Boire & manger

La guerre culturelle des food activistes est déclarée

Temps de lecture : 8 min

Circuits courts, bio, alimentation «sans» (gluten, sucre, viande)... L’activisme de l’assiette est-il l'ultime horizon d'une société nombriliste, le militantisme du XXIe siècle... ou les deux à la fois? Un livre répond à ces questions devenues politiques.

CHARLY TRIBALLEAU / AFP
CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Comme l’a résumé une amie qui a la (mal-)chance de vivre en province: «J’ai l’impression que le dernier truc pour avoir l’air bobo à Paris, c’est de ne pas manger de viande, ou à tout le moins d’en parler». Et, de fait, la discussion ce soir-là aura tourné principalement autour de la souffrance animale, des dangers des pesticides, des dégazages de vaches mais également des méfaits de la culture intensive de quinoa, de la pertinence de manger sans gluten quand on n’est pas intolérant ou de la probable prochaine criminalisation du sucre.

Si les Français ont toujours aimé se chamailler à table, c’est désormais le contenu de leur assiette qui est devenu un sujet passionnel et, de plus en plus, politique. C’est à ce virage sociétal qu'est consacré un petit livre collectif passionnant publié aux PUF avec La vie des idées, Manger autrement, édité sous la direction de deux universitaires, Stéphane Gacon et Thomas Grillot. La présentation de l’ouvrage par Thomas Grillot, chargé de recherches an CNRS, fait l’inventaire de ces obsessions contemporaines des sociétés aisées:

«Trop gras, trop sucré, trop carné, trop lacté, trop debout, trop seul, trop vite, trop souvent, trop tard dans la nuit, sans mâcher, sans savourer, sans besoin, sans envie. Il est entendu que nous mangeons mal. La liste de ces péchés d’irresponsabilité envers notre corps, l’environnement, la société, s’allonge de jour en jour. Car nos fringales coûtent cher. Il faudrait donc manger autrement.»

Bien manger, le dernier mouvement social?

La thèse de l’ouvrage, qui multiplie les éclairages et croise les disciplines (économie, histoire, géographie, agronomie) est la suivante: «manger autrement, c’est faire de la politique… autrement.» Ce militantisme de l'assiette est particulièrement alléchant. Qu’ils organisent des systèmes alternatifs agricoles en circuit court (les fameuses Amap en France) ou qu’ils soient impliqués dans le mouvement international Slow Food, les nouveaux militants de l’alimentation alternative, les «food activists», proposeraient une action micro-politique accessible à tous au quotidien, alliant la triple promesse du plaisir gustatif, de la justice sociale et de la bonne conscience environnementale.

Emblématique de ces préoccupations politiques qui ont pris de l’ampleur au tournant du siècle, Slow Food naît en Italie dans les années 1980. «“Slow” signifie prendre le temps, profiter des plaisirs de la table et de la convivialité, en réaction à la frénésie croissante et à la standardisation de la nourriture et du goût, incarnées par les fast-foods», écrit Valeria Siniscalchi, maître de conférences à l’EHESS, dans sa contribution à Manger autrement. «Mais la convivialité et le “plaisir” – du bien manger, d’être ensemble, etc. – signifient aussi l’éloignement des années de luttes politiques qui ont précédé» dans la mesure où le mouvement Slow Food, explique la spécialiste, a éclos sur les ruines des milieux de l’extrême gauche italienne:

«Ces anciens militants partagent, comme tant d’autres de cette génération, un même sentiment de déception vis-à-vis de la politique des partis, et commencent à déplacer leur engagement vers d’autres domaines.»

La bonne alimentation, saine et juste, servira en quelque sorte de cause de remplacement aux enjeux plus traditionnels. Car la motivation épicurienne de ces mangeurs se double sur un plan plus sociétal de préoccupations critiques, puisque «la notion de slow s’élargit jusqu’à inclure la lutte contre le libéralisme, l’accaparement de terres agricoles, les brevets sur les semences, la privatisation de l’eau ou de l’énergie nucléaire».

