Fin de soirée, une terrasse, dans la chaleur de ce début du mois de juillet, la discussion dérive sur ma grossesse. À ce jour j’ai passé presque deux ans de ma vie enceinte (deux fois neuf mois + six mois). Et en ce qui me concerne, cela reste un état étrange et étonnant, évolutif, mystérieux, fascinant et ennuyeux. Mais surtout –et cela vaut pour tous– la grossesse engendre la parole.
Au-delà des questions habituelles («c’est pour quand?»; «est-ce que tu es fatiguée?»; «c’est une fille ou un garçon?») J'ai remarqué que les gens aimaient bien partager leurs histoires de grossesses et d’accouchement. Pas juste des histoires. Les pires histoires.
Ce soir là j’apprenais donc qu’une amie de mon ami avait un problème très grave, qui rendait sa grossesse très risquée. Risquée pour sa vie, celle du bébé et que tout cela se terminerait au mieux par une hystérectomie. Dans ma tête j’évaluais les chances d’avoir à faire à ce genre de situation… mon placenta allait-il se déplacer? Est-ce que je sais comment va mon utérus? Et quid du cordon? Dieu sait ce que mon futur bébé est en train de faire avec son cordon, et j’ai entendu tellement d’histoires de cordons enroulés autour des bébés… ça peut être tellement grave. Il faudrait penser à autre chose, certes. Mais si tout le monde vous en parle c’est difficile. Et ces discussions ne doivent rien au hasard, selon la psychanalyste et écrivain Sarah Chiche:
«La grossesse produit du discours à ciel ouvert. Quand on voit une femme enceinte, on est face à un mystère. Une femme très enceinte arrivant dans un lieu public sera toujours très regardée. On connaît des histoires de gens qui se peuvent s’empêcher de toucher le ventre. C’est le pendant laïc de la vierge à l’enfant. Les gens ont parfois tout simplement peur des femmes enceinte, le coté Alien, mystère, renvoie les gens à une condition d’enfant terrifié. Cela renvoie au mystère de sa propre origine.»
Je continue à participer à toutes ces conversations mais, intérieurement, je suis pétrifiée d’angoisse. En étant enceinte me serais-je condamnée à vivre tout cela? L’accouchement est-il vraiment inévitable? Je boirais bien un verre pour me détendre mais…
Souffrir
Même avant d’avoir l’idée de faire vraiment des enfants, la grossesse et l’accouchement m’ont toujours fait très peur. Aujourd’hui, le fait d’avoir déjà été confronté à cela par deux fois ne change pas grand-chose –d’autant que ça ne s’est pas particulièrement bien passé. Je ne suis pas atteinte de tokophobie (peur pathologique de la grossesse et de l’accouchement) (ne cherchez pas ce mot sur Google, qui reste un agent intégral du flip en cas de pépin de santé), mais je suis quand même terrifiée.
Cette peur m’a été transmise enfant, involontairement, par d’autres femmes, comme pour des millions de femmes je suppose. J’ai entendu des récits d’accouchement, peut-être simplement des allusions parce que j’ai très peu de souvenirs précis, des femmes de l’entourage de ma mère et de ma mère elle-même. Je suis née à une époque à laquelle la péridurale n’était pas généralisée et où les accouchements ont vraiment été très douloureux pour beaucoup de femmes, et je comprends tout à fait la nécessité d’en parler. Pour Sarah Chiche, rien de plus normal:
«Dans chaque famille on connaît une histoire qui s’est mal passée. Classiquement ça se termine bien mais les gens ont besoin de raconter des événements périlleux pour exorciser. Les femmes peuvent avoir un rapport ambivalent à la maternité et faire circuler des récits terribles.»
Pour ma part, j’ai gardé le souvenir de l’histoire d’une dame dont l’accouchement avait été si violent qu’elle avait perdu en œil un poussant pour expulser son bébé. Est-ce d’ailleurs véridique? J’ai trop peur de vérifier. Globalement, j’avais, petite, l’image de femmes épuisées, seules dans leur effort, devant sortir de leur petit corps des bébés aux dimensions monstrueuses, traversant des souffrances qui n’avaient aucun équivalent dans l’expérience humaine.
