Le 16 octobre 1984, le corps de Grégory Villemin, 4 ans, était découvert dans une rivière glaciale d'une vallée des Vosges. Un enfant sacrifié sur l'autel de la jalousie intrafamiliale, un corbeau, d'incessants rebondissements: rarement affaire criminelle aura, en France, fait couler autant d'encre et suscité autant de passions. Et trente-trois ans après, tandis qu'une nouvelle page de l'enquête est en train de s'écrire, l'émotion reste intacte dans la vallée de la Vologne, sans doute parce que cette affaire dit quelque chose de ce territoire, de son histoire et de son identité.
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«Ce 16 octobre 1984, vers 21h30, je sortais d'un rendez-vous professionnel à Bruyères pour rejoindre mon domicile à Archettes. Descendant la vallée de la Vologne, berceau de ma famille, j'apprends la triste nouvelle diffusée par les radios. Une nouvelle que me confirmera mon épouse à mon arrivée. Que de douloureux souvenirs.»
C'est le message d'un sexagénaire vosgien, posté le 15 juin 2017 à 15h41, au lendemain de l'interpellation de cinq Vosgiens dans le cadre de l'enquête sur le meurtre du petit Grégory. La veille, depuis la fin de la matinée, l'information s'était rapidement répandue, de la presse locale d'où elle émanait vers tous les médias nationaux qui l'avaient immédiatement reprise, dépêchant sur place leurs envoyés spéciaux. Contacté en privé, l'auteur du post se refusera à tout commentaire: «C'est non. Pour moi, cette affaire est trop sordide pour y revenir.»
L'homme semble meurtri comme si, ce 16 octobre 1984, c'était son propre fils que l'on avait retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne. «Le petit Grégory, c'est un peu notre petit frère», acquiesce Yannick Antoine, journaliste quadragénaire originaire de Mirecourt, ville de 5.000 habitants située à une cinquantaine de kilomètres de Lépanges-sur-Vologne, où habitaient Grégory Villemin et ses parents. Dans le coin, on ne parle pas de Grégory Villemin mais de Grégory. Ses parents, ce sont Christine et Jean-Marie, voire «la Christine» et «le Jean-Marie». Le patronyme est inutile.
«Ce n'était pas tous les jours qu'on voyait des photos aussi violentes dans la presse locale»
Trente-deux ans plus tard, chez ceux qui habitaient le département au moment du drame, le souvenir est encore vivace. Tout comme l'on se souvient de ce que l'on était en train de faire au moment où le World Trade Center s'est effondré le 11 septembre 2001, tout Vosgien contemporain de l'affaire se rappelle comment il a appris la nouvelle. Lydie avait 13 ans à l'époque, elle habitait Docelles, là où le corps de Grégory a été retrouvé. «J'habitais le bled. Le lendemain, en partant à l'école, j'ai vu des flics partout», se rappelle-t-elle. Pierre, père de famille spinalien, 41 ans en 1984, se souvient l'avoir appris «par la presse, comme tout le monde». «Chez moi, on ne lisait pas Libération mais la Liberté de l'Est. Moi je ne lisais que les pages foot. Tout ce que j'ai appris sur cette affaire, je l'ai appris par la télévision», rapporte Yannick Antoine.
Une géographie nouvelle
Aucun d'entre eux ne se doutait de l'ampleur qu'allait prendre l'affaire, même s'ils furent choqués, dès le départ, par leur proximité géographique avec un crime aussi sordide. «Ce n'était pas tous les jours qu'on voyait des photos aussi violentes dans la presse locale», se rappelle Flavie Najean, d'Épinal, faisant allusion à un cliché du photographe de la Liberté de l'Est, Patrick Gless. Sur l'image en noir et blanc, on peut voir un pompier sortant des eaux de la Vologne, le petit corps de Grégory dans les bras. L'enfant porte un anorak, son bonnet lui recouvre le visage.
Flavie Najean avait 16 ans lorsque Grégory a été tué. Elle n'habitait pas dans la vallée de la Vologne mais à la «grande ville», Épinal, préfecture du département, administrée en 1984 par Philippe Séguin, et située à vingt kilomètres de Lépanges-sur-Vologne. «Je venais d'entrer en terminale, j'avais enfin le droit de sortir le soir», se souvient-elle, évoquant les soirées au Café du commerce, place des Vosges, «lieu névralgique» de la nuit spinalienne, du jour au lendemain «blindé de journalistes et photographes français et étrangers». Pour elle, l'impact sur la vie de la cité du bois et des images a été énorme. «C'était complètement fou d'avoir cette nouvelle population qui arrive dans une si petite ville de province! [...] Les journalistes sont arrivés dès le deuxième jour. Ils avaient leur QG au Grand Cerf, aujourd'hui devenu Le Bureau, en face du Palais de justice.»
Dans les années 80, Pierre et son épouse fréquentent Jean-Michel Lambert, le premier juge d'instruction chargé de l'affaire. «C'était une vraie vedette!», s'amuse-t-il. «C'était un type très calme qui ne laissait rien paraître, même si on le savait très très occupé. On suivait l'affaire avec assiduité mais jamais il ne nous en a parlé de l'affaire en privé. La presse s'en chargeait suffisamment comme cela du reste et moi, je ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas.» Voilà pour le côté paillettes. Dans la vallée, la mise en lumière semble avoir été plus brutale.
