Depuis que j'ai lu l'essai de Martin Page sur le véganisme, Les animaux ne sont pas comestibles, vlan, j'ai arrêté toute consommation de viande. J'en fus, il faut le reconnaître, le premier surpris. Sans être un vorace mangeur de steak, je n'avais aucune prédisposition à devenir cet homme sans viande, cet animal étrange qui se refuse à consommer un quelconque morceau de veau, de bœuf ou d'agneau, cet être qui passe devant le rayon boucherie sans jamais jeter un coup d’œil sur la dernière promotion.
Je n'avais aucune fierté à manger de la viande, aucun dégoût non plus, je considérais l'acte d'en consommer comme une habitude irréfléchie, atavique, primitive, séculière, ancrée dans l'espèce humaine depuis si longtemps que je ne voyais aucune raison d'y déroger.
Je m'assumais comme carnivore, sans trompettes ni arrogance, simple quidam habitué à manger de la viande depuis sa tendre enfance, vaguement conscient que j'usais de mon pouvoir de domination sur l'animal pour assouvir un besoin considéré alors comme indispensable à mon organisme, sans pour autant que cette culpabilité latente ne m'amène à changer mes habitudes.
J'étais un carnivore passif.
Pourtant plus d'une fois, malmené par un reportage sur l’abattage industriel ou alerté sur la souffrance ressentie par l'animal au moment de sa mise à mort, j'avais songé à cesser d'en manger: c'était alors une de ces vagues et fugitives idées qui traversent parfois l'esprit, une simple lubie, une pensée éphémère sans réelle consistance qui se heurtait à la force de l'habitude. Un peu comme ces résolutions du Nouvel An qui durent le temps d'un instant ou d'une semaine avant d'être remises à plus tard, toujours à plus tard, et demeurent au final lettre morte.
La lecture du livre de Martin Page a tout fracassé.
J'ai soudain réalisé que je vivais dans le déni, que sous le prétexte de perpétuer des habitudes millénaires, j'en étais arrivé à adopter un comportement qui, appliqué à tout autre domaine de mon existence, m'aurait dégoûté; cette paresse de l'esprit qui me commandait d'acheter de la viande, cette mollesse de l'âme, cette irrésolution du caractère m'étaient devenues insupportables.
Puisque je reconnaissais l'animal comme un être sensible, doué de sentiments, capable d'empathie, je n'avais aucune raison de continuer à en consommer ou alors je me résignais à être un parfait salaud qui, sous couvert de raisonnements fallacieux, entretient des comportements en tout point contraire à sa morale personnelle.
Du jour au lendemain, j'ai cessé d'acheter de la viande et je n'en suis pas mort.
Je n'en ressens aucun manque au point de m'en étonner.
Je passe devant le rayon boucherie du supermarché sans même m'arrêter, sans aucune nostalgie, tout juste étonné d'avoir attendu si longtemps pour renoncer à son attrait. Après quelques semaines de tâtonnements, j'ai agi pareillement avec la volaille, ce qui là aussi m'a surpris: je ne pensais pas que je renoncerais aussi facilement au savoureux poulet rôti que je cuisinais une fois par semaine ou au curry de poulet revenu au lait de coco.
Je n'ai hélas pas la même ardeur avec le poisson, je continue d'en manger, je ne saurais m'en priver même si parfois j'éprouve comme un vague remords en imaginant la brièveté de sa vie et la fin brutale de son existence. Tout en entretenant quelques difficultés à m'identifier avec un saumon, aussi vif et brillant soit-il. Mais je ne désespère pas et je ne veux rien brusquer: l'heure viendra où je cesserai toute relation avec mon poissonnier.
Quant à ce qui est d'abandonner les produits laitiers, les œufs, le fromage, comme tout végan qui se respecte, au moment présent, je n'en suis simplement pas capable. Le prix à payer serait trop élevé, le sacrifice trop important, les inconvénients trop lourds.
Je ne me sens pas prêt.
Et, entre nous, je redoute le jour où je le serai.