La bêtise des indignations a saisi Emmanuel Macron dans la polémique croupion d’un week-end, quand un bout de phrase d’un discours optimisme est devenu la preuve de son mépris. «Une gare est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien», disait jeudi le président en inaugurant une friche high-tech parisienne, dans une métaphore sur la responsabilités des destins.
S’en est suivi un bruit sans surprise, que Macron nourrit depuis son anecdote initiale sur les «ouvrières illettrées de Gad». Ce bruit l’accompagne et console ses ennemis, qui en font l’incarnation des classes supérieures, arrogantes et cadenassées. Un jour, le bruit l’emportera? Il n’en sera pas moins idiot, quand Macron, précisément, dit le contraire de ce qu’on lui reproche, avertissant des entrepreneurs en devenir de leurs devoirs envers la société! Cela ne clôt pas le débat. Mais le bruit est l’analyse des imbéciles, qui empêche de réfléchir sur l’idéologie que porte un président décidé à nous changer.
Une parole venue d'en haut
Il y a chez Macron une question à résoudre sur ce qu’il fait des moins doués de notre vie commune. Ils sont pour l’instant un sujet annexe. J’ignore si la psychologie précède la politique, chez cet homme pétri de réussite. Il ne s’agit pas tant de mépris que d’une gentillesse un peu désolée, et d’une interrogation sur ce que l’on pourrait faire, d’en haut, pour aider ceux d’en bas. Apprendre à conduire aux ouvrières des abbatoirs, indemniser et former les débarqués de Whirlpool, demander à de jeunes start-uppers en devenir d’être, grandissant, responsables des autres, c’est toujours la même histoire. C’est d’en haut que vient la solution, de l’autre côté de la frontière qui sépare ceux qui vivent et ceux qui subissent leur destin.
Macron ne dit rien d’autre que cela. Il le dit avec constance et enthousiasme. Il dit, simplement, l’état des lieux, et ce qu’il compte en faire. C’est ici qu’il faudrait débattre avec lui. Son expression, «ceux qui ne sont rien» est malheureuse? Elle a été une source de fierté. Être rien n’est pas être victime. C’est un constat social. On en fit un drapeau. «Nous ne sommes rien, soyons tout», écrivait Eugène Pottier, et ce fut le premier couplet de l’Internationale.
Les damnés de la terre, un jour, renverseraient le capitalisme et instaureraient la société sans classe. Ce messianisme est passé, comme la vigueur du vocabulaire. Les damnés de la terre sont, chez nous, les maudits du temps qui passe, de l’économie qui se réinvente, du monde ouvert et des concurrences. Cela fait un moment que l’ouvrier subit et ne terrifie plus le bourgeois.
Ni droite ni gauche
Un pouvoir arrive, il s’appelle Macron. Il n’a pas en lui la honte cafarde des gauches d’avant, qui célébraient la gloire de la mine et du prolétariat défunt tout en faisant table commune avec les patrons. Il n’a pas non plus la hargne des droites trempées de revanche, qui n’en finissaient pas de faire payer aux salopards juin 36 ou mai 68. Macron dit simplement ce qu’il voit. Il y a, en notre monde, ceux qui subissent, et ceux qui avancent. Ce que cela lui inspire philosophiquement est une question que l’on ne résoudra plus.
Il a été élu sur des impressions désirables, sans que cet homme de pensée ne soit pensé. Macron n’a pas la révolte des chrétiens engagés face à l’injustice. Mais je doute absolument que ce lecteur, forcément personnaliste, chérissant l’individu, méprise l’humanité des éclopés du système. Il ne s’agit pas de cela. Mais il ne sait pas parler aux perdants. Il ne sait que faire d’eux, ni ne pense faire avec eux. Il n’en a pas peur. Il est allé regarder les whirlpool dans les yeux pendant la campagne, et c’était sans mépris. Mais il n’avait rien à leur proposer que des consolations et sa parole. Se contente-t-on de cela?
