On se plaint souvent que les journalistes aiment parler des trains qui n'arrivent pas à l'heure: cette semaine, on va parler d'un train qui n'est pas parti du tout. Aux États-Unis, l'événement le plus important des derniers jours est en effet quelque chose qui ne s'est pas passé: un juge de la Cour suprême n'a pas annoncé qu'il partait à la retraite.
Anthony Kennedy, 81 ans en juillet, a été nommé à la Cour en 1988. Les juges sont théoriquement nommés à vie (l'un d'eux, Antonin Scalia, est d'ailleurs mort en fonctions l'an dernier) mais il leur arrive de démissionner passé un certain âge. Les rumeurs concernant le possible départ d'un ou l'autre juge sont donc récurrentes dans les médias américains, et beaucoup avaient récemment annoncé que Kennedy pourrait profiter de la fin de la session de la Cour, cette semaine, pour annoncer le sien. D'autant qu'il avait convié ses anciens clercs à dîner, comme pour une réunion d'adieu... Cela n'a pas été le cas, du moins pour l'instant.
Si cette possible démission, cette actualité au conditionnel, a fait la une de la presse américaine, c'est parce que Kennedy est sans doute le juge le plus important de la Cour suprême. Il fait partie des cinq, sur neuf au total, nommés par un président républicain, et donc théoriquement de la majorité conservatrice. Mais il s'est parfois associé aux quatre juges nommés par un président démocrate pour faire pencher la balance par 5 voix contre 4 en leur faveur. Au point d'être surnommé «président Kennedy» ou d'être moins aimablement qualifié il y a dix ans de «prostituée judiciaire» par un juge que Trump vient de promouvoir.
Les regrets de Breitbart
C'est par exemple lui qui, en juin 2015, a fourni le vote décisif à la légalisation du mariage gay, concluant sa décision sur les mots suivants: «[Les plaignants] demandent l'égalité aux yeux de la loi. La Constitution leur donne ce droit.» (Ce qui a poussé une organisation LGBT à le supplier dans une lettre ouverte de ne pas démissionner). En 1992 puis en 2016, il a fait partie des étroites majorités qui ont réaffirmé le droit à l'avortement. En 2008, il a rédigé la décision, prise par 5 voix contre 4, reconnaissant le droit à un traitement judiciaire équitable des prisonniers de Guantanamo, décision qui porte le nom d'un d'entre eux, Lakhdar Boumediene, depuis innocenté et installé en France. À plusieurs reprises, il a aussi, avec certains de ses confrères, apporté des restrictions à l'application de la peine de mort, au point d'être d'ores et déjà annoncé comme le vote décisif si un jour la Cour suprême décidait de l'abolir.
Kennedy n'est pas spécialement en mauvais termes avec Trump. Il n'est pas non plus l'idole du camp «progressiste»: il a fait partie des juges qui ont validé l'élection de Bush face à Gore en 2000, de ceux qui ont réaffirmé les droits des porteurs d'armes et s'est prononcé contre la restriction des dépenses électorales. Mais il est aujourd'hui vu comme celui qui fait la différence entre une Cour suprême modérément conservatrice et une Cour qui, avec un nouveau juge nommé par Trump, deviendrait extrêmement conservatrice. Différence majeure à l'heure où les dossiers chauds s'accumulent sur les bureaux des juges, du décret de Trump sur l'interdiction d'entrée des musulmans de six pays (qui devrait donner lieu à une décision serrée) aux tripatouillages électoraux opérés par les Républicains dans leurs États.
D'ailleurs, pour évaluer l'opinion du camp Trump, il suffit, comme souvent, de lire un de ses médias de référence, Breitbart News, dont un journaliste pointe avec une déception perceptible que ni Kennedy ni Ruth Bader Ginsburg, doyenne des juges (84 ans) et idole du camp «progressiste», n'ont encore annoncé leur démission. Et c'est ainsi qu'un non-départ devient un petit événement.
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