'immensité des cultures, des langues et des civilisations de l'Asie. Il est enfin une présentation de la pensée bouddhiste, passionnante, moderne, sans parti pris, écrite avec un vocabulaire, un recul remarquable, par un amoureux de cette culture, entièrement tourné vers ce que l’Occident nomme la modernité.
Quiconque veut comprendre comment pense la moitié de l’humanité doit lire ce livre.
La Fin de la Souffrance de Pankaj Mishra, aux Editions Buchet Chastel.
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Daniel Vernet vous conseille Le procès des Khmers rouges, par Francis Deron.
Alors que le procès de dirigeants khmers rouges, responsables de la mort de millions de leurs compatriotes cambodgiens entre 1975 et 1978, se poursuit à Pnom Penh, la lecture du livre de Francis Deron, longtemps correspondant du Monde et de l'AFP en Asie du sud-est et en Chine, s'impose. Non seulement pour connaître l'ampleur du génocide, mais pour essayer de comprendre l'incompréhensible. Comment des intellectuels, souvent formés dans les universités européennes, ont conçu et mis en œuvre le massacre de leur propre peuple au nom d'une idéologie prétendument libératrice? Comment tant de petits chefs ont exécuté sans broncher les ordres? Les bourreaux ont consigné dans des dizaines de milliers de pages, souvent manuscrites, les histoires individuelles de leurs victimes recueillis au cours d'interrogatoires où les aveux étaient arrachés sous la torture avant de conduire à la mort.
Francis Deron ne passe pas sous silence les responsables «secondaires» de cette tragédie: les Américains et les Chinois pour qui l'Indochine était un champ de bataille, et l'ONU, impuissante et veule.
Le procès des Khmers rouges, par Francis Deron, chez Gallimard.
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Alexandre Lévy vous conseille Mausolée, de Rouja Lazarova
«Mon livre est magnifique, lis-le!». Comme pour conjurer l’angoisse, Rouja choisit l’insolence. Une insolence que l’on trouve bien sympathique après avoir lu son dernier livre, Mausolée. A travers ce lieux lugubre de Sofia où était conservé le corps embaumé du leader communiste Guéorgui Dimitrov (dynamité en 1999), elle retrace l’histoire des turpitudes d’un régime à la fois liberticide et terriblement provincial. Et une insolence que l’on trouve encore plus touchante après l’avoir rencontrée tour à tour à Sofia et Paris. Pas facile pour cette petite quadra frêle et tourmentée d’endosser à elle seule l’exploration du passé totalitaire, rempli de compromissions et de sacrifices. Elle choisit de le faire à travers l’histoire fracassée de sa propre famille, sa propre histoire. D’une écriture à la fois vive et dense, (elle écrit directement en français), Mausolée est aussi d’un humour noir, abyssal qui rapproche Rouja de la riche œuvre de ses aînés d’Europe centrale et orientale. En plus ça tombe bien, on vient de commémorer les vingt ans de la chute du communisme. «C’était pas fait exprès!», jure-t-elle, en roulant des yeux derrière ses lunettes excentriques. On la croit et on la rassure sur deux points: 1) son livre est vraiment bien; 2) on a aucune, mais vraiment aucune, sympathie, pour le communisme.
Rouja Lazarova, Mausolée (Flammarion), 330 pages, 19 euros
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Marc Fernandez vous conseille Notre Dame du vide, de Tony O'Neil
Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. Les anges se sont brûlés les ailes, ils sont seuls et n’ont qu’un but, se procurer leur dose quotidienne. Le jeune auteur Tony O’Neil signe un livre de nouvelles plus sombres les unes que les autres. Il faut dire que la part d’autobiographie qu’il insère dans chacune de ses histoires effraie. A 31 ans, cet anglais qui vit aujourd’hui à New York a connu la descente aux enfer, la drogue, la déchéance. Pianiste, il a accompagné de grands noms de la musique, comme Marc Almond. Le quotidien britannique The Guardian dit que grâce à lui, l’expression «poète du rock» est portée de nouveaux aux extrêmes. Quant à Jerry Stahl, écrivain américain et scénariste entre autre des Experts et de Twin Peaks, il affirme: «O’Neil écrit comme s’il avait la langue dans une prise électrique et les orteils dans une flaque de sang.» On ne peut qu’être d’accord en refermant ce livre, publié par une toute jeune maison d’édition, 13e note.
Un autre roman a provoqué des sensations similaires chez le lecteur compulsif que je suis. Fuck America, d’Edgar Hilsenrath. Une sorte de fable noire à la Bukowski dans l’Amérique d’après la Seconde guerre mondiale. Attention, chaque page de ce livre au ton cru et aux dialogues effilés comme la lame d’un couteau de tueur en série, fait l’effet d’une bombe !
Marc Fernandez*
Notre-Dame du vide, de Tony O’Neil, 238 pages, 13e note éditions, 19 € et Fuck America, d’Edgar Hilsenrath, éditions Attila, 19 €.
Marc Fernandez est lui-même co-auteur d'un polar Narco Football Club, sorti il y a tout juste un an aux éditions Moisson Rouge, 15 €
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Jean-Clément Nau vous conseille Les Onze, de Pierre Michon
François-Elie Corentin : le peintre de la Terreur, «vieux crocodile» né, on le sait, en 1830, sur les bords de la Loire, non loin d’Orléans. Corentin le légendaire, auteur du tableau le plus célèbre du monde: Les Onze (1794), toile représentant le Comité de salut public au grand complet (Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André). Pierre Michon nous parle de l’artiste et de son grand œuvre comme il nous parlait de Rimbaud, de Flaubert et de Beckett (Rimbaud le fils, Corps du roi). Même lyrisme; même fascination pour l’instant – instants clés, instants tragiques. Mais Corentin n’est pas un artiste comme les autres… On ne révélera rien, ici, de ce qui fait le sel des Onze, «tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin.» Le lecteur de Michon, lui, mesure toute la puissance de la littérature.