Une nouvelle bourgeoisie
La politique est ici. On n’entend pas, dans le discours de Macron, la possibilité d’une émancipation collective. Il ne pense pas pour autant que la société est figée. S’il abolit la gauche, il n’est pas pour autant de la droite des héritages et des reproductions. Il échappe à Bourdieu, prétend le nier. Il reprend le chemin idéologique à la République bourgeoise, thermidorienne peut-être, il figurerait un Guizot sans préjugés? Il suggère, en France, l’émergence de nouvelles bourgeoisies entrepreneuriales, qui ne seront pas figées, qui ne devront rien qu’à leur mérite, et prendront en charge la société. Il souhaite que soit mis à bas l’ancien, mais par des échappées individuelles, qui en nourriront d’autres, et les plus remarquables accompliront la nouveauté.
Il fallait, pour comprendre, l’écouter jeudi, quand il inaugurait Station F, cette possible Silicon valley parisienne née de l’envie du milliardaire Xavier Niel, dont le président de la République vantait la générosité. Il fallait l’écouter et non pas découper une tranche de salami polémique, pour nourrir l’idiotie collective. À Station F, jadis Halle Freyssinet du nom de son architecte, qui fut construite pour abriter le fret des chemins de fer Paris-Orléans, Macron était heureux.
Il avait eu, au début de son discours, une sorte de sarkozysme complaisant, parlant de lui comme l’ancien président, qui, haranguant les sportifs, aimait à rappeler ses propres exploits. Macron, lui, filait la métaphore entre sa conquête du pouvoir et l’aventure d’une start-up, dont il aurait «pivoté le business model». C’était amusant et habile. Je suis vous et vous êtes moi, disait le président aux entrepreneurs en construction, et là, ça devenait sérieux, et exposait une vision du monde.
«Ce qui nous rassemble, c’est cet esprit entrepreneurial; cette volonté de dire: beaucoup de gens ont voulu écrire ma vie, et moi j’ai décidé autrement. Vous ne voulez pas qu’on écrive votre vie et la vie de votre pays à votre place. C’est ça être entrepreneur.»
Monde ouvert et bien commun
Et le président continuait, ensuite, dans une exaltation d’un mot français, «entrepreneur», «que nous ont volé les Anglo-Saxons», dans un discours mariant chercheurs, investisseurs et start-uppers, ceux que jadis ont appelait les «forces vives», réunis par «l’amour du risque» et «la volonté de ne pas subir». Il contemplait les jeunes gens qui le regardaient, en T-shirt, écouteurs autour du cou, sans apprêt, physiquement étrangers aux élites telle que la République, jadis les concevait. Il exaltait leurs origines diverses. Le monde avait changé. Le temps était passé des possédants par nature, du pouvoir des diplômés des grandes écoles qui fermaient «la porte du club» derrière eux.
Macron, regardant le peuple de Station F, décrivait son monde idéal, ouvert et allant, et lui prêchait la bonne parole. Il dépassait la flatterie pour sermonner le bien commun. Il fallait réussir, disait-il, pour «écrire les prochaines pages de la planète». Il ne faudrait jamais penser, insistait-il que l’on réussissait pour soi-même. Il ne fallait pas croire qu’un investissement réussi se suffisait à lui-même, et prétendre se satisfaire du succès, «quand d’autres sont démunis». Il avertissait, Macron, que le clinquant était illusoire. Il flattait son auditoire de propos élevés.
«Ce qui vous réunit ici est une ambition incommensurable. Pas seulement une ambition de gagner de l’argent, ce n’est pas la seule chose qui compte. Il ne faut pas en avoir honte, mais réussir, c’est aussi réussir sa vie personnelle, faire réussir les autres, combler des inégalités, donner un destin à ceux qui n’en avaient pas.»
«Tout ce que l’État porte, vous le partagez»
Donner un destin à ceux qui n’en ont pas. La métaphore de la gare, où passent ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien, venait logiquement. Elle n’écrasait personne. Elle n’était adressée qu’aux puissants de demain, pour qu’ils n’oublient pas qu’ils partageaient un monde, et que rien ne les autoriserait à «accumuler dans son coin». Macron employait un vocabulaire compréhensible aux jeunes ambitieux; mais c’est aussi le vocabulaire des plus âpres dénonciateurs du capitalisme. Être prolétaire, n’avoir rien à perdre que ses chaines, n’être rien.