«Animaux de foire»
Certes, l'arrivée massive de journalistes a rendu possibles quelques petits profits et sauvé de l'agonie quelques établissements comme l'hôtel de Brouvelieures, «un hôtel familial, plutôt sur le déclin, tenu par une dame assez âgée et par sa fille, dans lequel logeaient tous les journalistes», se souvient le journaliste Denis Robert, à l'époque correspondant pour Libération. «Je pensais ne venir qu'une journée, je suis resté trois mois.» Certes, le prix des demis et des cafés a augmenté, et certains locaux ont saisi au vol l'occasion de se faire quelques kopecks en organisant un service de location de voiture à destination de la presse, mais les habitants de la vallée ont rapidement eu l'impression de faire figure d'animaux de foire.
«Cette affaire concerne tous les Vosgiens», explique Yannick Antoine. «Autant Simone Weber, ce n'est pas l'affaire de Nancy, autant le petit Grégory, c'est l'affaire des Vosges. Cette affaire nous a amenés à prendre conscience de qui on était», affirme-t-il. «Du jour au lendemain, on passait à la télévision nationale. On était extrêmement folklorisés certes, on passait pour des cons mais, en même temps, on était comme cela. On a découvert que l'on avait un accent et ce fut un choc.»
Selon lui:
«Cette affaire a permis de mettre en lumière une réalité sociale dont on avait jamais parlé auparavant et de parler d'un monde qui, aujourd'hui, n'existe plus: celui de la classe ouvrière. À cette époque, les journalistes ne connaissaient pas les Vosges. Dans les années 80, ils ont découvert cette frange de la France qui était ce que l'on pouvait se figurer être le tiers monde et ce territoire différent des cités ouvrières du nord de la France, par exemple. Certains habitants de la vallée ne possédaient pas encore l'eau courante. C'est le degré de sous-développement de ces gens là qui a dû les fasciner.»
En 1984, l'industrie textile, très implantée dans la vallée et principal pourvoyeuse d'emploi de ses habitants, entame son inexorable déclin. «Il y a encore un peu d'industrie du XIXe siècle mais la grande dépression du textile est amorcée, c'est la fin de l'empire de Marcel Boussac. Des personnes se retrouvent dans une misère extrême», analyse Marcel Gay, journaliste lorrain, correspondant pour le JDD. Bernard Laroche, son épouse, Marie-Ange, les époux Jacob: tous étaient ouvriers textiles. «Des gens qui vivent chichement, qui ont des jardins à côté, des salaires de misère: voilà l'une des clés de l'histoire», affirme Denis Robert.
«C'est moi qui l'ai annoncé à mes camarades de classe. Personne ne voulait me croire»
«Des ouvriers à grosse moustache et des petits mecs comme Jean-Marie Villemin, moi j'en voyais plein quand j'allais jouer à la pétanque à Docelles», raconte Yannick Antoine. «Moi cela fait partie de mon histoire personnelle. J'étais externe en cinquième le jour de la mort de Bernard Laroche. J'avais cours à 15 heures. C'est moi qui l'ai annoncé à mes camarades de classe. Personne ne voulait me croire.»
Passé l'émoi, la lassitude s'est installée et la consternation a fait place au cynisme. Lydie se souvient d'avoir été témoin de l'organisation de sortes de voyages touristiques pour curieux, proposant un pèlerinage au cimetière de Lépanges-sur-Vologne, où était enterré Grégory –dont la dépouille a depuis été exhumée et transportée dans un cimetière de la région parisienne, là où vivent désormais ses parents–, et à celui de Jussarupt, où est inhumé Bernard Laroche. Des tee-shirts à slogans humoristiques au cocktail dans le film de Benoît Poelvoorde, C'est arrivé près de chez vous, Grégory Villemin est devenu une marque. «Il est complètement désincarné, on en oublie ses parents qui ont perdu leur premier garçon et sa mère qui s'est retrouvée accusée à tort», s'indigne Flavie Najean, aujourd'hui à la tête d'une agence de communication.
Elle raconte comment, de passage en France, sa correspondante allemande avait tenu à aller prendre en photo le panneau portant le nom de Lépanges à l'entrée de la ville ou comment, tandis qu'elle effectuait un sondage auprès d'une centaine d'étudiants dans une école de commerce en les interrogeant sur leur connaissance du département, tous ont spontanément évoqué l'affaire Grégory. «Des années plus tard, même en ayant amélioré l'image des Vosges, l'impact de l'affaire Grégory reste phénoménal», déplore-t-elle. «L'image du département reste invariablement liée à l'affaire et à la crise du textile, est celle d'un secteur désindustrialisé peuplé de demeurés consanguins alors que pour moi, ce n'est absolument pas le cas. L'affaire Grégory a donné une image des Vosges qui ne correspond pas à la réalité.»
«99% de la population en a ras le bol!»
À Aumontzey, dès l'arrivée des premiers journalistes, les habitants ont redouté de se trouver à nouveau au coeur d'un tourbillon médiatique, comme en 1984. Dans la commune de 481 habitants où vit une partie du «clan», les rues étaient désertes et les habitants taiseux. Daniel Thuriot, le frère de Jacqueline Jacob, est formel: la justice, il n'y croit plus. L'affaire Grégory, jamais ils ne l'évoquent aux repas de famille. «Ce n'est pas eux, jamais ils n'auraient pu faire une chose pareille. C'est quand même ma sœur et mon beau-frère. Enfin, je ne vis pas avec eux.»
Assurément, il ne cherchera pas à en savoir ni à en dire davantage. Pas plus que le maire qui craint pour la notoriété de sa commune tout en assurant que les deux mis en examen sont des gens très bien, très impliqués dans la vie locale: «Cela fait mal et cela n'est pas bon pour l'image du village. 99% de la population en a ras le bol!» Mais 99% de la population aimerait bien savoir un jour ce que recèle le mieux gardé de tous les secrets de la Vologne.