Les Onze, de Pierre Michon, aux Editions Verdier.
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Jean-Laurent Cassely vous conseille deux livres (c'est comme ça, il n'arrivait pas à choisir): Seul le Silence de R. J. Ellory et Recherche le Peuple désespérément, de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin
Quand on aime les romans noirs, on en fait souvent une consommation boulimique. Sautant d’un bouquin à l’autre, on finit parfois par tourner en rond entre le complot vaticanesque du moment, le dernier inspecteur-looser à la mode ou le nouveau best-seller dépressif scandinave! Heureusement, R.J. Ellory est là, et son excellent Seul le Silence est sorti en poche cette année.
C’est bien de «noirceur absolue» qu’il faut parler (4ème de couv) pour évoquer la force de ce récit mélancolique, oppressant, dont on ne se sent libéré que plusieurs jours après l’avoir terminé. Rien que du classique sur le fond: un serial killer s’attaque à des enfants dans une petite ville du sud des Etats-Unis. Mais la finesse narrative et la justesse psychologique d’Ellory vous feront définitivement oublier les laborieux tics des auteurs de recettes policières. Pour paraphraser la pub, «vous n’aviez jamais lu de roman noir».
R. J. Ellory – Seul le Silence – Le Livre de Poche Thriller – 7,50 €
Catégorie Essai: Dessine-moi un électeur…
«Prolophobie»: c’est le terme qu’emploient les deux auteurs pour qualifier les sentiments qu’inspirent parfois les classes populaires à une élite de gauche un peu coupée du monde. Confortablement nichée dans des centres-villes douillets et «gentrifiés», cette élite ne voit plus vraiment la classe laborieuse qui s’est réfugiée dans le pavillon périurbain, désormais l’habitat ouvrier typique. Quant à la population rurale, c’est souvent en la beaufisant à grands coups de caricature que l’élite peut justifier son abandon progressif.
La fameuse fracture sociale entre le haut et le bas n’est donc pas indépendante d’une autre fracture, spatiale: dans les centres, les gagnants de l’économie de marché, au milieu et aux périphéries, tout le reste! Au-delà des très médiatiques (parce qu’explosives) banlieues difficiles qui jouxtent immédiatement les villes, se trouve un gros machin excentré et dispersé que l’élite ne croise plus. Un gros machin électoral qui, faute d’intéresser la gauche, continuera d’offrir à la droite de beaux lendemains électoraux…
Gaël Brustier, Jean-Philippe Huelin, Recherche le Peuple désespérément - Bourin éditeur– 17€
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Cécile Dehesdin vous conseille Les Eclaireurs d'Antoine Bello
Dans Les Falsificateurs, paru en 2007, Antoine Bello nous présentait Sliv Dartunghover, un Islandais à la vie gentiment ennuyeuse qui, croyant avoir été embauché dans un simple cabinet d'études environnementales pour son premier boulot, se voit en fait intronisé agent du Consortium de Falsification du Réel. Oubliez tout ce que vous pensiez savoir, le mystérieux CFR écrit et réécrit l'Histoire selon des desseins pas toujours clairs. Après ce premier volet où Sliv et le lecteur découvraient des centaines de techniques de falsification, faisaient leurs classes à l'Académie des falsificateurs et doutaient de la moralité finale du CFR, Les Eclaireurs, paru en 2009, promet enfin de tout révéler.
Là où Les Falsificateurs nous donnaient les bases et l'histoire du Consortium, Les Eclaireurs débute au moment des attentats du 11 septembre et en déroule la trame tout au long du roman. Où commence et où s'arrête la responsabilité du CFR? Le Consortium sera-t-il capable d'empêcher le gouvernement Bush de partir en guerre? Comment démêler la fiction de la réalité?
Impossible de lâcher le récit de Bello qui coule et vous emporte avec Sliv dans une recherche paranoïaque du pouvoir du CFR, invoquant au passage Jorge Luis Borges, le plus grand falsificateur littéraire.
Mais lisez d'abord Les Falsificateurs, le premier volet des aventures de Sliv. A vous de décider ensuite si vous souhaitez réellement tout connaître des origines et du but ultime du Consortium de Falsification du Réel, ou si vous préférez rester dans le doute.
Les Eclaireurs, d'Antoine Bello, chez Gallimard
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Chloé Leleu vous conseille Parquet flottant, de Samuel Corto.
Samuel Corto, qui connaît bien les méandres de la justice pour avoir exercé comme avocat puis magistrat du parquet, dresse un portrait au vitriol du monde éminemment sélect des procureurs de la République.
L'écriture est acide, parfois volontairement répulsive, et nous donne à côtoyer une galerie de personnages plus vrais que nature.
Après une présentation brillante et drolatique de la composition de la justice française (de «ses tribus des debout et des assis»), c'est une plongée à donner le vertige dans le cloaque judiciaire, où nous est implacablement démontré comment les trois piliers de la justice française - débat public, présomption d'innocence et individualisation de la peine - ne sont plus que des espèces en voie de disparition.
La justice est humaine, peut-être trop humaine. Et l'on referme ce livre en se demandant justement, à l'instar de l'auteur-magistrat: «Le désir de mort de l'humanité est-il si fort?»
Heureusement, tout cela n'est qu'un roman. A moins que...
Parquet flottant, de Samuel Corto aux éditions Denoël, 2009
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Image de une: Reuters, Alex Grimm, octobre 2005 à Francfort