Université Paris IV, Sorbonne, novembre 2017. Deux étudiants se pressent pour arriver à l'heure en cours. «J'ai "Histoire en séries, les cas de Rome et des Tudor" de 10 à 12, puis "La société françaises dans Plus belle la vie" de 14 à 16, et toi?», lâche le premier, à bout de souffle. «"La notion de moralité dans 24h Chrono" ce matin et cette aprèm "Techniques narratives: les flashbacks et les flashforwards." On se retrouve ce soir pour finir notre exposé sur Mad Men?» Evidemment, tout cela n'est que pure fiction. Aujourd'hui, l'étude universitaire des séries télé en est à son balbutiement. «En France, on pense en séparant le «noble» du «vulgaire», explique Marjolaine Boutet(1), Docteur en Histoire à la Sorbonne, spécialiste des séries et auteure des Séries pour les Nuls (Ed. First). Jusqu'il y a peu, la télévision et les séries étaient considérées comme vulgaires, comme des objets qui n'avaient pas de légitimité intellectuelle.»
Choisir les bonnes séries
Les premiers travaux universitaires sur la télévision remontent, en France, aux années 60 et 70. Ils se limitaient alors aux aspects purement technologiques de la lucarne. Dans les années 80 apparaissent les premières citations, les premières références aux séries dans des thèses plus globales. La première étude universitaire reposant uniquement sur une série ne remonte qu'à 1995, avec un travail sur Le Prisonnier, suivit par un autre sur les X-Files et deux sur... L'Instit. Même aux Etats-Unis, patrie des séries, «c'est un phénomène récent, explique Jonathan Gray, prof à l'Université du Wisconsin et spécialiste des Simpsons(2). Il n'y a pas si longtemps que les séries sont assez denses et riches pour servir de base à un cours. Ça m'étonnerait qu'on trouve un enseignement sur les séries avant les années 2000. Même aujourd'hui, c'est assez rare.»
Pour que les séries deviennent plus qu'un simple produit commercial aux yeux des autorités universitaires, il faudra du temps. «Elles vont devoir passer par un processus de légitimation, comme le cinéma avant elles, analyse Marjolaine Boutet. C'est une question de générations. Les années 70-80 ont étudié le cinéma. Maintenant, c'est au tour de la pub et de la télé en général. Les séries suivront. Ce processus commence à se faire doucement, grâce à des séries adoubées par les intellectuelles, comme Les Soprano, Six Feet Under ou The Wire.» Aux Etats-Unis, où les pop culture studies s'enseignent dès le lycée, ce «processus» a déjà porté ses fruits. «Je pense que la société dans son ensemble est prête à accepter l'intérêt artistique et la capacité des séries à traiter de sujets sérieux, analyse Jonathan Gray. Il existe deux cours sur The Wire aux Etats-Unis, et personne ne trouve ça ridicule. Après, je ne dis pas que si on ouvrait un cours sur Les Experts ou Mon Oncle Charlie ça ne provoquerait pas l'hilarité générale... Il faut choisir les bonnes séries.»
Jason Mittell dirige un des deux cours donnés dans le pays sur The Wire (Sur Ecoute, en français), au prestigieux Middlebury College, dans le Vermont (l'autre ouvrira bientôt à Harvard). «Enseigner The Wire, c'est bien plus qu'étudier l'intérêt artistique d'une série, c'est aussi ouvrir une fenêtre sur une face de la société que peu de mes étudiants connaissent, explique-t-il. La série permet d'aborder des questions sociales comme la légalisation des drogues, l'éducation en milieu urbain, la corruption politique, etc. Nous ne sommes pas là pour nous féliciter de la qualité du petit écran, mais pour explorer un univers fictionnel très proche de la réalité, riche en enseignements. Parce qu'il fait se rencontrer l'art et la sociologie, mon cours est assez riche. D'autres séries comme Lost seraient intéressantes pour étudier les différentes formes de narrations, mais n'ont pas d'épaisseur sociétale pour ouvrir le débat avec les étudiants.»