Macron parlait aux nouveaux capitalistes, pour leur dire qu’il comptait sur eux, pour déminer l’explosion sociale. Ceux qui ont réussi ont un devoir. Il faisait d’eux, avec l’État, les garants d’une régulation sociale. «Tout ce que l’État porte, vous le partagez, disait-il. La capacité à faire réussir chacune et chacun, la responsabilité qui consiste à faire réussir ceux qui viennent du plus loin de la réussite, la capacité à considérer que la réussite oblige, vous en êtes les co-dépositaires.» Et les start-uppers de la Station F devenaient co-dépositaires de la République macronienne, vive la République, vive la France.
Modèle anglo-saxon
La transgression aurait mérité débat. Transmettre la charge du destin commun aux entreprises, fussent-elles nouvelles, quand jadis, on considérait, en haut lieu, que seuls les fonctionnaires méritaient cet honneur, est une innovation. Que de pouvoir, que de responsabilité? La bascule vers un paysage anglo-saxon, sous couvert d’un vieux mot français, entrepreneur, était patente. Ensemble, le président, ses ministres, Xavier Niel et le start-upper répareraient ceux qui n’ont pas de destin?
La pensée est complexe. Elle n’est pas non plus totalement nouvelle. L’idée que le chef d’entreprise porte le destin de ceux qui l’accompagnent est une idée douce dans ce pays. Elle est une histoire d’apaisement social, depuis que le premier maître a initié le premier des compagnons. Elle est l’histoire que la France des petites entreprises a opposé à la lutte des classes, cette mécanique née de l’idéologie allemande. Nous avons aimé cette histoire. Elle s’inscrit dans le paysage «Le petit patron et ses ouvriers sont une même famille», nous disait Vincent-Yves Montand dans le film de Claude Sautet, et nous redisent les start-uppers de Niel et Macron?
Ils le disent en un autre temps, un autre lieu, mais le disent pareillement, au commencement au moins. Montand, dans ce film de l’avant-crise, peinait à joindre les deux bouts. S’il était aimable aux femmes, son cœur, physiquement, le lâchait. Ses ouvriers souffraient avec lui. Dans le monde de la nouvelle économie, le corps n’a pas encore trahi les enfants de Station F et les business angels leur viennent en aide, mais l’esprit est le même. Le patron est ton ami, tu est l’ami du patron.
«Nous avons tout, soyons tout?»
Jadis, abus et paternalisme écorchèrent cette utopie. On inventa un code du travail pour y remédier. Il est désormais vécu comme un obstacle à l’épanouissement entrepreneurial et à l’harmonie dynamique. Tout se tient. Licence est donnée aux entrepreneurs de croître et multiplier, pour le bien de tous espère-t-on. L’État ne les limitera pas. Ils n’auront d’autre limite et guide que leur conscience ambitieuse, si le président a été entendu.
Ce qui cuit dans la ci-devant Halle Freyssinet, peut se lire dans les jeux de dupes et les tendresses du monde d’avant, comme la revanche sucrée du patron épuisé. Mais tout change par l’idéalisme du discours, que porte le président de la «start-up patrie»: l’invite à changer le monde, pas seulement à réguler la société, mais à transformer la planète, avant que celle-ci n’explose.
Cet idéalisme sera le masque du simple profit, ou le transcendera. Vincent-Montand n’avait pas comme modèle les prométhéens Zuckerberg ou Musk, et nul ne lui demandait autre chose que la décence, à hauteur d’homme, qui était la nôtre. Tout a changé. On demande désormais à l’entrepreneur de construire un monde nouveau, puisque le nôtre est appelé à disparaître, dans le réchauffement climatique, le chaos, l’injustice et la violence. «Transformez notre pays, bousculez-le, faites le changer mais n’oubliez jamais que vous devez le faire changer longtemps», lance Emmanuel Macron aux passagers de la station F.
Il espère en eux, non pas une bourgeoisie reproduite, mais une élite du talent et de la volonté, par-delà les préjugés. Il leur assigne dans la bascule capitaliste, un rôle historique que le marxisme assignait au prolétariat: celui d’être la classe sociale de la Révolution ultime. Ce sont les geeks et les investisseurs qui doivent accoucher de la société ultime, et deviennent un corps social messianisé. «Nous avons tout, soyons tout?» Pauvre prolétariat, quand y songe, dont les usines ferment et dépossédé de sa mystique! On est, alors, bien au-delà du mépris, quand est dénié aux gens de peu ce qui était leur consolation. Même dans l’au-delà social, nous ne sommes pas grand-chose. Nos enfants nous vengeront.