La force de l'injonction

Déguster une bonne burrata dégoulinante pour bâtir un monde meilleur? Voici peut-être à quoi ressemblera le programme politique des militants du XXIe siècle. Même si en réalité l’existence d’un mouvement social alimentaire est ancienne, rappellent les auteurs de l’ouvrage collectif. Ces résistances ont accompagné de fait chaque avancée de la société industrielle, constituant progressivement un corpus de pensée écologiste qui va culminer avec la critique de l’industrie agroalimentaire, accusée à la fois de nuire à notre santé et d’homogénéiser les cultures et les saveurs. C’est en particulier lors de la période marquée par la contre-culture des années 1970 que s’épanouit cette revendication de manger autrement comme résistance à un ordre social rejeté:

«Les graines de soja remplacent la viande jugée mauvaise pour la santé et l’écosystème, le pain complet est préféré au pain blanc, moins “authentique”, et la cuisine “ethnique” supplante une cuisine WASP intégratrice, symbole d’“une vie aseptisée dans un faubourg conditionné”».

À défaut de quelques éléments de contexte historique, on croirait lire un édito sur le bien manger écrit le mois dernier. Et on est d’emblée frappé par le caractère élitiste de certaines de ces injonctions à être un meilleur mangeur. Retourner en cuisine, consommer des pains complets, privilégier le «sans» (gluten, viande, additifs…), s’approvisionner localement: encore des trucs de bobos?

Place au gastronomiquement correct

Aux États-Unis, où manger des produits locaux ou bio ne va pas de soi, les consommateurs sensibles aux systèmes alternatifs alimentaires et aux productions locales «vivent dans des villes côtières plutôt à gauche sur l’échiquier politique comme New York, San Francisco, Portland ou Seattle. Encore aujourd’hui, ils sont blancs, très instruits et plutôt aisés». C’est le constat dressé par la géographe Julie Guthman, spécialiste de la nutrition et des pratiques agricoles alternatives à l’université de Californie et observatrice critique du mouvement, dont les travaux sur l’agriculture bio sont précurseurs.

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Manger bio a du sens

Un portrait social et culturel du «food activist» se dessine ainsi au fil des contributions à l’ouvrage Manger autrement. De part et d’autre de l'Atlantique, le mieux manger séduit particulièrement les jeunes générations de militants urbains et éduqués. En raison de ces caractéristiques, ce mouvement social alimentaire a souvent eu du mal à se faire aimer du mangeur moyen, a fortiori du consommateur populaire. C’est le cas aux États-Unis, où les jardiniers bio sont parfois vus comme des hygiénistes porteurs d’une parole gastronomiquement correcte.

«Une grande partie de ces efforts sont le fait de Blancs aisés et s’apparentent à une pratique missionnaire, explique encore la géographe américaine. Souvent, ils ne trouvent pas d’écho dans les quartiers qu’ils tentent d’aider. Beaucoup des gens qui vivent dans ces espaces souhaitent simplement qu’un supermarché y soit construit et ne veulent pas que des hippies blancs leur disent ce qu’ils doivent manger.»

Autre backlash suscité par le mouvement du mieux manger, celui qui vient de la droite conservatrice américaine: «le Tea Party s’est beaucoup moqué du fait qu’Obama aime la roquette et parfois même ses partisans ont défendu la malbouffe comme une sorte de patrimoine culturel américain.»

Votre balcon végétalisé peut-il sauver la planète?

La controverse porte également sur les limites de l’alimentation locale et d'une «contre-cuisine» qui prolongerait les idéaux de la contre-culture. Dans Manger autrement, deux textes sont l’occasion d’un affrontement autour de la portée réelle de ces alternatives. Pour l’historien spécialiste des techniques François Jarrige, les systèmes de production et de consommation alternatives ont essaimé et sont sortis de leurs ghettos bobos:

«Aujourd’hui, près d’un millier d’Amap existerait dans l’Hexagone. Loin de se limiter à quelques cercles de la bourgeoisie urbaine parisienne, les Amap sont d’abord nées dans la région Paca où elles sont toujours les plus nombreuses. La sociologie des adhérents montre aussi qu’il s’agit de milieux sociaux disposant d’un niveau de diplôme et de qualification supérieure à la moyenne nationale, et que ce sont souvent des citadins qui ont gardé un lien fort avec la campagne, voire avec le monde agricole.»