Docteur ès Oz
A la Sorbonne, Marjolaine Boutet n'en est pas à donner un cours entier sur une série, mais elle utilise John Adams, la minisérie d'HBO, pour appuyer son enseignement de la constitution américaine. D'ailleurs, insiste-t-elle, les séries sont un matériau idéal pour étudier « aussi bien l'histoire que la linguistique, les lettres, la philosophie ou encore la sociologie.» Si les cours sur les séries peinent à s'installer, les études, elles, sont de plus en plus nombreuses, mais demandent un investissement considérable. Séverine Barthes(3), Dr. es Lettres à la Sorbonne, a fait sa maîtrise, il y a déjà huit ans, sur la rhétorique dans Oz, le chef d'œuvre carcéral de Tom Fontana. «A l'époque, il n'y avait que des originaux pour accepter une maitrise ou un DEA sur les séries. Maintenant, c'est plus simple, mais il faut prouver plus qu'ailleurs que notre étude est légitime.» Trouver un directeur connaisseur des séries, sachant que la plupart des pontes universitaires ont passé la cinquantaine (au mieux), l'équation est quasi insoluble. Pour corser le tout, il n'existe quasiment aucun matériel pour travailler. «Nous n'avons pas d'outils méthodologiques, explique Séverine Barthes. L'étude de la littérature a des siècles, celle du cinéma des décennies. Quand vous travaillez sur les séries, vous n'avez aucun prédécesseur, aucun ouvrage de référence sur lequel vous appuyer. Du coup, j'ai du inventer des concepts.»
Malgré tous ces obstacles, les rares universitaires spécialistes des séries gardent espoir. Pour Jonathan Gray, il s'agit d'une nécessité. «Tant de gens placent le petit écran au centre de leurs vies, ce seraient une grave erreur, en tant qu'universitaire, de ne pas tenter d'analyser les raisons de ce phénomène, constate-t-il. Si nous pouvons convaincre nos étudiants de lire avec plus de sérieux les séries et d'avoir un point de vue plus critique sur les sujets qui y sont traités, alors nous aurons fait d'eux des téléspectateurs avertis, et de meilleurs citoyens.» «Il y a une nécessité d'éduquer les jeunes à cette télévision, puisqu'ils la regardent, poursuit Séverine Barthes. Il faut leur apprendre à la lire convenablement. C'est de cette nécessité que viendra peut-être une croissance des recherches universitaires sur les séries. Le jour où on convaincra les décideurs de l'utilité d'un tel enseignement, on aura besoin d'assises théoriques, de concepts scientifiques, et donc de travaux universitaires. C'est un cercle vertueux.»
Seul accord dissonant face à cet optimisme, le questionnement de Marjolaine Boutet, inquiète de voir les séries finir au fond du placard à manuels scolaires, couvertes de poussières de craie... «Si les universités s'emparent des séries, ce pourrait être la fin de leur dynamisme actuel. Dès qu'un objet d'étude devient légitime, il devient chiant. Chaque fois qu'un art entre au musée, qu'il se fait muséifier, n'est-ce pas la preuve qu'il est mort?» Vous me ferez quatre feuillets sur le sujet, pour la semaine prochaine!
Pierre Langlais
1. Auteure également d'un DEA sur Une autre histoire de la guerre du Vietnam : la réhabilitation de la figure de l'ancien combattant du Vietnam à travers les séries TV américaines des années 80 (Magnum, L'Agence tous risques, Deux flics à Miami, etc.)
2. Lire notamment Watching with the Simpsons, Ed. Routledge, 2005, 216 p. (import, en anglais).
3. Aussi auteure d'un DEA sur Les seuils dans les séries télévisées et d'une thèse sur La production américaines des séries depuis 1990, elle organise régulièrement les festivals et les soirées Premium TV, qui permettent notamment aux universitaires spécialisés de débattre.
Image de une: Saison 4 de The Wire