La première fois que je suis arrivée à l'hôpital pour accoucher, en pleurs, j'ai réclamé à la première infirmière que j’ai croisée de m’emmener à un anesthésiste. Ma mère était avec moi (je suppose que je serais devenue dingue si j’avais été seule); elle me disait «ne panique pas», je n’ai pas osé lui dire que toute cette peur faisait partie de mon héritage. Je n’ai pas souffert au moment de mon accouchement, je me suis évanouie.
Récits horrifiques
Je préfère ne pas raconter trop en détails ces épisodes particuliers à des gens qui n’ont pas encore eu d’enfants. Mais tout le monde n’a pas les mêmes scrupules. Parfois ces récits nous sont imposés dans l’espace public. L’année dernière, j’étais à la plage avec une amie et nous avons été témoin d’une conversation, que dis-je d’un discours: une dame racontait ses accouchements à plusieurs de ses amis. Ses enfants n’étaient pas loin et avaient tout à fait l’âge de comprendre. Dieu merci les miens n’étaient pas là; je ne suis pas certaine que la description d’une épisiotomie dans un cadre balnéaire ait une portée pédagogique autre que terrorisante.
Je me souviens également d’histoires contées dans des couloirs, des bureaux par des femmes simplement heureuses de m’admettre dans leur cercle… Sauf qu’on n’a jamais le temps d’appuyer sur pause, pas la possibilité de refuser la carte de membre du grand club des mères. Par ailleurs, il ne faut pas minorer le courage dont il faut faire preuve le jour de son accouchement.
Ces récits circulent à travers des discussions plus ou moins subies et sont présents partout: dans la religion («tu enfanteras dans la douleur»), les mythes et la littérature, qui s’est chargée très tôt de m’apprendre qu’on pouvait mourir en couche. Ils correspondent aux angoisses ontologiques de notre condition:
«Donner la vie c’est consentir à la succession des générations. On va mourir et un jour, notre enfant aussi.»
Mais plus récemment, une autre source de ces récits est apparue: la presse, via les réseaux sociaux, qui s’est chargée de mettre du carburant dans ma machine à peurs.
Un nouveau genre d’article me semble particulièrement intéressant: les papiers qui dénoncent la violence obstétricale. Par exemple sur Slate. Évidemment ils sont nécessaires: il y a beaucoup trop d’épisiotomies en France, des médecins ou des sages femmes pratiquent parfois des gestes médicaux totalement inappropriés, les médecins ou soignants se comportent parfois n'importe comment...
Rendez-nous les mensonges
Mais nous sommes à cette époque charnière dans laquelle on en est à la dénonciation et pas encore à la résolution de ces cas. On en est à enquêter sur des situations courantes. Peut-être que dans dix ans les femmes enceintes n'auront pas à se préoccuper de ces maltraitances disparues? Mais en attendant, comment se préparer à un accouchement en entendant des histoires pareilles? Je veux bien accoucher dans trois mois mais j’aimerais oublier que je prends tous ces risques. Ou que la médecine accélère ses évolutions, ses progrès médicaux et humains...
Nous sommes à une époque où les femmes, à juste titre, ne supportent plus les mensonges qui pèsent sur leur condition. Béatrice Kammerer, qui a dénoncé plusieurs de ces maltraitances sur Slate, écrivait en 2015 que «nous sommes des menteuses de mères en filles» nous qui n'avons pas fait ces récits d'horreur et tu notre souffrance. Elle écrivait: «Moi aussi je suis une menteuse. Chaque fois que je n’ai pas osé dire à quel point la grossesse peut être un moment pourri, à quel point on peut se sentir malade, diminuée, impuissante, terrorisée aussi.» Je suis rassurée de ne pas être seule terrorisée, évidemment pour les femmes plus tard, mettre fin à ces mensonges aura été une bonne chose, cela aura permis de changer la société. Mais moi en attendant? Si je suis honnête, je voudrais que quelques un de ces mensonges reviennent. Un voil pudique posé sur mes affres à venir. Juste pour dormir un peu mieux la nuit avant d'arriver au bout de mes neuf mois.