Pour les détracteurs de ces alternatives, en revanche, regrette l’historien, «les multiples expériences de circuits courts apparaissent comme la dernière manifestation de l’illusion de citadins désœuvrés, enfermés dans la nostalgie d’une campagne idéalisée». Le mal entendu porterait sur l'objectif poursuivi par les alter-mangeur: ces dispositifs qui ont le vent en poupe visent-ils à compléter le circuit de distribution majoritaire, à le corriger ou sont-ils le plan B alimentaire capable de se substituer au modèle agricole dominant?

La dernière hypothèse relèverait de l’utopie: le coût énergétique d’une tomate de serre urbaine produite à Londres et consommée sur place serait supérieur au fait de faire pousser la tomate en Espagne et de la transporter jusqu’au consommateur londonien, expliquent l’ingénieur spécialiste des sciences de l’environnement Roland Vidal et l’ingénieur agronome André Fleury dans leur contribution: «n'en déplaise aux architectes qui rêvent de potagers verticaux, aucune ville au monde n’est en mesure d’assurer son autosuffisance alimentaire en l’état actuel des savoir-faire de notre civilisation». Selon ces auteurs, il est illusoire de penser que les alternatives «pourront se substituer aux modes de production et de distribution qui nous permettent aujourd’hui de nourrir une population de plus en plus nombreuse et de le faire avec des risques sanitaires qui, quoiqu’en disent certains, sont bien moins élevés qu’autrefois.»

Une bataille culturelle

La géographe Julie Guthman invite, elle aussi, à se méfier de l’effet de loupe dont bénéficient ces pratiques contre-culturelles:

«Les produits bio, les jardins communautaires, les marchés paysans, l’agriculture soutenue par la communauté (équivalent des Amap françaises) et la justice alimentaire sont des sujets intéressants, mais ils représentent un infime pourcentage des modes de production et de distribution des aliments.»

«S’il est absurde d’idéaliser ces expériences ou d’en faire des panacées indépassables, il l’est tout autant de les caricaturer au nom d’une supposée utopie», remarque en écho François Jarrige. Car c’est une fois que les marges s’intègrent progressivement au système agroalimentaire dominant que les enjeux les plus cruciaux se révèlent. Le succès du bio et son introduction dans les rayons de la grande distribution étant l’énième preuve que ce qui est perçu comme un comportement élitiste est souvent voué à se massifier à quelques années d’intervalle.

Sans parler de l’aspect culturel: même très minoritaires, les vegans sont depuis quelques années en France au centre de l’attention médiatique et cristallisent tous les débats sur l’alimentation. Ce paradoxe est au coeur de l’analyse développée dans Manger autrement: alors même que les tenants d’un système alternatif gagnent l’une après l’autre toutes les batailles culturelles: le développement durable, le bio, le vegan, etc., le marché et la société s’emparent de chacune de ces réflexions et pratiques critiques, pour en faire une version domestiquée apte à séduire un public plus massif mais moins radical dans son engagement. C'est tout le paradoxe des causes alimentaires: de plus en plus imprégnée de discours alternatif, la société renoncerait dans le même temps à entrer en réelle dissidence alimentaire, selon l’historien Stéphane Gacon:

«Si l’écologie est sur toutes les lèvres, en particulier pour l’alimentation, la société ne devient pourtant pas véritablement “durable”. L’imprégnation reste superficielle et le plus grand nombre refuse de franchir le seuil de remise en cause de la société de consommation qui seul permettrait de garantir un avenir serein à la planète. Entre l’écologie militante et la société imprégnée, il y a plus qu’une différence de degré, il y a une différence de nature.» [...]

Deux visions du monde s'affrontent: l'environnementalisme (le «vert clair») et l'écologisme (ou «vert foncé»): «Dans le premier cas, on pense qu’on peut faire confiance à l’inventivité de l’homme pour régler la crise environnementale; dans l’autre, on ne s’en sortira que par une rupture radicale.»

Manger local, bio, vegan, sans gluten: oui. Mais si possible varié, en quantité généreuse et avec au passage un petit Instagram pour immortaliser sa vertu alimentaire.

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